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Le voyage

29 octobre 1849, départ de Paris.

Novembre-décembre 1849 - Juillet 1850, l’Egypte.

Juillet-novembre 1850, la Palestine, la Syrie, le Liban et l’Asie Mineure où il apprend avec tristesse la mort de Balzac.

12 vovembre-15 décembre 1850, Constantinople.

18 décembre 1850, arrivée à Athènes.

Janvier-février 1851, la Grèce.

11 février-début juin 1851, l’Italie (Naples, Rome, Florence, Venise, Milan.)

Aux mois d’avril et de mai 1858, Flaubert se rend à Carthage en passant par l’Algérie pour se documenter en prévision de la rédaction de Salammbô.
Lorsque Flaubert entreprend son voyage, il a publié dans diverses revues : Les Mémoires d’un fou (1838), Smarh (1839), Voyage aux Pyrénées et en Corse (1840), Novembre (1843), Voyage en Italie et en Suisse (1845).
Comme la plupart des jeunes artistes de son époque, Flaubert n’échappe pas à la vogue orientaliste qui depuis l’expédition d’Egypte en 1798 atteint en France tous les secteurs de l’art.
Flaubert a lu Chateaubriand, Lane, l’auteur anglais d’un récit fondamental sur l’Orient, Lamartine, Hugo, Byron, Les Mille et une nuits.
Il a lu aussi la Bible, le Coran, Hérodote et Volney, voyageur français de la fin du 18ème siècle. Flaubert connaissait Nerval. Il connaissait surtout et admirait, sa correspondance le montre bien, le maître es-orientalisme de son temps qu’était Théophile Gautier.
Adolescent, Flaubert rêvait des sables de Syrie, de Cochinchine, d’Afrique.
Certains de ses premiers textes sont pleins des idées qui à l’époque tenaient lieu de savoir sur l’Orient et déjà, chez lui, du désir de s’évader de soi-même, de se fuir. Il rédige en 1849 sa Tentation de Saint Antoine qui est un échec.
On le voit, dès sa jeunesse, l’Orient est en place en tant que champ poétique. Son voyage va l’approfondir – mais à sa manière.
L’Orient qui va se révéler à Flaubert n’aura rien à voir avec l’Orient romantique de ses prédécesseurs. Et cet Orient révélé le révélera à lui-même.
L’écrivain Flaubert va naître de ce voyage. Ses lettres d’Orient nous montrent cette naissance à soi. Sa théorie de l’écriture et de l’Art s’élabore pendant cette longue marche à travers l’Orient. Il réfléchit, par exemple, aux raisons qui font dire à ses amis que la première version de La Tentation de Saint Antoine, celle de 1848, est mauvaise. « Lequel de moi ou des autres s’est trompé ? » se demande-t-il, peu convaincu finalement par les critiques de ses amis.
Il dévoile à Louise Colet, en 1852, sa conception du roman : « C’est un livre sur rien, sans attache extérieure, qui se tiendrait par lui-même, par la force interne de son style… Un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a moins de matière. Plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. »
Mais il a peur « de faire du Balzac chateaubrianisé. »

C’est en octobre 1849 qu’il quitte la Normandie et sa mère - il a 28 ans, mesure 1,83 mètre et il est plutôt bel homme - pour un voyage qui va durer près de 20 mois, puisqu’il revient en France en juin 1851.
Il est accompagné d’un de ses amis, rencontré en 1843, Maxime du Camp, écrivain et photographe qui dit avoir, comme Théophile Gautier, « du sang arabe. »
C’est à partir de sa correspondance que nous allons suivre Flaubert dans ce long voyage. Deux séries de lettres, dont les événements sont revus en fonction du destinataire, ont retenu mon attention :
Celles envoyées à sa mère, prudentes et presque sages.
Celles envoyées à Louis Bouilhet, un de ses amis d’enfance à qui il était particulièrement attaché. Lettres plus réalistes.
Ces lettres contiennent quatre types d’informations, ou de notations qui partent toutes du visuel et qui s’impriment dans son psychisme :
- Les impressions (au sens littéral) de l’Egypte des monuments.
- Celles de l’Egypte moderne.
- Les visions de « pure nature » qui se rapprochent des tableaux orientalistes, dont il parle assez souvent d’ailleurs.
- Enfin les confidences érotiques (à Louis Bouilhet essentiellement).

Les lettres destinées à sa mère nous montrent un Flaubert très filial, très soucieux de ne pas l’inquiéter et en même temps un Flaubert qui s’émancipe au cours du voyage - le temps et la distance aidant - d’une autorité familiale aimante mais pesante qu’il croit pouvoir adapter à sa propre volonté (de Marsay dans la Fille aux yeux d’or dira que l’homme libre doit s’affranchir « des sentiments obligatoires. ») Nous le voyons, tout au long de son périple, mûrir et s’affirmer dans l’écriture.
Les notations livrées à sa mère, qui le suit grâce à une carte qu’ils ont ensemble établie, sont d’ordre pratique.
La traversée de Marseille à Alexandrie sur Le Nil dure 11 jours est décrite non sans humour – l’épisode du mal de mer dont il ne souffre pas à l’inverse des autres passagers. Les aléas météorologiques conditionnant cette traversée –escale à Malte à « cause du temps contraire » - sont mentionnés jusqu’à l’arrivée en Egypte où les lettres de ses proches sont adressées, poste restante d’Alexandrie, à « Gustave Flaubert, envoyé du gouvernement français chargé d’une mission en Orient ». En effet, Flaubert a réussi à obtenir du ministre du commerce un document officiel sensé faciliter son séjour en Orient. De plus, des amis lui ont fourni un certain nombre d’autres recommandations : de Charles Gleyre, le peintre ou de Clot-Bey (Antoine Clot), le promoteur, dans les années 1825, de l’équipement sanitaire égyptien.

L’Orient, écrit-il dans la première lettre à sa mère, c’est d’abord « une grande lumière d’argent fondu sur la mer. » Il notera plus tard : « Silence. Silence. Silence. La lumière tombe d’aplomb. Elle a une transparence noire. »
Les premières choses qu’il voit lorsqu’il aborde à Alexandrie sont deux chameaux, et de « braves Arabes qui péchaient à la ligne dans l’air le plus pacifique du monde. »
Le débarquement s’effectue dans un « tintamarre le plus assourdissant. »
Il aperçoit des femmes voilées « avec des ornements sur le nez », mais on voit leur poitrine c’est à dire tout « ce qui se trouve entre la gorge et le nombril. » Il en conclut : « En changeant de pays la pudeur change de place. » Les femmes de basse classe se montrent à visage découvert. « Il se foutait une ventrée de couleurs, comme un âne s’emplit d’avoine. » Il constate avec fierté que la place des Français est respectée et qu’ils sont bien vus à Alexandrie. Et ils sont nombreux.
Cela lui évite de changer de costume. Soliman Pacha, qui se trouve par hasard à Alexandrie, les reçoit de la plus belle des manières. Il donne même l’ordre aux autorités locales de leur fournir des soldats en escorte pour faciliter le travail de photographe de du Camp. « Le bâton joue un grand rôle ici, tout ce qui porte un habit propre rosse ce qui porte un habit sale. » Un  habit ? « Une sorte de chemise… »
Le chic, pour Flaubert : « les Noirs n’ont pas d’habits. »
Les chevaux qu’ils louent pour faire des randonnées hors de la ville sont magnifiques et bien dressés.
Il s’adonne à la chasse aux oiseaux et s’étonne d’en éprouver du plaisir !
Au bout d’un certain temps il s’accoutume au climat oriental, il ne sent plus la piqûre des moustiques. Mais il regrette, bien qu’il ait « une boule assez orientale » et fumant le chibouk, de ne pas bronzer suffisamment vite alors que déjà « Maxime est aux trois quarts nègre. »
Invité chez un Pacha, le dîner est composé de trente plats pour cinq convives. Le service est impeccable et il a même droit à « un négrillon chasse mouches. »
Pour Flaubert la pâtisserie est bonne mais « le reste est exécrable. »

A Louis Bouilhet il écrit « peu d’étonnement de la nature, comme paysage, comme ciel, comme désert. Etonnement énorme des villes et des hommes. » Pour la nature, ce sont des retrouvailles, pour la vie au quotidien de l’Egypte il s’agit d’une trouvaille.
Une des plus belles choses qui lui a été donné de voir, le chameau dont il reproduit le cri devant des badauds effarés.
Les danseuses et les bordels ont été déplacés en Haute-Egypte par ordre de Abbas Pacha, le Sultan égyptien. Il réussira quand même à visiter quelques prostituées clandestines, « étrange relation où l’on se regarde sans pouvoir parler. » Dans un appartement délabré, Flaubert et du Camp sont reçus par deux femmes turques « qui avaient des robes de soie brochée d’or. » Le contraste, saisissant, lui fait écrire : « des choses splendides reluisent dans la poussière. » Pierre Loti, 30 ans plus tard, fera la même constatation en Turquie.
Il fait froid, en ce mois de décembre 1849. Il se couvre « de flanelles et de paletots. »

 Le Caire
« C’est au Caire que l’Orient commence ». Alexandrie est trop mélangée d’Europe, trop ouverte à l’Occident. Joseph, le drogman qui connaît tous les lieux et tous les secrets de la ville, sert de guide, d’interprète et de rabatteur aux deux voyageurs. « On se figure en Europe le peuple arabe très grave. Ici il est très gai, très artiste dans sa gesticulation et son ornementation. » A Alexandrie il a vu « toute vivante l’anatomie des sculptures égyptiennes : épaules élevées, torse long, jambes maigres… » « La Bible est ici une peintures de mœurs contemporaines. »
Sa première visite est consacrée au bazar des esclaves. « il faut voir là le mépris que l’on a pour la chair humaine. » Il annonce à Bouilhet qu’une « partie sur l’eau » est prévue avec des danseurs à double sexualité, « des almées mâles. » Elle sera reportée.
Il fait une excursion à Memphis, « où il n’y a qu’un colosse couché dans une mare » et « beaucoup de palmiers et des tourterelles dedans », à Gizeh, aux pyramides. Momies d’ibis et momies humaines. Il contemple le Sphinx dont Maxime « tire une épreuve photographique excellente. » Il campe en plein désert, avec les Bédouins. Il constate : « Dans le désert, il n’y a rien » alors que pour Balzac, le désert c’est « Dieu sans les hommes. »
Mais les Pyramides l’intriguent, « ces étonnantes bâtisses, plus on les voit, plus elles paraissent grandes. » Il pénètre à l’intérieur des pyramides, inspecte les hypogées et les tombeaux à genoux ou rampant, croisant des Anglais dans la même posture et qu’il salue poliment.
La nuit, il dort sous la tente et entend souffler le vent du désert. Le Khamsin (le simoun), tempête de sable qui retarde la progression du voyage et fausse les plans.
En Egypte, dit Flaubert, la verdure longe les bords du Nil. Immédiatement après, sans transition, c’est le désert. D’un côté le désert de Libye, de l’autre le désert d’Arabie.
Deux couleurs tranchent brutalement, côte à côte, le vert stable de la végétation et les teintes changeantes du désert. Du haut des pyramides, où quelques touristes anglais ont laissé leur paraphe, il a une vue imprenable sur les champs, les prairies, les mosquées et le désert « cette grande polissonne d’étendue qui est violette au soleil levant, grise en plein midi et rose le soir. Ah ! tout cela est bien farce ! »

Retour au Caire
« Le vrai moyen de voyager et le bon sous tous les rapports c’est de voyager comme les gens du pays. » Ils sont embêtés par leurs costumes, peu pratiques. Ils adoptent l’habit local, l’ample et confortable djellabia que Flaubert continuera à porter plus tard à Croisset.
On a donné un surnom à Flaubert : « le père de la moustache », Abou schenep. Maxime est affublé de celui de « l’homme excessivement maigre. »
Il se rend chez l’évêque copte pour « causer avec lui ».
« C’est bien là le vieil orient, pays des religions et des vastes costumes. » Il veut rencontrer ensuite les Arméniens, les Grecs, les Sunnites et surtout «  les docteurs musulmans. »
A une question de sa mère : « Tu me demandes si l’Orient est à la hauteur de ce que j’imaginais. A la hauteur, oui, et de plus il dépasse en largeur la supposition que j’en faisais. J’ai trouvé dessiné ce qui pour moi était brumeux. »
L’orient est toujours jeune parce que, là, rien ne change. L’Orient immuable figé dans son instant.
Flaubert revient à son actualité. Il assiste à la « danse des abeilles » exécutée par des hommes habillés en femmes. « Des bardaches » constate-t-il. Il est ému et séduit par « cette trille de muscles. » Il sait que l’on peut trouver ce genre d’hommes dans les bains turcs. Il s’y rendra pour essayer.
A Louis Bouilhet il raconte comment Maxime s’est fait masturbé par « une gamine de 12-13 ans. »
Il est initié psylles, c'est-à-dire charmeur de serpents. Il est enthousiasmé au Caire par l’indécence du théâtre de rue. Il écrit à Louis qu’il a vu un âne et un singe le masturbant.
En attente de « dervicherie », il décide de remonter le Nil, dont la largeur atteint de 10 à 25 kilomètres dans sa vallée. Une petite mer.
Mais Le Caire est inépuisable en curiosités. « Plus j’y reste et plus nous y trouvons à découvrir. »
Flaubert et du Camp se font traduire des contes, des chants. Ils prennent des croquis et des notes, le soir, du genre « à force de parcourir tant de ruines, on ne pense pas à se dresser des bicoques. » Les ruines rendent humbles, « la poussière est indifférente à la renommée. » Mais ils discutent beaucoup de La Tentation de Saint Antoine que tous ses amis trouvent « Nul. A brûler. » Il pense aux romans à venir et se convainc qu’il  « n’y a ni beaux ni vilains
sujets. »
Description de la cange, ce bateau du Nil où il va séjourner plusieurs mois. Elle est bleue avec un capitaine et neuf hommes d’équipage. Sa cabine offre toutes le commodités d’une chambre. Il peut y travailler à l’aise. « On est dans sa maison. » « On vit une vie de prince. » « On vit de notre chasse. »
La montée vers les cataractes, ces rapides situés entre Assouan et Khartoum au Soudan, se fait au gré du vent. Pour se distraire les marins se livrent à des danses « de la plus honteuse obscénité. » « Juge de ma satisfaction » écrit-il à sa mère. « Nous menons une vie de fainéantise et de rêvasserie. » Sur leur passage, des moines d’un couvent se jettent à l’eau pour demander l’aumône. Moqueries des marins qui les insultent.
Il croise des canges qui descendent vers Le Caire : ce sont des touristes Anglais.
Flaubert lit Homère en grec, l’Odyssée pourra servir pour le retour par la Grèce, et Maxime la Bible. Devant Thèbes :« Les montagnes indigo, les palmiers noirs comme de l’encre, le ciel rouge et le Nil semblait un lac d’acier en fusion. » Il voit des femmes noires assises devant leur maison faite avec la boue du Nil. Il va bientôt atteindre la Nubie au « paysage d’une férocité nègre » où « l’on voit des messieurs et des dames tout nus et dégouttants de graisse de mouton dont ils se frottent le corps. » Lors d’une halte il visite « le quartier des garces » et couche avec certaines d’entre elles.
Les palmiers sont plus grands que ceux du Caire. Faute de vent, l’embarcation s’arrête. Flaubert fait une promenade dans l’île d’Eléphantine. Des huttes, des femmes couleur café brûlé, ouvrant leurs grands yeux de faïence. Cette île est entourée de crocodiles. Il tire sur eux avec son fusil sans arriver à en tuer un.
Les dernières canges croisées, à ce point de la remontée du Nil, sont pleines d’esclaves noires, des « femmes volées », et de « dents d’éléphants ». « Cela a du chic. » Il assiste à une scène qui le trouble : une jeune esclave savonnée avec du sable jusqu’au sang par son propriétaire. Il se dit que les filles de son âge à Paris  n’ont pas le même sort.

Escale à Esneh
Flaubert rencontre Kuchuck Hanem, la danseuse impériale. Extraordinaire description de cette femme somptueuse qui lui apparaît, enveloppée de ses atours transparents, dans la lumière du soir. Voir la lettre où Flaubert décline toutes les formes du téton. Il passe la nuit avec Kuchuck Hanem dans une chambre aux murs blancs. Dans les moments de répit, il écrase des punaises qui courent sur leur couche et écoute, ravi, le ronflement de la danseuse endormie.
« La beauté n’est pas érotique. » Il parlera longtemps de cette femme et de leur rencontre. Rencontre forte qui aura des répercussions sur son œuvre à venir (Madame BovarySalammbô).
Une danse dédiée à Flaubert. Une nuit d’échanges et tout change. Il revoit la danseuse sur le chemin du retour, elle n’est plus la même. Il savoure l’amertume de tout cela. Le principal, dit-il, c’est que « ça m’a été aux entrailles. »

  • La danse de l'abeille (détail)
  • La danse de l'abeille (détail)

En redescendant le Nil, après avoir atteint la Nubie, au-delà du tropique du cancer, il est émerveillé de cette chose si simple, si étonnante, si précieuse qu’est la lumière.
Le retour se fait sans hâte. « Nous prenons tout notre temps. »
Il visite Thèbes et ses oasis, aperçues à l’aller, « dans un perpétuel ébahissement. » Il y reste quinze jours. Les hypogées sont « des gaudrioles pharaoniques. » Puis le palais de Karnac, Louqsor, et la merveille qu’est « la Vallée des Rois » ou Bibab-el-Moulouk. « C’est très ravagé et très abîmé, non par le temps mais par les touristes et les savants. »
Il y a chez Flaubert comme une destruction de l’Orient rêvé. L’Orient de Byron n’est pas le sien. Il ajoute : « Je ne peux admirer en silence ; j’ai besoin de gestes, de cris, d’expansion… » Devant le Pyramides, il s’était rué vers elles, poussant au galop son cheval, criant et gesticulant.
Il a eu quatre grands mois à vivre sur le Nil.
Il a vu la mer noire. Il verra la mer morte. Il rencontrera des caravanes venues d’Afrique, allant à la Mecque.
Revenu au Caire, il prépare son voyage pour la Syrie, la Palestine et le Liban. A dos de chameau, pendant 25 jours, il chemine sous le soleil jusqu’à Jérusalem et Nazareth où son esprit libre penseur se déchaîne. C’est là qu’il apprend la mort de Balzac, en août 1850. Cette nouvelle l’affecte profondément.
Il visite une léproserie. Il se rend au mont Sinaï.
Avec Camille Rogier comme guide, ami de Nerval et Gautier, installé comme administrateur des postes au Liban, Flaubert fera connaissance avec quelques « honnêtes » femmes turques qui se prostituent par ennui et qui lui légueront en guise de souvenir une douloureuse maladie vénérienne.
Mais commencent à poindre des problèmes d’argent. Il abandonne son projet d’aller en Perse.
Il raconte à Louis Bouilhet une histoire authentique arrivée au Caire pendant qu’il y séjournait.
Une femme jeune et belle (« je l’ai vue ! »), mariée à un vieil homme. Elle prend un amant. Son mari, jaloux, la surveillait, l’embêtait, la déshéritait au moindre soupçon. Il tombe malade. Elle le soigne. On la loue. Dès que l’époux ne peut plus rien faire, mourant, la femme introduit son amant dans la chambre et se donne à lui devant les yeux de son mari. « Voilà une vengeance ! »
A Beyrouth, il se livre à quelques réflexions sur l’Egypte.
Etat politique : Abbas Pacha, despote décadent, avec ses mignons, ses chiens et ses pipes magnifiques. Flaubert le compare à Henri III. On boit dans ses palais « un exécrable café. »
Economie politique : Il n’y a pas d’économie. Corruption généralisée. Le fellah, cette année, a vendu les semences de l’année prochaine. « La nationalité est nulle (entendre nationalisme ?). » L’armée est bonne, mais elle crève de faim. L’Angleterre est prête à occuper l’Egypte. Flaubert prédit la main mise sur l’Egypte par les Anglais. Cela se réalisera en 1882, après la guerre d’Orient débutée en 1878. « Que veut-elle ? Qui l’attaque ? Et cette prétention de défendre l’Islamisme » s’indigne l’écrivain écœuré par la mauvaise fois anglo-saxonne et le manque de discernement politique des Français.
« Je crois que l’Orient est encore plus malade que l’Occident. »
Administration : Courbah (coups de bâton) et batchis (pot-de-vin). « On tente d’éviter les uns et d’empoigner les autres le plus qu’on peut. »
Beaux-Arts : Il est défendu de vendre des momies sous peine de 400 coups de bâton.

Les gens comme il faut ont voiture. Mais heureusement il y a les chameaux, et les danseuses ! « Parmi lesquelles il faut citer un danseur, Hassan el Biblès. »
Il y a Thèbes, et les cataractes, et le Nil. « L’Egypte n’est belle que par le caractère monumental, régulier, impitoyable de sa nature, sœur jumelle de son architecture. » Devant Athènes, en Grèce, Flaubert éprouve plus d’émotion que devant Jérusalem. « On a beau dire, l’Art n’est pas un mensonge. »
Il écrit à un ami « Savez-vous quel sera, quant à moi, le résultat de mon voyage en Orient ? Ce sera de m’empêcher d’écrire jamais une seule ligne sur l’Orient. »
Et sa mission, compter les navires dans les ports d’Orient pour juger de leur trafic commercial, n’est pas accomplie. Il n’en a cure.
Il revient : il a perdu ses cheveux. Il a engraissé, il se trouve laid. Il est différent, sa mère qui est venue l’attendre en Italie, le lui dit. Il s’énerve : il n’a plus de patience.
Gustave est devenu Flaubert.

 

Lettres d’Orient, 1849-1850. Extraits.

"Pour qui voit les choses avec quelque attention, on retrouve encore bien plus qu’on ne trouve. Mille notions que l’on n’avait en soi qu’à l’état de germe, s’agrandissent et se précisent, comme un souvenir renouvelé. Ainsi, dès en débarquant à Alexandrie, j’ai vu venir devant moi toute vivante l’anatomie des sculptures égyptiennes : épaules élevées, torse long, jambes maigres, etc. Les danses que nous avons fait danser devant nous ont un caractère trop hiératique pour ne pas venir des danses du vieil Orient, lequel est toujours jeune parce que là rien ne change. La Bible est ici une peinture de mœurs contemporaines.
Nous n’avons pas encore vu de danseuses. Elles sont toutes en Haute-Egypte, exilées. Les beaux bordels n’existent plus non plus au Caire.
On peut ici satisfaire son goût pour l’académie humaine. Quantité de messieurs marchent complètement nus, ce qui fait détourner les yeux des Anglaises ; les drôles sont du reste crânement tournés et outillés. Quand aux femmes, on ne leur voit rien de la figure, que la poitrine en plein."

Kuchuk-Hanem
Kuchuk-Hanem est une courtisane célèbre. Quand nous arrivâmes chez elle (il était 2 heures l'après-midi), elle nous attendait, sa confidente était venue le matin à la cange, escortée d'un mouton familier tout tacheté de henné jaune, avec une muselière de velours noir sur le nez et qui la suivait comme un chien. C'était très farce. Elle sortait du bain. Un grand tarbouch, dont le gland éparpillé lui retombait sur ses larges épaules et qui avait sur son sommet une plaque d'or avec une pierre verte, couvrait le haut de sa tête, dont les cheveux sur le front étaient tressés en tresses minces allant se rattacher à la nuque ; le bas du corps caché par ses immenses pantalons roses, le torse tout nu couvert d'une gaze violette, elle se tenait debout au haut de son escalier, ayant le soleil derrière elle et apparaissant ainsi en plein dans le fond bleu du ciel qui l'entourait. C'est une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait en dansant de crânes plis de chair sur son ventre. Elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l'eau de rose.
Sa gorge sentait une odeur de térébenthine sucrée. Un triple collier d'or était dessus. On a fait venir les musiciens et l'on a dansé. Sa danse ne vaut pas, à beaucoup près, celle du fameux Hassan dont je t'ai parlé. Mais c'était pourtant bien agréable sous un rapport, et d'un fier style sous l'autre. En général les belles femmes dansent mal. J'en excepte une Nubienne que nous avons vue à Assouan. Mais ce n'est plus la danse arabe, c'est plus féroce, plus emporté. Ça sent le tigre et le nègre.
Le soir, nous sommes revenus chez Kuchuk-Hanem. Il y avait 4 femmes danseuses et chanteuses, almées (le mot almée veut dire savante, bas bleu.
Comme qui dirait putain, ce qui prouve, Monsieur, que dans tous les pays les femmes de lettres !!!...). La feste a duré depuis 6 heures jusqu'à 10 heures 1/2, le tout entremêlé de coups pendant les entractes. Deux joueurs de rebecks assis par terre ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Quand Kuchuk s'est déshabillée pour danser, on leur a descendu sur les yeux un leur turban afin qu'ils ne vissent rien. Cette pudeur nous a fait un effet effrayant. Je t'épargne toute description de danse ; ce serait raté. Il faut vous l'exposer par des gestes, pour vous la faire comprendre, et encore ! j'en doute.
Quand il a fallu partir, je ne suis pas parti. Kuchuk ne se souciait guère de nous garder la nuit chez elle, de peur des voleurs qui auraient bien pu venir, sachant qu'il y avait des étrangers dans sa maison. Maxime est resté tout seul sur un divan, et moi je suis descendu au rez-de-chaussée dans la chambre de Kuchuk. Nous nous sommes couchés sur sou lit fait de cannes de palmier. Une mèche brûlait dans une lampe de forme antique suspendue à la muraille. Dans une pièce voisine, les gardes causaient à voix basse avec la servante, négresse d'Abyssinie qui portait sur les deux bras des traces de peste. Son petit chien dormait sur ma veste de soie.
Je l'ai sucée avec rage ; son corps était en sueur, elle était fatiguée d'avoir dansé, elle avait froid. Je l'ai couverte de ma pelisse de fourrure, et elle s'est endormie, les doigts passés dans les miens. Pour moi, je n'ai guère fermé l'oeil. J'ai passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies. C'est pour cela que j'étais resté. En contemplant dormir cette belle créature qui ronflait la tête appuyée sur mon bras, je pensais à mes nuits de bordel à Paris, à un tas de vieux souvenirs... et à celle-là, à sa danse, à sa voix qui chantait des chansons sans signification ni mots distinguables pour moi. Cela a duré ainsi toute la nuit. A 3 heures je me suis levé pour aller pisser dans la rue ; les étoiles brillaient. Le ciel était clair et très haut. Elle s'est réveillée, a été chercher un pot de charbon et pendant une heure s'est chauffée, accroupie autour, puis est revenue se coucher et se rendormir. Quand aux coups, ils ont été bons. Le 3ème surtout a été féroce, et le dernier sentimental. Nous nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d'une façon triste et amoureuse."

Danseurs
"Trois ou quatre musiciens jouant des instruments singuliers (nous en rapporterons) se tenaient debout au fond a salle de l'hôtel pendant que sur une petite table un monsieur prenait son repas et que, nous autres, nous fumions nos pipes assis sur le divan. Comme danseurs, figure-toi deux drôles passablement laids, mais charmants de corruption, de dégradation intentionnelle dans le regard et de féminité dans les mouvements, ayant des yeux peints avec de l'antimoine, et habillés en femmes. Pour costume, de larges pantalons, et une veste brodée qui descend jusqu'à l'épigastre, tandis que les pantalons, au contraire, retenus par une énorme ceinture de cachemire pliée en plusieurs doubles ne commencent à peu près qu'à la motte, de sorte que tout le ventre, les reins et la naissance des fesses sont à nu, à travers une gaze noire collée sur la peau, c'est-à-dire retenue par les vêtements inférieurs et
supérieurs. Elle se ride sur les hanches comme une onde ténébreuse et transparente, à tous les mouvements qu’ils font. La musique va toujours du même train, sans arrêter, pendant 2 heures. La flûte est aigre, les tambourins retentissent dans la poitrine, le chanteur domine tout. Les danseurs passent et reviennent, ils marchent remuant le bassin avec un mouvement court et convulsif.
C'est un trille de muscles (seule expression qui soit juste). Quand le bassin remue, tout le reste du corps est immobile. Lorsque c'est au contraire la poitrine qui remue, tout le reste ne bouge. Ils avancent ainsi vers vous, les bras étendus en jouant des crotales de cuivre, et la figure sous leur fard et leur sueur demeurant plus inexpressive qu'une statue. J'entends par là qu’ils ne sourient point. L'effet résulte de la gravité de la tête en opposition avec les mouvements lascifs du corps. Quelque fois ils se renversent tout à fait sur le dos par terre, comme une femme qui se couche pour se faire baiser, et se relèvent avec un mouvement de reins pareil à celui d'un arbre qui se redresse une fois le vent passé. Dans les saluts et révérences leurs grands pantalons rouges se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent fondre, en versant l'air qui les gonfle. De temps à autre pendant la danse, le cornac ou maquereau qui les a amenés folâtre autour d'eux, leur embrassant le ventre, le cul, les reins, et disant de facéties gaillardes pour épicer la chose qui est déjà claire par elle-même. C'est trop beau pour que ce soit excitant. Je doute que les femmes vaillent les hommes. La laideur de ceux-ci ajoute beaucoup comme art. J'en ai gobé une migraine pour le reste de la journée. Et il m'a fallu deux ou trois fois aller pisser séance tenante, effet nerveux qu j'attribue plus particulièrement à la musique. Je ferai revenir ce merveilleux Hassan-el-Bilbeis. Il me dansera l'abeille en particulier. Par un tel bardache, ce ne doit pas être poires molles."

Bardaches
"Puisque nous causons de bardaches, voici ce que j'en sais. Ici c'est très bien porté. On avoue sa sodomie et on en parle à table d'hôte. Quelquefois on nie un petit peu, tout le monde alors vous engueule et cela finit par s'avouer. Voyageant pour notre instruction et chargés d'une mission pour 1e gouvernement, nous avons regardé comme de notre devoir de nous livrer à ce mode d'éjaculation. L'occasion ne s'en est pas encore présentée, nous la cherchons pourtant. C'est aux bains que cela se pratique. On retient le bain pour soi (5 francs, y compris les masseurs, la pipe, le café, le linge) et on enfile son gamin dans une des salles. Tu sauras du reste que tous les garçons de bain sont bardaches. Les derniers masseurs, ceux qui viennent vous frotter quand tout est fini sont ordinairement de jeunes garçons assez gentils. Nous en avisâmes un dans un établissement tout proche de chez nous. Je fis retenir le baing pour moi seul.
J'y allai. Le drôle était absent ce jour-là ! J'étais seul au fond de l'étuve, regardant le jour tomber par les grosses lentilles de verre qui sont au dôme ; l'eau chaude coulait partout; étendu comme ung veau je pensais à un tas de choses et mes pores tranquillement se dilataient tous. C'est très voluptueux et d'une mélancolie douce que de prendre ainsi un bain sans personne, perdu ces salles obscures où le moindre bruit retentit comme un bruit de canon, tandis que les kellaks nus s'appellent eux et qu'ils vous manient et vous retournent comme des embaumeurs qui vous disposeraient pour le tombeau. Ce jour-là (avant-hier lundi) mon kellak me frottait doucement, lorsque étant arrivé aux parties nobles, il a retroussé mes boules d'amour pour me les nettoyer, puis continuant à me frotter la poitrine de la main gauche, il s'est mis de la droite à tirer sur mon vi et, le polluant par un mouvement de traction, s'est alors penché sur mon épaule en me répétant : batchis, batchisbatchis, batchis. Je l'ai un repoussé en disant làh, làh = non, non. Il a cru que j'étais fâché et a pris une mine piteuse. Alors
je lui ai donné quelques petites tapes sur l'épaule en répétant d'un ton plus doux làh, làh. Il s'est mis à sourire d'un sourire qui voulait «Allons ! tu es un cochon tout de même, mais aujourd'hui c'est une idée que tu as de ne pas vouloir.» Quant à moi, j'en ai ri tout haut comme un vieux roquentin. La voûte de la piscine en a résonné dans l'ombre. Mais le plus beau, c'était ensuite quand dans son cabinet, enveloppé de linges et fumant le narguileh pendant qu'on me séchait, je criais de temps à autre à mon drogman resté dans la salle d’entrée : «Joseph, le gamin que nous avons vu l'autre jour n’est pas encore rentré? - Non, Monsieur. - Ah sacré de nom de Dieu » et là-dessus le monologue de l'homme vexé. (ce qui veut dire : pourboire, pourboire). C’était un homme d'une cinquantaine d'années, ignoble, dégoûtant."

Femmes de Beyrouth
"A Beyrouth nous avons fait la connaissance d'un brave garçon, Camille Rogier, le directeur des postes du lieu. C’est un peintre de Paris, un de la clique Gautier, qui vit là en orientalisant. Cette rencontre intelligente nous a fait plaisir. Il a une jolie maison, un joli cuisinier, un vi énorme auprès duquel le tien est une broquette. Quand il était à Constantinople, la réputation s'en était répandue et les Turcs venaient exprès, le matin, pour le voir (textuel). Il nous a donné une matinée de tendrons. J'ai foutu trois femmes et tiré quatre coups - dont trois avant le déjeuner, le quatrième après le dessert. J'ai même proposé à la maquerelle de l’y faire passer, à la fin.
Mais comme je l'avais refusée au commencement, à son tour elle n'a pas voulu. J’aurais tenu cependant à faire cette frasque pour couronner l'oeuvre et donner de moi une bonne opinion. Le jeune Du Camp n'a tiré qu'un coup. Son vi lui faisait mal d'un reste de chancre gobé à Alexandrie sur une Valaque. J'ai du reste révolté les femmes turques par mon cynisme, en me lavant la pine devant la société. Ce qui n'empêche pas qu'elles ne reçoivent très bien le postillon (dans les pays où l'on ne voyage qu'à cheval il n'y a là rien d'étonnant). Ce qui vous prouve, mon cher monsieur, que partout les femmes sont femmes ; on a beau dire, l'éducation ni la religion n'y font rien. Ça couvre seulement, un peu, ça cache, ça cache, voilà tout. Les gaillardes buvaient l'alcool avec vivacité. Je m'en rappelle une, à cheveux noirs crépus, qui avait une branche de jasmin dans les cheveux et qui m'a semblé sentir bien bon (de ces odeurs qui portent au coeur) au moment où j'éjaculai en elle. Elle avait le nez un peu retroussé et de la chassie au bord de la paupière intérieure de l’oeil droit. C'était le matin, elle n'avait pas eu le temps de se laver sans doute. Ces dames étaient des femmes de la société comme on dirait chez nous, et qui par l'entremise de me maquerelle faisaient des passes pour leur plaisir et pour un peu d'argent."

Variation flaubertienne sur les tétons
"Parmi les morceaux de sculpture que l'on a trouvés dans l'Acropole, j'ai surtout remarqué un petit bas-relief représentant une femme qui rattache sa chaussure et un tronçon de torse. Il ne reste plus que les deux seins depuis la naissance du cou jusqu'au-dessus du nombril. L'un des seins est voilé, l'autre découvert.
Quels tétons ! nom de Dieu quel téton ! Il est rond-pomme, plein, abondant, détaché de l'autre et pesant dans la main. Il y a là des maternités fécondes et des douceurs d'amour à faire mourir. La pluie et le soleil ont rendu jaune blond ce marbre blanc. C'est d'un ton fauve qui le fait ressembler presque à de la chair. C'est si tranquille et si noble. On dirait qu'il va se gonfler et que les poumons qu’il y a dessous vont s'emplir et respirer. Comme il portait bien sa draperie fine à plis serrés, comme on se serait roulé là-dessus en pleurant, comme on serait tombé devant, à genoux, en croisant les mains ! J'ai senti là devant la beauté de l'expression « stupet aeris ». Un peu plus j'aurais prié.
Et c'est qu'il y a, monsieur, tant d'espèces de tétons différents. Il y a le téton pomme, le téton poire, le téton lubrique, le téton pudique, que sais-je encore?
Il y a celui qui est créé pour les conducteurs de diligence, le gros et frais téton rond que l'on retire de dedans un tricot gris, où il se tient bien chaudement gaillard et dur. Il y le téton du boulevard, lassé, mollasse et tiède, ballottant dans la crinoline, téton que l'on montre aux bougies, qui apparaît entre le noir du satin, sur lequel on frotte sa pine, et qui disparaît bientôt.
Il y a des deux tiers de tétons vus à la clarté des lustres au bord des loges de théâtre, tétons blancs et dont l'arc semble démesuré comme le désir qu’ils vous envoient. Ils sentent bon, ceux-là ; ils chauffent la joue et font battre le coeur. Sur la splendeur de leur peau reluit l'orgueil, ils sont riches et semblent vous dire avec dédain : « Branle-toi, pauvre bougre, branle-toi, branle-toi.» Il y a encore le téton mamelle, pointu, orgiaque, canaille, fait comme une gourde de jardinier à mettre des graines, mince de base, allongé, gros du bout. C'est celui de la femme que l'on baise en levrette, toute nue, devant une vieille psyché en acajou plaqué. Il y a le téton desséché de la négresse qui pend comme un sac. Il est sec comme le désert et vide comme lui. Il y a le téton de la jeune fille qui arrive de son pays, ni pomme, ni poire, mais gentil, convenable, fait pour inspirer les désirs et comme un téton doit être. Il y a aussi le téton de dame, considéré seulement comme partie sensible, celui-là reçoit des coups de coude dans les bagarres, et des poutres, en plein, au milieu des rues. Il contribue uniquement à l’embellissement de la personne et constate le sexe.
Il y a le bon téton de la nourrice, où s'enfoncent les mains des enfants qui s'écorent dessus, pour pomper plus à l’aise. Sur lui s'entrecroisent des veines bleues.
On le respecte dans les familles.
Il y a enfin le téton citrouille, le téton formidable et salopier, qui donne envie de chier dessus. C'est celui que désire l'homme, lorsqu'il dit à la maquerelle «Donnez-moi une femme qui a de gros tétons. » C'est celui-là qui plaît à un bon comme moi, et j'ose dire, comme nous.
Et selon chacune de ces espèces différentes, il a, de tout faits d'avance : des tissus, des ornements et des phrases. Les fourrures d'hermine rehaussent de blancheur la poitrine des femmes du Nord. La batiste a été inventée pour les peaux transparentes comme les dentelles frissonnantes pour les seins agités. Blanche comme de la terre de pipe, la toile de Hollande couvre de ses plis le coeur honnête des Flamandes, ménagères à l'oeil bleu qui portent au front des plaques d'argent et qui, sur des bateaux lents, suivent leurs maris en Chine.
Là, pour des femmes jaunes, le ver à soie, au soleil, se traîne sur les mûriers. Sans le spencer de velours noir, que serait la joueuse de guitare des rues ? Chaque coeur a son rêve et sa breloque ; la croix d'or à ruban noir est pour la villageoise, la rivière de diamants pour la duchesse, le collier de piastres sonnantes pour les femmes du Nil.
Et on les convoite de cent manières, on les embrasse de mille façons, on les appelle dé toutes sortes de mots."

 

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert

Tag(s) : #Récits de voyage et peinture orientaliste
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