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La duchesse de Langeais - ni toucher ni être touchée

Antoinette de Langeais
Une femme à la mode, authentique duchesse parisienne, riche, « bien faite », libre de corps et « vierge de cœur » se distrayait dans le luxe des fêtes qu’organisait à Paris ce qui restait de la vieille aristocratie française après le désastre de l’épopée napoléonienne.
Mariée sans amour à 18 ans au duc de Langeais, rebutée par tout contact physique après une nuit de noce traumatisante, ne voulant plus « ni toucher ni être touchée », elle vivait séparée de son époux dans son hôtel du Faubourg Saint Germain.
En 1818, année où commence cette histoire, la France de la Restauration manquait d’hommes, de moyens et d’idées. Elle s’offrit pour survivre à la classe qui en possédait le plus, l’active bourgeoisie d’argent que méprisait la véritable noblesse représentée dans ce petit roman par la coquette, délicieuse et irritante duchesse Antoinette de Langeais de Navarreins. Dissonant

Le marquis de Montriveau
De retour d’une mission scientifique hasardeuse en Afrique, le général d’Empire Montriveau devint après son retour en France « l’homme à la mode » invité dans tous les endroits où être vu comptait. Les femmes qui se pressaient autour de lui étaient toutes captivées par le timbre de la voix de l’explorateur qui avait traversé les déserts de l’Afrique et de la Haute Egypte à la recherche des mythiques sources du Nil. Devenu par la force des choses familier de l’Afrique, il étudiait les moeurs des populations indigènes jusqu’au jour où il avait été capturé et retenu prisonnier pendant deux longues années par « une tribu de sauvages. »

La rencontre
Un soir de bal, l’un des plus chics du noble Faubourg, le général Montriveau semblant ne parler ni la langue des mondains ni celle des bourgeois se demandait ce qu’il faisait au milieu de cette assemblée poudrée et bavarde. Il était sur le point de partir lorsque son regard accrocha celui de Madame de Langeais qui l’observait, surprise par l’âpre virilité de son visage et troublée par le corps musclé qui se devinait sous son habit de soirée. C’est ce qui l’avait frappée en voyant l’abîme qui séparait du général cette pâle troupe de noceurs sautillants en cadence, « le modèle des lignes aristocratiques » d’alors.

La duchesse qui avait mis le feu au cœur du général demandait à cet instant à sa voisine la volage Mme de Maufrigneuse1 de lui présenter ce singulier personnage dont tout Paris parlait.
Le temps que son amie aille chercher Montriveau, la duchesse put l’observer de nouveau et décida qu’il serait amusant de faire de ce lion du désert un  amant sans contrepartie.2
Dès qu’elle fut présentée au général elle l’enroba d’une parole engageante, une parole « de tête à tête » accompagnée d’irrépressibles mouvements de son corps que le général entendit comme une invitation à lui faire la cour. Se disant lassée du tapage de la vie parisienne elle l’interrogea, le fixant de ses redoutables beaux yeux, sur sa vie au milieu des barbares de l’Afrique, ce continent si loin du monde où les femmes se promènent nues.
Au bout de la demi-heure que dura cette conversation, tout semblait être dit. La duchesse invita Montriveau à venir la voir chez elle le lendemain où elle serait, pour lui, « jusqu’à dix heures. »
Puis, reine des fêtes du Faubourg elle rejoignit ses amis et feignit d’oublier l’homme qu’elle venait de conquérir.

Mme de Langeais avait ressenti « une peur vague » en voyant le général pour la première fois dans de ce bal. Balzac ajoute que la veille même de cette soirée elle avait rêvé de Montriveau, d’elle avec lui sur le « sable brûlant du désert. »
Le récit balzacien est ainsi construit qu’il sème au cours de son déroulement (l’histoire racontée) des indices destinés à justifier ou à expliquer certaines scènes ultérieures. Ainsi la crainte éprouvée par la duchesse à la vue de Montriveau trouvera plus loin dans le texte son explication comme s’expliquera le rêve fortement érotisé de l’enveloppante chaleur du soleil saharien sur son corps de jeune parisienne

Le boudoir
Montriveau sur le chemin du retour pensait à la duchesse et à ses mots pleins de promesses alors qu’il ignorait complètement la langue à double entente de cette Foedora3 au cœur fermé.

Le général, homme d’action peu familier des usages du Faubourg et même, avouera-t-il imprudemment, peu connaisseur en amour, se présenta le lendemain chez la duchesse qui l’attendait dans son boudoir éclairé d’une seule bougie4. Elle resta allongée sur son divan « en peignoir de cachemire brun », un foulard recouvrant ses cheveux « blonds presque blancs » et lui dit dans un soupir de théâtre qu’elle était souffrante mais tenait absolument à le garder près d’elle, dans cette pénombre judicieusement distribuée autour d’elle. Tout œil excercé aurait deviné que cette jolie menteuse jouait la comédie de la femme contrariée par une fâcheuse migraine mais le marquis ne s’inquiétait que de l’état de la « malade » en la fixant « de ses yeux de panthère. » Des yeux de fauve qui parlaient d’un sentiment que la duchesse n’avait jamais éprouvé, qu’elle n’éprouvait pas mais qu’elle se plaisait à nourrir pour mieux s’en moquer.

Montriveau ne comprenait rien du jeu pervers mené par cette femme tant il lui était reconnaissant de la confiance qu’elle lui témoignait en demeurant  étendue et comme offerte sur son divan face à ce soldat affamé d’amour. Poussant plus loin sa comédie elle voulut tester jusqu’où le général resterait « homme du monde. » Elle se redressa d’un puissant coup de rein, lâchant en même temps sa chevelure blonde sur ses épaules, ajusta autour de sa gorge son foulard dénoué puis, d’un rapide mouvement de ses jambes nues, lança loin d’elle ses pantoufles, libérant de magnifiques petits pieds qui auraient valu, fait dire Balzac au général éberlué, « au moins 1000 sequins » en Asie. Un compliment qui fit sourire la duchesse et la confirma dans l’idée que le valeureux général dans son excessive naïveté serait décidément une proie facile.

Commença alors une relation de plus en plus complexe entre ces deux êtres si opposés. Le marquis de Montriveau, pupille de la République anobli par l’Empire, faute d’une éducation où s’enseignait dès l’enfance la science du savoir être et du savoir dire, ne connaissait de la vie que l’art de faire la guerre. Antoinette, elle, ne pouvait vivre que dans un monde sans devoir, sans contrainte, sans compte à rendre, si ce n’est à elle-même. Mais, avertit  l’omniscient Balzac, sa finesse d’esprit, son charme, son égoïsme, sa morgue, ses joies, son indifférence à ses semblables fléchiraient au moindre évènement qui remettrait en question son désordre de femme aux milles privilèges.
Montriveau vint presque chaque jour chez la duchesse où il restait jusqu’à l’heure du bal où ils allaient ensemble. Mais parfois Antoinette préférait ne pas sortir et, répétant l’audacieuse scène du boudoir, s’amusait à le narguer, à le défier ou, pour l’exaspérer, à se fâcher lorsqu’il devenait trop pressant et malhabile dans ses demandes.

Balzac avait fait de son héros aux larges épaules une sorte de minotaure vidé de sa force, respectueux et indécis qu’Antoinette, elle le sentait, n’était plus sûre de contrôler.
Alors pour l’obliger à se tenir comme elle le souhaitait elle se donnait certains soirs par petits bouts, par tranches de son corps  : ses mains douces à ses mains de soldat, la senteur de ses cheveux de soie blonde, sa joue parfois si proche de sa bouche, sa peau encore humide après le bain, son parfum... Mais jamais au-delà parce qu’alors elle égrénait les raisons pour lesquelles elle ne pouvait pas se donner à lui : elle était liée au duc par les sacrements du mariage, Dieu punissait les amours frauduleuses, ses amis, sa famille refuseraient son union avec un homme qui n’était pas de leur caste… Mais disait-elle il fallait patienter, continuer à se voir dans les limites de la convenance. Il acceptait, la rage au coeur.

La duchesse avait pris goût à ce jeu de l’esquive, à ces séances de torture qu’elle aimait lui faire subir au point de vouloir le voir tous les jours, satisfaite au fond des bruits qui couraient à leur sujet dans son entourage et les salons du Faubourg. Antoinette changeait mais ne le savait pas encore. Comme elle ne songeait pas au mot qu’il fallait poser pour nommer ce besoin constant d’avoir Montriveau à ses côtés. Elle voulait sans doute entendre ce qu’il ne savait pas dire, les mots du désir qui parlent aux sens et qui auraient libéré en elle « cette courtisane » qu’elle sentait frémir sous sa peau. Mais le général n’avait pas la facilité langagière d’un Rastignac ou d’un de Marsay qui savaient flatter l’orgueil d’une femme. La duchesse de Langeais s’entêtait à être avec le général plus duchesse que femme ou, aurait dit Balzac, duchesse moins la femme.

Balzac intervient une nouvelle fois pour nous éclairer sur l’identité secrète du général. Il nous apprend que Montriveau était l’un « des Treize », une société occulte dont les membres, affranchis de toute croyance et de toute loi, détenaient entre leurs mains un pouvoir incalculable. Ils pouvaient agir n’importe où, n’importe quand, contre ou pour n’importe qui. La duchesse et sa famille, les Princes même ne pouvaient rien contre leur volonté.`

Les Treize
Après une ultime tentative d’approche refusée avec une pointe d’ironie par la Duchesse, Montriveau, qui s’était confié à ses amis sur son amour toujours repoussé et éclairé par le marquis de Ronquerolles, l’un des Treize, sur la rouerie de la duchesse décida avec leur aide de se venger de l’imprudente coquette. Ils l’enlevèrent une nuit au cours d’un bal et la séquestrèrent dans une dépendance de l’appartement du général.

Montriveau, redevenu soldat pour qui la vie n’est rien sans l’honneur, lui annonça que pour s’être moquée de lui pendant des mois il allait la punir de sa duplicité en marquant d’une croix de Lorraine son front au fer rouge.
Ne comprenant pas ce téléscopage de temporalité – le temps léger et insouciant du bal qu’elle dominait protégée par son nom se transformant brusquement en un temps irréel où, tenue prisonnière, l’attendait l’infamant supplice du feu préparé par l’homme qu’elle pensait avoir « annulé » comme le fut par sa femme le colonel Chabert.5
Le rêve sensuel qui avait visité la duchesse la veille de sa rencontre avec Montriveau se métamorphosait en cauchemar. Effrayée et comprenant dans un moment de bascule affectif qu’elle était éperdument amoureuse de son geôlier, elle le supplia de la croire et jura qu’elle serait désormais à lui. Pour lui prouver qu’elle ne mentait pas elle l’implora de prendre le fer rougi et qu’il l’applique sur son front pour montrer au monde que désormais elle lui appartenait.
Montriveau, reprenant son sang-froid mais ne la croyant pas la libéra, la fit reconduire au bal et disparut.
Il ne se montra plus nulle part.

Montriveau réapparait, la duchesse disparait 
La duchesse, malgré leur réticence, mit sa famille et ses amis à la recherche de l’homme dont elle savait qu’il détenait la clé de sa vie. Vainement. Au grand scandale du Faubourg, elle envoya sa voiture devant le domicile de Montriveau, laissant croire qu’elle y avait passé la nuit. Elle lui fit enfin porter une dernière lettre par son parent le vidame de Pamiers dans laquelle elle lui annonçait que sans réponse de sa part, elle disparaitrait à jamais.
Après avoir attendu vainement un signe du général, elle quitta Paris se réfugier dans un couvent de Carmélites, sur une île au large de Cadix en Espagne.

Comprenant que la Marquise avait dit vrai en lui parlant de son amour, Montriveau et ses amis Les Treize la cherchèrent dans toute l’Europe. Ils la retrouvèrent, agonisante, cinq ans plus tard, dans un couvent introuvable où elle avait trouvé asile. Elle meurt dans les bras de Montriveau, lui répétant qu’elle n’avait cessé de l’aimer depuis la nuit de son enlèvement.
Les Treize décidèrent de l’enlever au couvent qui l’avait abritée pendant si longtemps et pour son dernier voyage la confièrent à la mer. Ces brèves funérailles achevées ils rentrèrent en France.

La duchesse de Langeais, 1839 est une réécriture augmentée de Ne touchez pas la hache, 1834. Il constitue le 3ème opus de la trilogie Histoire des Treize comprenant Ferragus, 1833 et La Fille aux Yeux d’or, 1835.

Notes
1 - La Don Juan femelle « qui avait inventé de se faire Immaculée. » Les Secrets de la  Princesse de Cadignan, 1839 et Le Cabinet des Antiques, 1838

2 – Allusion lointaine à La fausse maîtresse ? Roman paru en 1841
3 - Foedora, la femme sans cœur. La femme malheureuse au lourd secret. La peau de chagrin, 1831
4 - Cf. le luxueux boudoir oriental de Paquita Valdès. La fille aux yeux d’or, 1835
5 - Chabert annulé par sa femme, ancienne prostituée, à son retour de la bataille d’Eylau. Le colonel Chabert, 1844

Quelques images

La duchesse Antoinette de Langeais (Jeanne Balibar). Réalisé en 2007 par Jacques Rivette.jpg

La duchesse Antoinette de Langeais (Jeanne Balibar). Réalisé en 2007 par Jacques Rivette.jpg

La duchesse Antoinette de Langeais et Montriveau (Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu). Réalisé en 2007 par Jacques Rivette

La duchesse Antoinette de Langeais et Montriveau (Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu). Réalisé en 2007 par Jacques Rivette

La duchesse de Langeais et Armand de Montriveau. Réalisé par Jacques de Baroncelli en 1942 avec Edwige Feuillère. Musique de Francis Poulenc

La duchesse de Langeais et Armand de Montriveau. Réalisé par Jacques de Baroncelli en 1942 avec Edwige Feuillère. Musique de Francis Poulenc

La duchesse de Langeais et le Général Montriveau

La duchesse de Langeais et le Général Montriveau

La duchesse de Langeais

La duchesse de Langeais

La duchesse de Langeais

La duchesse de Langeais

Tag(s) : #Lire Balzac La Comédie humaine
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