Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Léopold Sédar Senghor, 1906 - 2001. Une lecture de "Femme nue, femme noire" (1945)

 

Léopold Sédar Senghor est né en octobre 1906 à Joal au Sénégal.
Après de brillantes études à Paris il se fait naturaliser Français et passe avec succès le concours d’agrégation de grammaire en 1935.
La guerre déclarée en 1939 il est fait prisonnier puis, blessé, il est libéré. Il reprend son poste de professeur agrégé, rejoint la Résistance, milite au sein de la communauté des étudiants Africains et se fait des amis parmi la diaspora Afro-américaine fuyant la ségrégation raciale aux Etat-Unis.
Théoritien du concept de la Négritude avec Aimé Césaire et Léon Gontran Damas, fervent défenseur de la francophonie, il est désigné député du Sénégal sur la liste de l’Internationale socialiste. Il publie de nombreux ouvrages dont Chants d’ombre (1945), Hosties noires 1948), Ethiopiques 1956, Nocturnes 1961, Lettres d’hivernage 1973…
A l’indépendance du Sénégal en 1960, il est élu Président de la République. Son mandat est renouvelé à chaque élection mais il quitte le pouvoir et démissionne de son poste présidentiel en 1980.
Il quitte Dakar pour aller vivre en Normandie avec et pour Colette sa seconde et jeune épouse.
En 1983 Léopold Sedar Senghor est élu à l’Académie Française.   
Il meurt en décembre 2001

Léopold Sédar Senghor

Léopold Sédar Senghor

Le poème. Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J’ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux.
Et voilà qu’au cœur de l’Eté et de Midi, je te découvre, Terre promise, du haut d’un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l’éclair d’un aigle.


Femme nue, femme obscure !
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est
Tam-tam sculpté, tam-tam tendu qui grondes sous les doigts du Vainqueur
Ta voix grave de contre alto est le chant spirituel de l’Aimée.


Femme nue, femme obscure !
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l’athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau
Délices des jeux de l’esprit, les reflets de l’or rouge sur ta peau qui se moire.
A l’ombre de ta chevelure, s’éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.


Femme nue, femme noire.
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l’éternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.

Jeune Sénégalaise

Jeune Sénégalaise

Commentaire

Le poème Femme noire, de facture symboliste, est composé de quatre strophes en vers libres. Il constitue l’une des pièces rassemblées sous le titre Chants d’ombre que Senghor publie en 1945.
L’écriture de ce poème semble marquée par les préoccupations qui agitent son époque – précisément la question coloniale de l’après-guerre. Affleurent aussi, dans ce texte, mais de manière subtile les réminiscences panthéistes de l’enfance de l’écrivain et la culture chrétienne dans laquelle il a baigné.
Le poète consacré, chantre de la beauté noire, confirme là la force d’évocation d’une langue, le français, apprise et assimilée, retravaillée par la langue première, celle de la mère et de son chant.
Femme noire se veut hymne à la gloire de la femme, à la femme de son peuple, associée à la terre qui la porte. La femme originelle (l’Eve noire, la femme qui protège, apaise et qui comble de joie), première comme toutes les femmes aimées - ici, désirée et  désirante –, décrite avec les mots de l’amour du guerrier vainqueur revenu vivant des guerres de l’Europe. L’emploi de fricatives, frottant les consonnes f et s, accentue la sensualité animale de cette promesse d’amour sous le soleil sec en attendant « l’ombre de s(a) chevelure. »
Senghor glorifie la femme africaine, vraie parce que nue, telle qu’en elle-même, dans son authentique beauté en opposition à celle qui se cache derrière une modernité factice (cf également l’œuvre d’Aimé Césaire.)
La femme au corps nu dans la couleur de l’ombre qui évoque dans ce texte, tout ensemble, le plaisir de l’instant et la mémoire qui se souvient.
Sa peau « que ne ride nul souffle », lisse comme l’eau serrée d’un lagon et sa chair à la saveur des fruits mûrs éveillent le désir en recommençant indéfiniment la (le) geste des femmes : celles qui donnent la vie et celles qui donnent l’envie de vivre.
Senghor nous invite au voyage de l’amoureux découvrant, tous les sens ouverts, la géographie de « l’Aimée » par la célébration du blason féminin : la peau, les mains, la chevelure, la voix, les yeux… qui sculpte ses formes harmonieuses dans l’harmonie de la nature, au cœur du temps, le temps du poète, le milieu de son âge que suggère la présence des mots Eté et Midi, écrits avec une majuscule.
L’idée de verticalité, de mouvement qui se déploie du bas vers le haut s’impose ici. A quoi s’ajoute, de manière explicite, l’énumération des éléments liés à la nature et à la culture africaines (savane, gazelle, tam-tam…). Et le chant qui évoque la voix, la langue perdue, la langue oubliée.
En écho de cette célébration surgit l’Histoire recherchée, un des mots d’ordre du mouvement de la négritude : les princes du Mali régnant sur le peuple Dogon dont l’imaginaire, on le sait maintenant, était structuré par des mythes complexes et dont l’Art est lié à ces mythes. La cosmogonie africaine, c’est à dire la théorie mythique et philosophique de la formation de l’univers est dans ce poème clairement avancée. L’Histoire, cette quête des racines. L’Histoire, cette recherche proustienne du temps retrouvé.
Le poème scande cette quête en exaltant, par le rythme et le vitalisme noirs, le jeu des images et des couleurs, par le feu qui couve sous la braise endormie, le monde perdu que le poète se donne pour mission de retrouver, de nommer, et par là de le faire exister.
Symbiose idéale de l’être et de la nature, conjonction naturelle de deux notions à la symbolique universelle : l’homme, pour Senghor, retrouve sens par la femme qui est plus attachée que l’homme à l’âme du monde. Par elle, il sait qui il est et où il est.

Femme du Sénégal

Femme du Sénégal

Tag(s) : #Littérature et Francophonie
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :