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Jules et Edmond de Goncourt

Jules et Edmond de Goncourt

Deuxième partie
Notes au crayon

La traversée, Marseille-Alger

 

Mercredi 7 novembre 1849.

A cinq heures, la côte d'Afrique sort de la brume du matin. - A six, un triangle blanc s'illumine aux premiers feux du soleil et s'argente comme une carrière de Paros. - Envahissement du vapeur par une horde de portefaix algériens qui s'excitent au transbordement des malles à grand renfort de sons gutturaux. -Porte de France. -Rue de la Marine. -Hôtel de l'Europe. -Bab-Azoun et Bab-el-Oued, rues animées par la bigarrure étrange, pittoresque, éblouissante, d'une Babel du costume: l'Arabe drapé dans son burnous blanc; la Juive coiffée de la sarma pyramidale; la Mauresque, fantôme blanc aux yeux étincelants; le Nègre avec son madras jaune, sa chemise à raies bleues; le Maure à la calotte rouge houppée de bleu, à la veste rouge, au caleçon blanc, aux babouches jaunes; les enfants maures, israélites, chamarrés de velours et de dorure; le Mahonnais au chapeau pointu à pompon noir; le riche Turc au cafetan rutilant de broderies; le zouave; des marins débraillés venus des quatre bouts du monde, et comme repoussoir, à ce dévergondage oriental des couleurs les plus heurtées et les plus éclatantes, la triste uniformité de nos draps sombres. Dans ce kaléidoscope de l'habillement humain, pas un seul costume qui se ressemble, tant il y a de variétés dans le drapé, dans la coupe, dans l'ornementation de la veste, du turban, du haïk, du cafetan, du burnous, de la foutah. - Au soir, quelques musulmans semblent, pour ce jour, avoir complètement mis en oubli les prescriptions du Prophète, et le fameux biribamberli résonne comme un refrain de larifla, scandé par les hoquets du vin. 

 

Samedi 10 novembre.

École turque. Une vingtaine de ravissants bambins rangés en cercle autour d'un vieux pédagogue à mine rébarbative, chantonnent, en se dandinant, des versets du Coran, inscrits sur une pancarte en bois qu'ils ont passée au cou. Les espiègleries, grimaces, gentillesses et autres singeries nous font mal préjuger de leurs progrès, dont leur maître, du reste, paraît fort peu se soucier. - Les constructions arabes, si brusques d'arêtes dans la journée, estompent le soir leurs lignes d'une vaporeuse demi-teinte et noient comme d'un crêpe violâtre leurs masses indécises. C'est le paysage indien tel que l'a compris Daniell, tel que l'interprète la gravure anglaise.

 

Vendredi 16 novembre.

Ascension de la rue Casbah, ascension des 497 degrés divisant les 497 mètres de pente de la Casbah à la ville basse. Transport des fardeaux à la façon de la fameuse grappe de Chanaan : deux ou quatre Biskris portant sur leurs épaules une poutre à laquelle vient s'amarrer la malle ou le ballot; déménagement simple, mais fertile en avaries pour le mobilier suspendu. Les tombereaux voués au recueillement des immondices sont remplacés ici par des troupes de bourriquets aux formes enfantines, gravissant l'échelle de la rue de la Casbah sous une bastonnade perpétuelle. - Descente le long des anciennes fortifications au cimetière du marabout Sidi-Abd-er Haman. - Malgré la défense pour les chrétiens de pénétrer dans ce lieu sacré, nous entrons. C'est un vendredi, jour de prière. Une blanche mosquée d'où filtrent des chantonnements nasillards, de blanches tombes où se tiennent accroupies de blanches Mauresques; de gigantesques cactus; un dattier balançant son aigrette; un entrelacs d'arbres tourmentés, frisés, noueux. C'est le champ de repos de l'Orient; ce n'est plus cette pauvreté attristante, cette nudité désolée des cimetières septentrionaux, et cette terre de la mort, que les baisers du soleil font sourire comme un jardin, vous berce à sa mélancolie. - Le kaouah (café) introducteur chez les Mauresques. Une négresse emmaillotée dans une toile à matelas. Accroupis sur un tapis de Smyrne, nous prenons, dans des tasses de figuier, le café sans sucre et accompagné de son marc. Ertoutcha, Aïacha, Fatma : Ertoutcha, gracieuse femme de treize ans; Fatma, la mutinerie d'une Parisienne; Aïacha, la langueur d'une Orientale. Sourcils charbonnés et reliés par une étoile. Ongles teints de hennah. Enguirlandées de jasmin, un foulard de Tunis capricieusement jeté sur sa tête; une épaisse chevelure noire serrée dans une queue d'où s'échappent des rubans de toutes couleurs, une veste en soie bleu de ciel feuillagée d'or, laissant à découvert la gorge, gazée seulement d'une gaze transparente, une ceinture étincelante de dorures, un pantalon blanc, les jambes nues, d'étroites babouches. Ébauche de danse indigène aux sons du derbouka, tamtam primitif, vase en terre recouvert d'une peau. Fatma s'arme de deux mouchoirs, rassemble ses jambes, imprime à son torse un imperceptible dandinement qu'elle précipite bientôt en tordions furieux, les mouchoirs volent, la tête se renverse en arrière, le corps s'emporte. Longues causeries en langue sabir. Olla podrida de français, d'italien, d'espagnol, la langue sabir est une sorte de patois élastique par lequel, au moyen de terminaisons en ir, en ar et en ia, d'un infinitif prolongé, d'une très petite dose d'arabe, et d'une très grande audace linguistique, la pensée européenne est, au bout de très peu de jours, saisissable à l'oreille africaine. Un Maure nous donne une représentation de ventriloquie à rendre jaloux M. Comte.

 

Samedi 17 novembre.

Bibliothèque et musée, rue des Lotophages. Élégantes antichambres; série de niches s'ouvrant sous un arc ogival entre deux colonnettes géminées. Gracieux cordon de briques vernissées. Arceaux de portes entièrement gaufrés de sculptures. Cour intérieure dessinée par dix colonnes torses de marbre blanc surmontées de chapiteaux précieusement évidés. Le marbre, tiré des carrières de Constantinople, est du grain le plus fin et du blanc le plus éblouissant. Les ogives s'encadrent dans des lignes de briques blanches fleuries de bleu, caractère d'ornementation commun à toutes les maisons mauresques, mais qui se retrouve ici dans une plus grande pureté de goût. Ces dix colonnes supportent une galerie supérieure, où se trouvent reproduites les dispositions et l'ornementation du rez-de-chaussée. Rien de plus gracieux, de plus frais, de plus aérien, que ce petit palais aux arches superposées, que cette blanche cour plafonnée d'azur. Une des trois ou quatre maisons qu'Alger peut citer comme exemple de cette architecture discrète à l'extérieur et pleine de merveilles au dedans. Le Maure, grand artiste du chez soi, s'est plu à adoucir le carcere douro de ses femmes par une prison enchantée. Des escaliers margés d'arabesques, où les dessous de marches s'éclairent d'un éclat vernissé, conduisent à la galerie supérieure, ciselée comme un bijou. Les baies qui surmontent les portes sont garnies d'une feuille de pierre tout aussi délicate que la dentelle de papier de nos boîtes de bonbons. Ravissante salle de lecture dont les fenêtres donnent sur la mer. Un boudoir à lire les Poetae minores plutôt qu'un local à compulser des in-folio. Un gros Maure, geignant comme s'il fendait des bûches, élabore à nos côtes une traduction rebelle. Musée d'histoire naturelle africaine. Au rez-de-chaussée, débris de tumulus romains. La comparaison ne nous est pas permise entre la bibliothèque et l'hôpital du Dey, que le choléra rend invisible pour toute personne étrangère au service médical. - Quelques détails sur le djlep, cérémonie nègre à l'effet de se mettre le diable dans le ventre pour connaître l'avenir. La cérémonie a généralement lieu pendant le rhamadan. Les récipiendaires, inscrits à l'avance, sont introduits dans une pièce où brûle dans un grand réchaud un composé de drogues infernales. Du sang de quatre poules, un vieux nègre oint toutes les jointures des curieux de l'avenir. Ils sont ensuite revêtus de robes à queues hérissées de coquilles et titillantes de grelots. Ainsi parés, aux hurlements d'un charivari incroyable, ils dansent, ils dansent... jusqu'à l'évanouissement. Revenus à eux, ils commencent par retomber et pour se relever encore, et ne cessent que lorsqu'il leur est impossible de se soulever sur leurs jambes... Ils sont alors regardés comme logeant le diable. Quelques-uns ne se relèvent plus. Ce bal satanique dure deux ou trois jours sans être interrompu par la nuit.

 

Lundi 19 novembre.

Porte Bab-Azoun. Deux chameaux agenouillés reçoivent un lourd chargement de planches sous les yeux d'un public recruté spécialement dans le burnous sale : nos badauds drapent fièrement à l'espagnole un ramas jaunâtre de couvertures losangées de trous, passementées de graisse, soutachées de boue, frangées d'effiloques. Éden vermineux de tous les animalcules pullulants de la crasse arabe. Un pan de mur effondré est la table, où quatre d'entre eux, tirant d'une marmite éclopée un je ne sais quoi indigène, le roulent entre leurs doigts, le façonnent en boule, et se l'ingurgitent gravement, insoucieux des inutilités de notre service. - Bazar d'Orléans. Achat de ces petites choses que tout Français est condamné à rapporter à ses amis et connaissances. Nous tombons au milieu d'une vente aux enchères. Le dellal (sorte de Ridel juif) se promène gravement, la montre à la main, au centre d'une cohue d'enchérisseurs surenchérissant à grand tapage de cris et de gestes. Une veste de Mauresque, vendue 150 fr. Des foutahs atteignent les prix de 40 et de 50 fr. Absence d'armes et d'objets d'orfèvrerie. Un seul marchand, Sekel, ayant mieux que des yatagans à 16 francs, mais demandant de ses produits indigènes beaucoup plus cher que n'en demandent les marchands parisiens. - Usage arabe de trois appellations pour les femmes : prénom, nom, surnom. Le surnom joue le plus grand rôle. Une Yamina décorée en arabe du surnom de Beurre frais, à cause de sa fraîcheur; - une Aïacha doit à sa peau plus que brune le surnom de Panier à charbon; -des pommettes rosées, baptisées de Pomme d’api; - un épiderme bistré a valu à une Ertoutcha le sobriquet de Pain de munition.

 

Mardi 20 novembre.

Dessin en dehors de la porte Bab-el-Oued. Un embroussaillement de cactus aux formes les plus bizarres et les plus tortillardes; un palmier surplombant une hutte minée que fouillent des chèvres à longue soie, un synode de poules blanches caquetant à son pied. Comme fond, des masures lézardées de terre de Sienne brûlée, et rayées de briques rouges.- Bain maure de la rue de l'État-Major, ouvert aux hommes depuis huit heures du soir jusqu'à huit heures du matin, aux femmes le reste du temps. Une vaste salle carrée aux trois côtés de laquelle court une estrade arrêtée par des colonnes de marbre blanc, supportant une série de loges servant de séchoirs. Cette estrade, énorme lit de camp destiné au repos du bain, est couverte de nattes. Au côté nu de la salle, pyramide une fontaine de marbre blanc, et s'ouvre la porte de l'étuve. A l'entrée des baigneurs, une cassette reçoit pêle-mêle montres, argent, bijoux. Les chaussures abandonnées au pied de l'estrade, les habits dépouillés et accrochés à un porte-manteau, un jeune Maure vous ceint d'un tablier, vous chausse de babouches de bois, et vous sert d'introducteur dans l'étuve. Suffocation. Deux Maures vous étendent sur un lit de pierre à forme de sarcophage, figurez-vous les dalles de la Morgue, - puis ils vous disent de suer. Le corps entier ruisselle; les yeux brûlent; la pensée prend le vague de l'évanouissement. Quand vous êtes convenablement moites, vos Maures vous couchent par terre, près d'un jet d'eau chaude et se partagent votre corps. D'abord un travail préparatoire, qui consiste à faire craquer toutes les jointures de la charpente et à ausculter robustement la poitrine; puis vos masseurs, la main gantée du strygille, vous attaquent la peau à l'envi. C'est à qui étalera les plus humiliants rouleaux de kissa, trophée que leur orgueil place avec bonheur sous vos yeux. Cette opération est coupée d'écuellées d'eau chaude. Lorsque l'épiderme n'a plus rien de graisseux et crie comme du marbre, ils vous enveloppent dans la mousse nuageuse d'un savon de leur composition. Lavés par un dernier baptême, vos deux fidèles vous emmaillotent de bandelettes avec le soin d'une nourrice, vous couvrent la tête, vous chaussent la sandale et vous conduisent à l'estrade. Un lit de repos vous a été dressé. Hébétement indicible, torpeur pleine d'ivresse et de volupté. Une tasse de café ou de thé, une pipe de douze pieds, vous sont apportées. Pendant l'absorption, dernière tentative de massage. Enfin, abandonnés à vous-mêmes, vous avez la faculté de finir là votre nuit. En sortant, on vous rend, avec une mémoire qui vous étonne, votre menue monnaie, et l'on vous réclame pour le massage, le linge, le lit, le tabac, le café, la somme de vingt-cinq sous par baigneur. Cette modicité de prix explique la fréquente habitude des retardataires qui trouvent leur porte fermée, d'aller coucher au bain maure. Nous regagnons notre hôtel, honteux de l'insuffisance de nos bains européens, honteux de l'ignorance de notre parfumerie. Les essences de rose et de jasmin n'ont pu être contrefaçonnées par nos Birotteaux. Les savons arabes sont, la plupart, des secrets pour nos artistes; quant aux teintures, ils en sont encore à ces préparations corrosives, destructives, à garantie de deux ou trois jours. Les juives fabriquent, à Alger, une bière qui donne au teint un éclat éblouissant, un cirage avec lequel elles simulent des grains de beauté viables pour un mois. Elles préparent des teintures qui, employées depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, ne font qu'ajouter à la beauté et au lustre de la chevelure. Quelquefois vous vous étonnez de les trouver tributaires des anciennes recettes de l'alchimie. Une dame française nous assurrait très sérieusement qu'un lézard bouilli donnait aux cheveux un brillant inconnu aux pommades et cosmétiques européens.

 

Mercredi 24 novembre.

Nous prenons l'omnibus pour les Platanes. Deux graves Arabes enjolivés de robinsons, insouciants des douze sous de la course, prennent place à nos côtés. Une Mauresque s'installe en lapin et offre amicalement une prise de tabac au conducteur.- Pénitencier militaire avec ses élégants créneaux et son moucharaby. - Caravanes d'Arabes à dos de mulet, perchés sur un échafaudage de paniers, les deux jambes talonnant le cou de leurs montures. - Mustapha-Inférieur, agglomération de débits, colonie de trois-six et d'absinthe. Relevés épigraphiques : O 20 100 O (au vin sans eau). On ne boit pas ici de bon vin, non, c'est... et une effigie de chat. - Délicieuse habitation de M. Darheck, construite dans le plus pur style oriental. - Les Platanes, café maure à coupole enchâssée dans un remblai de terre roussâtre, surplombé par une formidable haie de cactus, sous des platanes colosses. Une fontaine, à la margelle tachée d'émeraude, murmure en ce frais Éden. Des Arabes prennent le café, d'autres fument, d'autres jouent à une sorte de jeu de dames. Ici, dans un café, point de dépense préventive de 2 ou 300 000 francs pour embellissement du local, achat d'argenterie, etc. Le matériel est d'une simplicité patriarcale : des bancs, des stalles de bois, des nattes. Quant au mobilier de l'officine du quwadji (cafetier), c'est un fourneau, une cafetière, un mortier, un tableau recevant les noms des consommateurs solvables jouissant d'un crédit ouvert; des pipes, des damiers, quelques sales paquets de cartes espagnoles. Comme rafraîchissement, du café, rien que du café; comme distraction, la pipe; quelquefois, pendant le rhamadan, les Mille et une nuits enjolivées par un conteur arabe. - Jardin d'Essai. Tentatives heureuses d'acclimatation de l'indigotier, du cotonnier, de la cochenille. Champs d'orangers fourmillant de pommes d'or. Deux autruches en train de déjeuner avec leur grillage. Petite forêt de bananiers balançant leurs régimes. Mur de fleurs de vingt pieds de haut. Des clochettes blanches d'un demi-pied, étagées, entassées l'une sur l'autre, laissant place à grand'peine à de minces filets de verdure : la plus royale ornementation que l'on puisse rêver pour une salle de bal. 

 

Vendredi 23 novembre.

La grande mosquée; très élégante arcature formant le frontispice de la mosquée sur la rue de la Marine. Un groupe de bananiers ombrage une petite cour, le vestibule du monument. On se découvre les pieds. Un quadrilatère inégal enserre un petit préau où se trouve une charmante fontaine, destinée aux ablutions pédestres. La galerie du midi est nue. Cinq rangées de piliers, reliés entre eux par une arcature ogivale trilobée, créent cinq galeries dans la galerie nord, et les galeries latérales sont triples. Le sol, dans toute l'étendue de la mosquée, est recouvert de somptueux tapis. Des nattes aux vives couleurs habillent la base des piliers. Un plafond aux poutres équarries, odieusement tachées de chaux, pas la moindre ornementation. Une niche s'ouvrant entre deux colonnes de marbre blanc cannelées, placée au centre de l'édifice, offre seule, dans sa partie supérieure, des versets du Coran richement ornementés. Impression de recueillement en présence de cette blanche forêt de piliers, en présence de cette grande nudité plus éloquente que les dorures de la Madeleine. Un marabout aux vêtements de neige, à la magnifique tête encadrée dans le turban sphérique, indice de sa dignité, nous semble la personnification de la prière. Aly, le garçon maure de l'hôtel, que nous interrompons au moment de génuflexions qui distancent la grande Chartreuse, nous apprend qu'un des plus magnifiques tapis a été donné à la mosquée par le duc d'Orléans. Des gamins maures ont organisé dans un coin un jeu de bouchon. - A côté du Biskri, sans prétention, dont tout le costume se compose d'une foutah rayée de mille couleurs, à côté du burnous crasseux de l'Arabe, le costume maure se fait remarquer par sa variété, sa propreté, sa coquetterie. Une écharpe à raies jaunes s'enroule autour d'une calotte rouge. Une veste, merveille de passementerie, deux gilets, dont le dernier se boutonne et forme plastron, l'écharpe de soie comprimant les plis bouffants du haut-de-chausses, des babouches. Les dandys ont fait choix de la couleur écarlate; malheureusement, l'emprunt fait à la bonneterie française de ses bas bleus vient déparer ce riche costume. - Et le costume ici est rehaussé par un physique qui ne court pas les rues en France. Le front est bombé, les yeux beaux et doux, la courbure du nez pleine de délicatesse, l'ovale grassement dessiné; de soyeuses moustaches donnent un air de fierté à cette sympathique physionomie empreinte d'une bonté rêveuse. Le cou nu révèle cette délicatesse d'attaches dont Byron avait la fatuité. Et le bambino, que d'intelligence dans ses yeux brillants, que de finesse dans les arêtes du visage, que de gentillesse dans les traits! O petite Provence, tes habitués palissent devant ces bijoux de la création. Quelques chérubins, une corbeille de jasmin sur la tête, vont, de porte en porte, fleurir les Rosines mauresques, pressées de les décharger de leur fardeau parfumé.

 

Samedi 24 novembre.

La semaine a trois dimanches à Alger: le vendredi, jour férié des musulmans; le samedi, des juifs; le dimanche, des chrétiens. - Aujourd'hui samedi, grande exhibition de juives an grand costume. Les belles filles d'Israël ajoutent à la parure de leurs yeux magnifiques la richesse du velours, de la soie et de l'or. La jeune enfant couronne le carmin factice de sa chevelure d'un toquet conique tout chamarré de broderies, d'où s'échappe un énorme gland qui égrène sur l'épaule ses fils d'or. La femme vêtue d'une sorte d'éphod, au pectoral d'orfèvrerie, les cheveux pris dans une coiffe noire, le menton enfoui dans un~foulard de Tunis, qu'un noeud fait retomber du sommet de la tête en pointes capricieuses. La vieille femme, au gigantesque sarma, soutenant les ondes d'un monceau de gaze. - Intérieur de maison mauresque. Le rez-de-chaussée, consacré à la cage de deux escaliers, n'a de place que pour un petit vestibule et une buanderie. L'escalier algérien donne difficilement passage à une personne d'une corpulence raisonnable, et s'élève par marches de deux pieds de hauteur. Le premier, qui est à vrai dire toute la maison, a pour centre une petite cour carrée entre des colonnes reliées par des arceaux. Sur une galerie quadrangulaire s'ouvrent quatre portes : d'abord la chambre à coucher, qui tient toute la largeur de la façade; au milieu de la pièce une saillie qui fait niche à l'intérieur et moucharaby à l'extérieur, percée au retour de deux petites lucarnes qui sont la guette de la désoeuvrée mauresque. Cette chambre est garnie de briques vernissées et recouvertes d'un épais tapis. La niche est tapissée de peau de mouton et pourvue d'une montagne de coussins. Trois glaces à cadres dorés; un brasero en forme d'immense cratère; une lampe annelée à trois becs; un grand miroir à pied; un énorme coffre historié de clous dorés; un matelas à couvre-pieds du Maroc; une table-escabeau incrustée de nacre, servant pour les repas; quelques tasses bleues; une cage de vingt-cinq sous, logement du canari adoré; une étagère grossièrement enluminée de bleu et d'or, soutenant des verres à champagne, - des verres à champagne, oui vraiment, - composent tout le mobilier d'une élégante de la rue Soggemah. La porte qui fait face à la chambre donne accès dans une pièce presque semblable, destinée au logement de la négresse qui prépare perpétuellement le kaouah. A gauche est un petit cabinet à nom de cuisine, entièrement dépourvu de cheminée et de fourneau. Toute la cuisine se fait sur un petit réchaud portatif en terre. A droite, un autre cabinet, à la porte du quel repose une paire de patins en bois. Le second étage est entièrement pris par une terrasse entourant d'une balustrade le ciel ouvert de la cour. Pourtant deux ou trois petites pièces, dont un petit grenier et un petit bain maure, couronnés par une seconde terrasse où l'on monte par une échelle. Dans la maison, un fouillis de lampes, réchauds, cafetières, d'une exécution grossière, mais tout pleins de ces contours qui ravissent l'artiste : cols allongés, panses ventrues, anses rondissantes, goulots évasés; - une mine d'inspirations pour un orfèvre parisien.

 

Lundi 26 novembre.

Montée en zigzags au fort de l'Empereur. De là nous dominons le blanc échelonnement de la ville africaine et la rade immense et bleue. Jusqu'à Chéragas, route cerclée de cactus et de débits. Déjeuner au café de M. Barbillon, l'introducteur en France du caban. De Chéragas à Staouëli, immenses plates-bandes de palmiers nains. - Staouëli. La pose de la première pierre date de 1843. Les fondations reposent sur un lit de boulets. Le frère Fulgence nous fait les honneurs du monastère, délicieux cloître à deux étages, encadrant un préau où de verts bananiers ressautent sur le blanc éblouissant des murs. Dans le jardin un frais recoin où l'eau d'une source alimente une végétation tropicale, et peuplé de frères dont la robe blanche semble un burnous. Un gracieux marabout, destiné au logement des étrangers, s'élève sous la main d'un seul frère, à la fois architecte et maçon. Toujours le palmier nain, cet opiniâtre antagoniste de la mise en culture. - Dely-lbrahim : un village de la Brie, transporté avec ses rues à angles droits et sa petite église bâtarde au milieu de massifs d'oliviers, de palmiers et palma-christi.

 

Retour à Alger.

Prise de kaouah chez toutes les beautés en a encore inexplorées par nous. Toujours des yeux de la plus belle eau. Mais bien souvent des lèvres mozambiques et des nez camards; bien souvent des dents malheureuses, et presque toujours des jambes en poteaux, des pieds d'Allemandes et des gorges réclamant un tuteur. A ces défauts naturels à la race, la coquetterie de l'endroit a su ajouter des enlaidissements locaux. Toutes ont les ongles noircis par le hennah ou rougis par le sarcoun. Quelques-unes, non contentes de se relier les sourcils par une étoile, se les rasent complètement et les remplacent par un arc charbonné. Les plus furibondes se teignent entièrement encore les pieds et les mains. Le costume, il est vrai, vient amnistier tout cela. Les mouchoirs de Tunis sont enroulés si coquettement sur la tête ! les chemises de mousseline sont si joliment passementées de rubans ! les vestes sont si richement chamarrées ! les tuniques si capricieusement fleuries d'or ! les foutahs étincellent si ardemment ! la babouche de Constantinople est si coquette ! l'aspect général est si gracieux, si voluptueux, si sensuelles ! - Au moral, fantasques, capricieuses, susceptibles à l'excès, elles changent d'humeur tous les quarts d'heure; et dans leurs moments de folie, vous sentez, dans leurs caresses, la griffe féline. Intelligentes au reste, presque parisiennes d'esprit, elles savent être moqueuses. Quelques-unes pour arriver à ce bienheureux état de kif, que donnent aux Européens les spiritueux défendus par Mahomet, bourrent d'imperceptibles pipes de chanvre haché. Du reste, le haschich n'est pas leur seul mode d'enivrement. Elles prennent fort bien la pilule d'opium, avalent des bouzagas (fèves enivrantes), et mâchent le madjoun (pâte opiacée). - Le lointain bourdonnement du muezzin trouble seul le silence de la ville qui dort; et de temps en temps quelque Arabe attardé fait saillir dans les larges ombres projetées par les voûtes la lueur rougeâtre d'une gigantesque lanterne en papier.

 

Vendredi 30 novembre.

... Assis dans une barque qui repose sur la grève, devant cette mer phosphorescente, sous cette voûte bleue aux mille étoiles, dans cette atmosphère d'une nuit d'août, nous ne pouvons croire que sonne la première heure de décembre.

 

  1. Je termine la publication des articles auxquels mon frère a collaboré, par une série de notes sur Alger lors de notre voyage de 1849. Je raconte, dans l'annotation des lettres de mon frère, que ces notes écrites par nous sur notre carnet de voyage d'aquarelliste et ne contenant jusque-là que la mention de nos repas et de nos étapes, - notes sans aucun doute bien inférieures aux futures descriptions de Fromentin, - ont pour elles l'intérêt d'être les premiers morceaux littéraires rédigés par nous devant la beauté et l'originalité de ce pays de soleil. Et j'ajoute que ce sont ces pauvres premières notes qui nous ont enlevé à la peinture, et ont fait de nous des hommes de lettres.
     
  2. Ces articles ont paru dans les numéros de l'Eclair des 31 janvier, 14 février, 6 mars, 8 mai 1850

 

 

Tag(s) : #Récits de voyage et peinture orientaliste
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