Les frères Goncourt / Jules (1830-1870) et Edmond (1822-1896), dont le testament prévoyait la fondation du prix Goncourt et de l'Académie qui va avec.
Troisième partie et fin
Un réel de fiction ou le Naturalisme balbutiant des Goncourt
Documents
Lettre de Jules de Goncourt à Louis Passy
La lettre que Jules envoie à son camarade de collège Louis Passy présente un immense intérêt. Adressée d’Alger le 24 novembre 1849, c'est-à-dire deux semaines après leur arrivée en Algérie et à mi-parcours de leur séjour, elle trace le plan de leur futur récit. Cette lettre énumère en quelques pages toutes les activités des deux frères dans la ville et dégage un réel sentiment de bonheur. Tout est nouveau, tout est à voir, tout est à faire, tout est à écrire. Les notes qu’ils prennent le soir, ou le matin, peu importe, sur leur carnet d’aquarelles, ces bribes de moments fixés non pas en images mais en mots, ils les arrangent déjà dans leur chambre de l’hôtel de l’Europe pour les traduire avec force dans cette lettre légère et pleine. Et c’est en écrivain que Jules la signe.
C'est flatteur, mon cher Louis, de recevoir des lettres datées du pays des dattes, du couscoussou et des Bédouins. Voilà ce que c'est que d'avoir des amis touristes, et de leur écrire de bonnes et longues lettres. Oui, mon cher, embarqué le 5, j'ai touché le 7 la terre d'Afrique, et depuis ce jour, je ne fais que courir Alger, le crayon d'une main, le pinceau de l'autre. C'est te dire que, chez moi, l'artiste est enthousiasmé. De mes fenêtres je domine la Méditerranée, immense et bleue, bornée tout là-bas par quelque chaînon détaché de l'Atlas; le muezzin se lamente au haut de la mosquée, et j'entends les cris gutturaux des portefaix maures qui remontent des fardeaux, le long de la rue de la Marine. Tu le vois, c'est le triomphe de la couleur locale. Je crois, mon cher, que les voyageurs ont été créés pour faire concevoir une idée des pays qu'ils visitent. Est-ce un rôle qu'ils remplissent religieusement? D'après leur dire, Alger passe pour une ville complètement française, pittoresque comme une sous-préfecture, affublée d'omnibus, de réverbères, de trottoirs, etc., etc., et autres embellissements qui font grincer des dents les peintres et les poètes. Eh bien, c'est un préjugé, un préjugé déshonorant. Il y a trois rues françaises à Alger, tout le reste est arabe. Sortez des rues Babazoum, Bab-el-Oued ou de la Marine, montez vers la Casbah, vous ne trouvez que des ruelles, des escaliers, des impasses, des culs-de-sac, des allées, des coupe-gorge incroyables pour un Européen : quelque chose d'inextricable comme un labyrinthe, d'inimaginable comme pittoresque oriental. Des rues, mon cher, où on ne peut passer qu'une personne de front Et tout cela émaillé de costumes... Quels costumes! Ecoute! Rues animées par la bigarrure étrange, pittoresque, éblouissante d'une Babel du costume. L'Arabe drapé dans son burnous blanc; -la juive avec la sarma pyramidale; - la Mauresque, fantôme blanc aux yeux étincelants ; - le nègre avec son madras jaune, sa chemise à raies bleues; - le Maure à la calotte rouge houppée de bleu, à la veste rouge, au caleçon blanc, aux babouches jaunes; - les enfants israélites chamarrés de velours et de dorures; - le Mahonnais au chapeau pointu à pompons noirs; - le riche Turc au caftan étincelant de broderies; - le zouave - et comme repoussoir à ce dévergondage de couleurs les plus heurtées et les plus éclatantes, la triste uniformité de nos habits noirs. Dans ce kaléidoscope de l'habillement humain, pas un seul costume qui se ressemble, tant il y a de variété dans le drapé, dans la coupe, dans l'ornementation de la veste, du haïk, du caftan, du turban, de la sarma, du caleçon, de la calotte. A chaque pas, mon cher, ce sont des tableaux saisissants, des tableaux à la Decamps, comme je te dirais, si tu comprenais la peinture. Veux-tu un café, le café de la rue de la Girafe? Cave à arceaux éclairée par la lueur de quatre veilleuses monstres, garnie de fleurs et de bocaux de poissons rouges, où un récitatif monotone, aigrement accompagné d'une guitare, d'un violon et d'un tambourin, berce dans leur rêverie, un public d'Arabes, accroupis sur des planches et fumant silencieusement leur chibouk. Veux-tu le costume des femmes mauresques dans leur intérieur? … Toutes deux enguirlandées de jasmin, un foulard de Tunis capricieusement jeté sur la tête, une épaisse chevelure noire serrée dans une queue d'où s'échappent des rubans de toutes couleurs, une veste en soie bleu de ciel feuillagée d'or laissant à découvert la gaze transparente qui devrait cacher la gorge, une ceinture étincelante de dorures, un pantalon blanc, les jambes nues, d'étroites babouches. Veux-tu un cimetière arabe? Descente le long des anciennes fortifications au cimetière du marabout Sidi Abderaman. Malgré la défense pour les chrétiens de pénétrer dans ce lieu sacré, nous entrons. - C'est un vendredi~, jour de prières. - Une blanche mosquée d'où filtrent des chantonnements nasillards; de blanches tombes où se tiennent accroupies de blanches Mauresques; de gigantesques cactus, un dattier balançant son aigrette, un entrelacs d'arbres tourmentés et noueux. C'est le champ de repos de l'Orient: ce n'est plus cette pauvreté attristante, cette nudité désolée des cimetières septentrionaux : ici le coeur n'a pas froid, -et cette terre de la mort que les baisers du soleil font sourire, inspire une douce mélancolie. Tu vois, mon cher, qu'on ne trouve pas encore ça aux environs de Paris. Nous courons Alger, à toutes les heures du jour et la nuit. Les Arabes sont parfaitement inoffensifs... Il y a dans ces ruelles des effets de clair de lune prodigieusement beaux, des décors tout faits pour une scène d'égorgement. Décidément, mon cher, il y a deux villes au monde: Paris et Alger. Paris la ville de tout le monde, Alger la ville de l'artiste (1). Nous partons d'ici le 10 décembre. Nous serons le 17 à Paris, et tu seras, mon cher, une des premières personnes auxquelles j'irai serrer la main. Voilà ton oncle remercié (2). Son impôt sur la rente, impôt que je trouvais juste, quoiqu'il m'eût frappé, l'a fait regarder comme trop révolutionnaire. C'est à n'y plus rien comprendre. La droite n'apprend rien, mais il est vrai de dire que, cette fois-ci, elle a tout oublié. Quant au président, c'est un logogriphe; je donne ma langue au chat. Allons-nous bavarder cet hiver, mon cher ami! Tu vas me faire conter et raconter mes excursions, tant et tant que j'en deviendrai assommant; nous allons briser des lances dans des tournois littéraires; nous allons enfin nous plonger dans toutes les délices d'une conversation échevelée et sans gêne. Ce sera délicieux. Ah! ça, Rachel va-t-elle jouer Marion Delorme? Si c'est vrai, je te retiens pour partner, et quand nous devrions faire queue depuis deux heures.... Adieu, mon cher ami. A bientôt. Le 18, je t'embrasserai de tout coeur. Dis à Blanche que je rapporte force croquis. Rappelle-moi au bon souvenir de ta mère et crois-moi Ton ami, Jules.
Notes
1- L'Afrique nous avait absolument conquis, et les affaires de la succession de notre mère, arrangées, nous comptions y vivre une partie de notre vie. Il arrivait même que, pendant notre séjour à Alger, il était question d'une expédition pour Tombouctou, le printemps prochain, moyennant une souscription, et nous inscrivions pour cette expédition, qui, Dieu merci n'eut pas lieu.
2- M. Hippolyte Passy, Ministre des finances.
+++++++++++++++++++++++
Une femme du Mezouar, dont le poème Romance est une variante abrégée, doit sans doute son existence à des restes de notes inemployées par les Goncourt dans leur récit sur Alger. Ils les accommodent sous forme de fiction, une sorte de nouvelle, qui éclaire malgré tout, en le développant, le point discret de leurs soirées où ils racontent leurs visites aux belles Algéroises de la rue Soggemah. L’utilisation systématique de termes arabes, dans l’espace forcément réduit de la nouvelle, alourdit inutilement leur propos. Une Femme du Mezouar semble ne pas avoir bénéficié de la même attention que leur récit de voyage, ou des autres textes de la même époque présentés dans cette édition. La moins écrite et donc la moins réussie, boitant de toutes ses phrases, cette histoire assez invraisemblable raconte la souffrance d’une femme, une de ces femmes qui aiment par métier, et qui dans cette intrigue aime de coeur sans être aimée en retour. Thème romantique s’il en est. Le recours à la magie, la scène du Djlep, qui rappelle par son paroxysme La danse des Djinns et des Aïssaouas de Théophile Gautier, ne parvient pas à éveiller l’amour chez l’être aimé, un zéphir que l’on voit passer à trois reprises devant les fenêtres de la pauvre énamourée. L’indifférence du militaire, peut être ignorant du sentiment qu’il a fait naître dans le cœur de la belle, désespère la jeune femme qui meurt, au bout de quelques lignes, d’une fluxion de la poitrine. La chute de la nouvelle, aussi improbable que le reste de la fable, plus comique que tragique, prête au sourire et non à la compassion. Et nous enseigne la difficulté d’un genre que Maupassant a porté au plus haut. Les Goncourt ne se faisaient guère d’illusions sur les qualités de ce texte. Publié une première dans Une voiture de masques (1856), Edmond la supprima dans la réédition de l’ouvrage en 1876, paru sous le titre de Quelques créatures de ce temps. Nous la proposons à la lecture comme objet de curiosité.
M.M
Devant une glace à pied enluminée de dessins gabaïles, elle était assise, les jambes croisées sous elle. Autour d'elle étaient rangés de petits pots, leurs petites spatules la queue en l'air. Elle prenait ici le hennah, et noircissait le bout de ses ongles; là, le sarcoun, et teignait leur racine en rouge. Elle puisait à celui-ci, et se peignait les pieds en belle ocre. Avec une tête d'épingle, passée sur un tampon, elle se faisait au coin de la bouche un grain de beauté, un khanat provoquant. Elle trempait un pinceau dans l'afsah, et le faisait glisser sur ses sourcils, les reliant au-dessus du nez par une gentille étoile. Elle mouillait le bout de son doigt dans une poterie où un lézard cuisait dans l'huile, et le passait sur ses cheveux, qui devenaient brillants comme les cheveux mouillés de la Vénus Anadyomène d'Apelles; puis elle enlevait avec une pointe, cil à cil, le k'hol dont ses paupières étaient enduites. De temps en temps, elle s'arrêtait fatiguée, avançait à sa bouche un tuyau de houka, et regardait vaguement dans sa chambre le brasero en cuivre, la lampe annelée a trois becs, l'escabeau incrusté de nacre, les volets aux entrelacs cruciformes, le coffre historié de grands clous qu'elle apporta de la montagne. Elle faisait couler son oeil d'un côté à l'autre, sans tourner la tête, suivant les rondes argentées du tabac maure, jusqu'aux étagères a grosses fleurs rouges et bleues où posaient des flûtes à champagne, tout étonnées d'être la. Elle laissait retomber le tuyau, reprenait la pointe d'acier, et dégageait patiemment la frange luxuriante de ses yeux. Elle enroulait alors sur sa tête un foulard de Tunis aux rayures d'or, et sur sa chemise transparente, sillonnée de chaque côté de rubans bleu de ciel, elle passait un frimlah très étroit, garni de boutons d'or, comprimant la gorge trahie par le tulle et la portant en avant. Sur le frimlah, elle passait encore une veste de brocart feuillagée d'argent. Elle attachait autour de ses reins une large ceinture, un eûzame aux effilés d'or d'un pied de long. Elle se mettait aux oreilles des menaguèche de diamants. Elle nouait autour de ses bras l'or du mzaïs. Elle choisissait pour ses pieds cerclés d'anneaux une babouche de Constantinople ouatée du blanc duvet du cygne. La négresse lui jette aux épaules le manteau, le takhelilah de soie, et la Mauresque, le front voilé par l'âsisbah, le visage depuis les yeux voilé par le eûdjar, n'est plus qu'un fantôme blanc, aux cils avivés d'antimoine, aux yeux noirs. La négresse allume une grande lanterne, s'enveloppe dans un sarrau bleu. Toutes deux descendent le petit escalier tournant, ouvrent la porte, et remontent la rue Soggehmah. Sur la dernière marche, la Mauresque avait dit « J'aurais le diable dans le ventre ?» La négresse avait fait un signe d'assentiment. Les deux femmes vont, vont; elles marchent dans la ville obscure. Les rues montent, descendent. Elles se creusent en sauts de loup. Elles se dressent comme des échelles de pierre. Elles s'étranglent en des ruelles où les deux femmes touchent de leurs deux coudes les deux murs. Elles s'enfoncent sous les terrasses, mariées l'une a l'autre, cachant le dais bleu semé d'étoiles. Elles s'éclairent tout a coup sous un ciel ouvert; et dans une étroite percée, au loin, quelquefois s'aperçoit, comme voilée d'un crêpe violet, la coupole indécise d'une mosquée. Les murs blanchis de chaux vive ont dépouillé leurs lumières et leurs ombres cernées du jour. De loin en loin, un rayon glissant d'une porte ouverte annonce un bain maure où quelque Arabe attardé réveille, avec sa lanterne en papier, des ombres violentes sous les arcades noires. Alger baigne dans une vaporeuse demi-teinte, se reposant du soleil sans bruit. A peine si au fond d'un cul-de-sac obscur un derhouka murmure; à peine si dans le lointain monte avec le bourdonnement du muezzin le biribamberli d'un ivrogne. Les maisons dorment, s'étayant l'une l'autre de leurs poutres de bois. Les deux femmes cheminent et se retrouvent dans le labyrinthe d'Al-Djézaïr. Près de la Casbah, elles rencontrent des Biskris qui boivent à même une bouteille de rhum anglais. Elles pressent le pas. Elles sont arrivées. Elles heurtent. On ouvre. Un mot tombe dans une oreille noire approchée de la bouche de la négresse. Les deux femmes entrent. La salle est vaste, nue, blanche. Des poutres grossièrement équarries, tachées de chaux, sillonnent le plafond. Tout autour de la salle, accroupis, il y a des hommes et des femmes, un voile sur la tête. Un réchaud, tout odorant de benjoin et de sambel, brûle au milieu, entre quatre poules noires, le cou coupé. Un vieux nègre, sa tête crépue appuyée au plancher, ventile d'un souffle incessant le brasier ardent, et les flammes s'élèvent et retombent, allongeant leurs faucilles rouges, et montant lécher jusque sur les bords du bassin crépitant « l'infernal coulis». Du sang de poule bouilli, la négresse s'oint les jointures des bras et des jambes; du sang de poule bouilli, la Mauresque s'oint les jointures des jambes et des bras. On leur apporte de lourds manteaux noirs cliquetants de coquilles, carillonnants de grelots; les femmes et les hommes accroupis ont rejeté leurs voiles. et sont venus, tous couverts des manteaux sonores, se ranger à côté des deux femmes. Des cuivres grincent, et la danse du djelep commence. Hommes et femmes dansent. Les grelots tintent. L'orchestre marche d'abord sur un rythme tardif; peu a peu, il se presse et s'enlève comme une cavale éperonnée. Les danseurs le suivent; et à mesure que la musique monte, ils se trémoussent et s'agitent en un furieux djebbeh. Bras, jambes, torses, têtes, entrent en branle. Dans le tournoiement, les manteaux s'entrechoquent, et jettent sur tout ce brouhaha leur cliquetis aigus. Les étoffes s'arrachent et sèment le bal. Les pieds se prennent en les chevelures défaites qui balayent le sol, et nouent un moment la danse. Les tambours en peau de mouton battent une marche qui va toujours plus vite; les chalumeaux géants, les guitares de calebasses, s'enfièvrent a cette contagion démoniaque, et grincent, et piaillent. et crient, et mugissent, et beuglent, menés par la mesure énorme de vingt castagnettes de fer. Sur le tremplin frémissant du plancher, les pieds et les jambes se rétractent, tordues et soubresautantes, comme les cuisses d'une grenouille sous la pile voltaïque. Les visages ruissellent de sueur. L'écume souille les bouches. Quand il s'affaisse un danseur, la danse se resserre et s’emporte. Une Terpsichore épileptique les emplit, faisant tous les muscles d'acier. Le gisant se relève, et la ronde des convulsionnaires noirs tourbillonne à la flamme vacillante du brasier, ainsi que des phalènes enfermées dans une lanterne. Le charivari rugissant fouette toutes les fatigues... L'aube blanchissait. Tous tombaient évanouis, se relevaient et redansaient. Au matin, la négresse sortait de la maison encore pleine des cris du cuivre, courbée et portant sur son dos un lourd paquet blanc. Quand la Mauresque revint de son évanouissement, elle dit à la négresse : « Maintenant que j'ai le diable dans le ventre, viendra-t-il ? » Une douleur au côté la prit, et elle retomba sur ses coussins de Maroc, la tête près de la petite lucarne de la rue. Ce jour-là, elle le vit passer; mais il pensait à se tailler un pantalon blanc dans les draps de son lieutenant. Le lendemain, elle le vit encore passer; mais il pensait à teindre en noir le mulet gris de son colonel. Une autre fois, le zéphyr passa encore. Il était gris ce jour-là; et il n'était pas encore dégrisé, que la Mauresque était morte d'une fluxion de poitrine. Allez à Sidi-Abd-el-Rahhman-el-Tsaalébi. Vous y verrez, au-dessous du caroubier, une jolie tombe carrelée de vert et de blanc, avec des branches de laurier.
Jules, étonnamment, n’évoque pas les recueils de poésie du chef de file du romantisme. Il s’était par contre emballé pour Don Juan, le poème de Byron (lettre du 26 juin 1849 au même), dont il admirait particulièrement les deux premiers chants, « le chef-d’œuvre du genre ».
Cette omission, paradoxalement, nous fait penser que le livre qui l’a accompagné lors de voyage est le recueil des Orientales (1829).
Edmond de Goncourt, dans une note de l’édition des Lettres de Jules de Goncourt (1885), écrit : « En ces années, l’admiration littéraire de mon frère était tout entière à Hugo ; plus tard une partie de cette admiration déserta du côté de Balzac. »
Les trois poèmes écrits à Alger, Bambino, Abdallah et Romance tout nimbés de l’aura hugolienne (dans sa musicalité Romance semble découler directement des Djinns), sont l’œuvre d’un très jeune homme - Jules n’a pas vingt ans - doué et romantiquement à l’écoute des élans du cœur. M.M
Par tous les temps était la même : une chemise.
Ce haillon émérite était comme un burnous
Effiloqué, crasseux, accidenté de trou,
Et tout ravitaillé de naïfs rapiéçages,
Enfin, à défier jusqu’aux brosses sauvages
D’un Espagnol. –Souvent nous montions tout un jour
Dans les quartiers du haut croquer avec amour
Les miracles de tons dont chaque mur fourmille,
Et ces Decamps tout faits qui courent par la ville ;
Avec nos deux cartons, il emboîtait le pas,
Et nous faisait honneur de son cortège gras
Et de ses deux grands yeux, de ses yeux de gazelle,
Dévorait tout le temps nos boîtes d’aquarelle.
Nous vécûmes ainsi, - cette chemise et nous, -
Un mois ; - tout un beau mois, un mois charmant et doux ;
Un beau mois de soleil, et de rêve adorable,
Qui s’écoula sans bruit à l’horloge de sable,
Nous, dessinant toujours, elle nous escortant,
Gambadant ; s’il tombait un sou, le ramassant,
Et riant. – Puis sonna l’heure qui les éveille,
L’heure qui tinte au cœur si triste ; et quand la veille,
Nous dîmes un bonsoir au gamin musulman :
« Moi triste, si Français partir », nous dit l’enfant.
Alger, 1849, paru dans L’Eclair du 3 avril 1852
Tout au bord de la mer ;
Ertoutcha en paresse
Appelle sa négresse ;
Vieille et lente à monter.
Elle a sa foutah blanche.
Le muezzin s’endort,
Et la lune se penche
Sur les minarets d’or.
« Le soir chante
A voix lente
Dans le vent
Comme un chant,
Mélodie,
Engourdie
Bruit lointain
Qui s’éteint
Comme une âme
Qui se pâme.
Namounah !
Du Kaouah !
Mes pensées
Sont bercées.
Le front ceint
De jasmin,
Indolente,
Nonchalante.
Au pays
Des houris
Je m’élève
En mon rêve !
Namounah
Du Kaouah !
A ma bouche
L’ambre touche
Rond d’argent
Grandissant,
Vers l’étoile
Qui se voile,
Monte et va
Du houka
La fumée
Embaumée ! »
Tout au bord de la mer ;
Ertoutcha en paresse
Appelle sa négresse ;
Vieille et lente à monter.
Elle a sa foutah blanche.
Le muezzin s’endort,
Et la lune se penche
Sur les minarets d’or !
Alger, 1849, paru dans L’Eclair du 4 septembre1852
Dans sa cour qu’encadraient des colonnes de marbre,
Dans Une Année dans le Sahel, Eugène Fromentin évoque en quelques phrases ce café qui semble avoir été très fréquenté par les touristes au moment de son séjour en Algérie. « Un peu plus loin que le cimetière, en suivant la route, on trouve un endroit très vanté, très souvent reproduit, dont tu dois connaître déjà dix tableaux au moins, ce qui me dispensera, j'espère, de faire aussi le mien : je veux parler du café des Platanes. Le lieu assurément est fort joli. Le café, construit en dôme, avec ses galeries basses, ses arceaux d'un bon style et ses piliers écrasés, s'abrite au pied d'immenses platanes d'un port, d'une venue, d'une hauteur et d'une ampleur magnifiques. Au-delà, et tenant au café, se prolonge, par une courbe fort originale, une fontaine arabe, c'est-à-dire un long mur dentelé vers le haut, rayé de briques, avec une auge et des robinets primitifs dont on entend constamment le murmure, le tout très écaillé par le temps, un peu délabré, brûlé de soleil, verdi par l'humidité, en somme un agréable échantillon de couleur qui fait penser à Decamps. Une longue série de degrés bas et larges, dallés de briques posées de champ et sertis de pierres émoussées, mènent par une pente douce de la route à l'abreuvoir. On y voit des troupeaux d'ânes trottinant d'un pied sonore, ou des convois de chameaux qui y montent avec lenteur et viennent plonger vers l'eau leurs longs cous hérissés, avec un geste qui peut, suivant qu'on le saisit bien ou mal, devenir ou très difforme ou très beau. En face s'ouvre, par une grille française flanquée de pilastres et précédée de tristes acacias, la grande allée pleine de roses encore fleuries du Jardin d'essai. J'y vais quelquefois, mais je n'en parlerai pas, n'étant pas botaniste et n'étudiant au surplus que les choses arabes. »
Journal
Les frères Goncourt / Jules (1830-1870) et Edmond (1822-1896), dont le testament prévoyait la fondation du prix Goncourt et de l'Académie qui va avec.