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Albert Savarus, illustration 19ème

Albert Savarus, illustration 19ème

L’année 1842 est une année charnière pour Balzac. A la tête d’une œuvre immense, reconnu et admiré par ses pairs mais toujours assailli par les journalistes depuis Illusions Perdues, il commence à ressentir dans sa chair les effets négatifs de son immense labeur. S’il ne doute pas de son talent - comment le pourrait-il ? - la fatigue « du cœur et de l’intelligence », sa santé fléchissante et un sentiment de solitude l’amènent parfois à une forme de découragement. A quoi peut servir tout cela si la femme qu’il aime ne se décide pas à vivre avec lui. Mme Hanska, veuve depuis le 10 novembre 1841, refuse de lépouser : elle lui écrit un cruel : « vous êtes libre » en février de cette année. Balzac ne comprendpas. Il a attendu 9 années, et maintenant que leur union est possible, elle se défile. Elle avance des raisons - la complexité du monde slave, les réticences de sa famille - qu’il n’accepte pas.
Pour avoir l’assentiment du Tsar, « je deviendrai Russe » lui dit-il. Il la supplie, lui rappelle leur amour, leurs serments, sa patience, son travail acharné dont elle est le principal moteur. « J’ai peur d’être un sac vide quand le bonheur m’arrivera » lui confie-t-il, prémonitoirement.
Balzac vient d’achever Un début dans la vie. Il publie en janvier Mémoires de deux jeunes mariées ; en mai Ursule Mirouet et Albert Savarus et en juin La Fausse maîtresse ; en novembre La Femme de trente ans sous sa forme définitive ; en décembre Les Deux frères`(
La Rabouilleuse). On lui réclame Les Paysans.
Sa pièce, Les Ressources Quinola a été jouée le 19 mars 1842, sans grand succès, malgré la présence sur scène de Marie Dorval. Balzac se voit dans la peau d’un forçat : « créer, toujours créer ! Dieu n’a crée que pendant six jours !... »
Albert Savarus montre un Balzac de la maturité, maître de son art mais inquiet de son avenir amoureux. « Ecrit avec son sang et ses muscles » comme le note Sainte Beuve, le roman, en effet, est très étroitement lié à sa vie personnelle, comme dans Louis Lambert ou Le Lys dans la vallée. Balzac, à 43 ans, s’est représenté dans les traits et le caractère d’Albert, préoccupé uniquement de la femme qu’il aime et du travail qu’il accomplit pour la mériter. Albert Savarus peut être lu comme un appel au secours à la lointaine Mme Hanska. Balzac d’ailleurs ne lui cache pas sa parenté avec Savarus, le personnage principal du roman. D’autres indices dans l’intrigue signalent ce qu’a de commun la vie des deux amants avec la leur : les lieux, Italie et Suisse ; le prénom Rosalie attachée à la méchante tante Hanska ; le temps, long, de leur relation ; le veuvage ; la fortune ; leur différence de classe ; le portrait de l’aimée accroché au mur de la bibliothèque, etc.
Il s’agit bien d’un roman codé, comme le remarque André Maurois dans la biographie de l’auteur, Prométhée ou la vie de Balzac. Mme Hanska n’a pas aimé le roman.

En septembre 1833, Balzac s’était rendu à Besançon, « ville assise dans l’intérieur d’un fer à cheval décrit par le Doubs », en allant à la rencontre de Mme Hanska à Neuchâtel. Il y était resté 3 jours, un à l’aller, deux au retour, profitant de ce séjour pour procéder à un important achat de papier - Balzac s’était à cette époque mis en tête de devenir imprimeur. Le préfet du moment était Denis-Victor Tourangin, le frère de Zulma Carraud, l’amie d’enfance de Laure de Balzac, qui devint plus tard la confidente d’Honoré. Balzac fut séduit par la Porte noire et le quartier Saint Jean où il promena sa curiosité, il poussa jusqu’à l’hôpital Saint Jacques, rencontrant les bisontins qui comptaient à l’époque et parmi eux, le père Gousset, le vicaire général du diocèse. Balzac logea chez son mentor, Charles de Bernard, au N°57 de la rue Bersot (alors Saint-Paul). Il interroge son ami sur les salons et les anciennes familles de Besançon. Les lieux décrits par le romancier appartiennent bien à la géographie urbaine du Besançon des trente premières années du 19ème siècle.
Ainsi l’hôtel de Rupt est sûrement l’ancien hôtel Pétremand de Valay dans lequel Balzac ne put pénétrer. Situé rue de la préfecture, il se trouve à deux pas des bureaux de préfet, l’adversaire politique de leurs occupants. Le bâtiment a été vendu en 1849 à la Banque de France, qui en a fait une succursale.
Les logements de Savarus, rue du Perron, actuellement rue Chifflet, et de Soulas, rue Neuve, aujourd’hui rue Charles Nodier, ont en toute vraisemblance existé même si l’auteur ne les a pas expressément visités. Ce périmètre avec ses magnifiques hôtels particuliers, constituait à l’époque le quartier chic, aristocratique, de Besançon.


L’histoire
Dans les faits, l’action du roman se déroule plus exactement entre les jardins de l’hôtel de Rupt et l’arrière de la maison Galard, où un certain jour aménage Albert.
La baronne de Wateville, « le personnage féminin le plus considérable peut-être de Besançon », femme très dévote, s’était mariée en 1815. Elle était l’héritière d’une immense fortune. Le couple s’établit rue de la Préfecture, dans le bel hôtel de la famille de Rupt. Après son mariage, elle devint encore plus dévote. Son air sombre et ses façons prudes étaient, nous dit Balzac, en harmonie avec le caractère de la ville. Les femmes, dans Albert Savarus, mènent leurs maris et font la loi.
M. de Watteville, « homme sec, maigre et sans esprit », paraissait usé sans que l’on sut pourquoi. Certains dirent qu’il s’était usé contre cette roche qu’était sa femme. Les observateurs de la nature humaine remarquèrent que Rosalie, leur fille, fut le seul fruit de l’union des Watteville et de Rupt. Le baron s’était aménagé « un riche atelier de tourneur » où il s’adonnait à une activité « mécanique », loin de toute création. Comme s’il compensait le peu de considération que lui vouaient les femmes de son foyer. Balzac est très sévère à son égard. Le baron était également collectionneur : il amassait des coquillages, des insectes et « des fragments géologiques du territoire de Besançon. » Ne pouvant l’emporter sur sa femme, il se réfugiait dans ses manies, qui lui prenaient le plus clair de son temps. Il était, en outre, amateur « de bonne chère. »
Balzac insiste sur l’opposition entre le premier Watteville, l’ancêtre conquérant, et son petit neveu, le « cloporte », ainsi qualifié avant même son mariage. Cette défaillance symbolise tout autant la décadence de la noblesse et celle de l’autorité paternelle.
Sous la tutelle revendiquée de l’église, le salon des Wateville, le plus recherché et le plus influent de Besançon, ne manquait pas d’une certaine splendeur. Un vieux luxe y brillait où s’affairaient de vieux serviteurs sous la lumière de « vieux lustres de cristaux taillés en forme de feuilles. » Grâce au baron, on y mangeait bien. Les vins choisis par M. de Wateville étaient célèbres dans le département. Bien entendu, l’archevêque et les abbés les plus remarquables de l’archevêché y étaient reçus.

Après cette introduction, Balzac évoque assez longuement le jeune, mais désargenté, M. de Soulas, le lion de Besançon, que tout laisse à penser qu’il est promis à Rosalie de Watteville, la riche héritière. De taille moyenne, brun, les cuisses un peu rondes, les pieds déjà gras, « il marchait à grands pas vers une obésité fatale à ses prétentions. » Avec ses vêtements à l’anglaise, il était regardé à Besançon comme le plus bel homme de la ville. Comme lord Byron, il s’exerçait au tir au pistolet tous les jours vers midi. Pour arriver à ses fins, Amédée s’ingénie à faire la cour à l’irascible comtesse - elle a alors 30 ans. Elle devient son « idole » et n’accepte que de lui certains écarts de langage, « des gaudrioles » – car il a voyagé en Angleterre et il est un peu parisien. Il est donc d’une autre étoffe que celle dont sont faits les bisontins de son âge.
A 25 ans il possède un groom, un équipage et porte le linge le plus fin. Ce luxe éponge ses quatre mille francs de rente et ne lui laisse presque rien pour ses frais de bouche. Mme de Watteville connaît la situation de M. de Soulas. Elle le protège et prend plaisir à écouter les confidences du jeune homme qui flatte son esprit de dévote en lui débitant, d’un ton léger, « les péchés qu’elle interdisait à sa chair. »
Il dîne donc en ville et joue au whist tous les soirs, comme le faisait le chevalier de Valois dans La Vieille fille. Bien en place à Besançon, Amédée de Soulas est cité par les mères « des 40 familles qui composaient la haute société bisontine » comme le plus charmant des jeunes hommes.
En septembre 1834, le début de cette histoire, lors d’un dîner, il est question d’un avocat, étranger à la ville, qui a contre toute attente réussi à gagner un difficile procès en faveur de l’Eglise. Ce mystérieux personnage a un nom : Albert Savarus. La laudative présentation qu’en fait l’abbé de Grancey intrigue l’assistance : la discrétion, le sérieux, l’éloquence, la tenue, le talent de Savarus provoquent un mouvement d’intérêt dans l’assistance, d’autant plus que, logeant rue du Perron, on peut voir ses fenêtres de l’hôtel des Wateville.

Besançon
On ne comprend cependant pas qu’un parisien ait la singulière idée de s’établir à Besançon, ville réputée pour son hostilité aux étrangers.
Ce préambule permet à Balzac de dire « un mot sur Besançon. » C’est une ville, dit-il, qui offre une résistance extraordinaire à toute idée de progrès. Des fossés infranchissables séparent la noblesse de la bourgeoisie et des haines mortelles, à propos d’un rien, peuvent naître et croître indéfiniment. Les mariages entre nobles s’arrangent dès le berceau des enfants : tout est calculé et défini à l’avance. Aucun étranger n’a pu se glisser dans ces maisons. Ce monde se dit grave, « ennuyeux » même et neveut pas qu’on l’amuse. Pour Balzac, Besançon par son provincialisme étroit participe à la dégradation générale de la France – comme les autres villes de province et, pour des raisons inverses, Paris. Mais Besançon est encore plus responsable à cause de la religion qui semble tout régenter et qui confine la ville dans cette allure raide et froide.
Mais cette apparence n’est qu’une façade : le pouvoir réel est tenu par les commerçants qui vont imprimer une certaine activité dans la ville grâce au nouvel arrivant, l’avocat Albert Savarus. Une revue est créée qu’il dirige, la Revue de l’Est, imprimée chez l’un « des plus forts éditeurs de grands ouvrages ecclésiastiques », des causes sont plaidées avec succès, apportant à la société bisontine un souffle nouveau et de quoi alimenter les conversations des salons, dont celui des Watteville. Si Besançon est présentée par Balzac comme une ville fermée : comment alors expliquer la réussite d’Albert. Cette ville qui méconnaît ses enfants illustres : Hugo, Nodier, Fourier mais s’agenouille devant l’inconnu Albert Savarus. L’explication tient dans le fait, peut être, que l’avocat répond à des besoins nouveaux. Cependant les négociants qui agissent ne sont pas montrés dans le roman (comme d’ailleurs du Bousquier dans La Vieille fille).

Rosalie de Watteville
Balzac illustre son propos en décrivant Rosalie de Watteville. Il nous explique son apparence effacée par l’éducation que lui a imposée sa mère.
Elle n’a jamais quitté l’enceinte de l’hôtel de ses parents, nous dit-il. Son éducation « exclusivement religieuse » l’avait « fortement comprimée ». Sa mère la tenait avec sévérité par principe et par tempérament. Elle surveillait et ses pensées et ses lectures : l’histoire sainte, l’histoire de France, l’histoire ancienne, le tout à travers l’interprétation d’un vieux jésuite. Ni danse, ni dessin, ni chant, genres dangereusement lascifs et corrupteurs, n’égayèrent son apprentissage. Sa mère lui appris la tapisserie et les petits ouvrages de femme. L’auteur nous dit, qu’au bout du compte, Rosalie ne savait rien de ce qui aurait pu faire d’elle une jeune fille convenable.
A 17 ans, la jeune fille avait lu les Lettres édifiantes et des ouvrages sur la science héraldique qui la passionnait. Elle entendait la messe tous les matins à la cathédrale où sa mère la conduisait. Si elle accompagnait sa mère dans certains salons, elle ne pouvait parler plus que l’ordonnance maternelle ne lui permettait.
A 18 ans Rosalie était une jeune « fille frêle, mince, plate, blonde, blanche ». Elle avait « de belles mains, mais rouges », des taches de rousseurs et « un joli pied de châtelaine. » Ses yeux d’un bleu pâle pouvaient s’enflammer. Elle ressemblait aux saintes d’Albert Dürer. Sa beauté ne pouvait être vue que par « un connaisseur attentif. » Habillée à la mode de Besançon, elle atteignait à une certaine laideur, alors que sa mère, sous les conseils de M. de Soulas, portait d’élégantes robes faites à Paris.
Rosalie sous son attitude modeste et insignifiante cachait un caractère de bronze. Elle avait hérité de son arrière grand oncle paternel, M. de Watteville, « le fameux et le plus illustre des meurtriers et des renégats » de l’histoire comtoise, une férocité, une force et une volonté, accrues par la ténacité et la fierté du sang des de Rupt, restées inaperçues dans sa famille. Balzac traite ici du thème de l’hérédité qui, dans le cas des Watteville, a sauté une génération (Zola en fera l’un de ses thèmes majeurs dans la saga des Rougon Macquart). Seule sa mère les soupçonnait. A l’archevêque qui reprochait la trop grande sévérité de la baronne, celle-ci lui répondait : « Laissez-moi la conduire, Monseigneur ; je la connais ! elle a plus d’un Belzébuth dans sa peau ! »
Clotilde de Rupt, comtesse de Watteville,  âgée de 35 ans, presque veuve d’un mari occupé à ne pas être, « coquetait en tout bien, tout honneur » avec Amédée de Soulas. Mais sa principale attention était de surveiller sa fille et d’éveiller en elle un peu de jalousie quand le jeune lion se trouvait chez elle. Vainement.
Rosalie ne manifestait aucune sorte de dépit, ne sachant pas encore que le cavalier de sa mère lui était destiné, restait froide et répondait aux questions de sa mère à la manière des jésuites.
Amédée, moustaches cirées et le buste, qu’il avait fort, serré dans « un gilet de peau, le corset des lions », n’arrivait pas provoquer la moindre émotion, le moindre sentiment tendre à l’héritière, sauf peut-être, effet inverse à ce qui était attendu, à le détester.

Albert Savarus
Albert Savarus est introduit dans l’histoire du roman, et dans le salon Watteville, par M. de Soulas. Il le présente verbalement à la comtesse enprésence de Rosalie. Les circonstances de son arrivée, le mystère dont il s’entoure, les démarches entreprises pour s’inscrire au barreau de Besançon, le fait que personne ne l’ai vu ou rencontré et son nom enfin, Albert Savaron de Savarus, éveillent l’intérêt de Rosalie qui est « très forte en science héraldique. » Le blason de Savarus est barré, ce qui signifie qu’il est bâtard. Mais être le bâtard d’un comte, dans le code aristocratique, n’enlève rien à sa noblesse. Surtout quand il s’agit d’un nom aussi grand que le sien.
A Besançon « ville triste, dévote, peu littéraire, ville de guerre et de garnison » où « tout est classé, défini, connu, casé,chiffré, numéroté », la venue d’un étranger bouleverse les habitudes et pose la question du pourquoi. Pourquoi s’installer dans une ville si peu ouverte, pourquoi ne fait-il rien pour se faire admettre ?
Sa connaissance des dossiers lui fait gagner les procès les plus difficiles, ce qui lui apporte la clientèle des influents négociants bisontins.
On apprend aussi qu’il se rend tous les dimanches matin à la messe de 8 heures.
L’abbé de Grancey prend le relais d’Amédée pour parler en connaissance de cause de l’avocat. Il s’est en effet rendu chez lui et s’est entretenu avec lui.
Sa maison est en harmonie avec le personnage. Des livres de droit et un portrait représentant une femme forment le cadre où vit cet inconnu.
C’est un homme de 35 ans environ, l’âge de Mme de Watteville, pas très grand, « ni gras ni maigre », avec une tête magnifique. Des cheveux noirs «comme en ont les saint Pierre et les saint Paul de nos tableaux, à boucles touffues et luisantes, des cheveux durs comme des crins » avec déjà quelques cheveux blancs, un cou blanc, un « sillon puissant » sur un beau front plein de pensées, un teint olivâtre, un nez carré et des joues « marquées de deux rides longues et pleines de souffrance », une bouche « à sourire sarde », un menton « trop court », la « patte d’oie aux tempes » et les « deux globes ardents » que sont ses yeux. Mais tous « ces indices de passions violentes » sont tempérés par un air calme et une « voix d’une douceur pénétrante. » En conclusion, l’abbé reconnaît qu’il ne s’agit pas d’un homme ordinaire et « qu’il y a plus d’un secret derrière ce masque à la fois terrible et doux, patient et impatient, plein et creusé. » De l’avis du prêtre, il faut s’attendre à ce qu’Albert « produise plus tard une grande sensation. »
Cette longue et élogieuse description d’un homme si original, si particulier, si extraordinaire remue en Rosalie des sentiments neufs pour elle, aussi excitants et vrais que ceux dépeints dansles romans. Sa jeune imagination s’emballe : elle compare cet homme, « un aigle », sombre et souffrant au gras joufflu et inconsistant M. de Soulas. Et cette fille sans désir jusque là eut celui, impérieux, de le voir. Elle se souvient d’une fenêtre illuminée la nuit, de l’autre côté du jardin : c’est celle d’Albert qui travaille. « Quand tout le monde dort, il veille… comme Dieu » se dit-elle.

Rosalie dangereusement amoureuse
Albert vit cloîtré chez lui, travaillant d’arrache pied à ses dossiers, espionné par Rosalie du haut de son jardin. Elle ne se trouvera qu’une seule fois en sa présence, un matin, à l’église Notre-Dame où Albert, comme elle le sait, vient assister à la messe. Elle est frappée par la beauté tourmentée de l’avocat : sa démarche lente, « ses yeux d’un jaune brun diaprés de filets d’or ». Elle s’arrange pour échanger un regard avec lui « et ce regard cherché lui changea le sang, car son sang frémit et bouillonna comme si sa chaleur eût doublé. »
Elle ressent pour lui, dès lors, un irrépressible désir qui donne sens et poids à une vie faite d’interdits, terriblement terne, passée dans l’ombre froide de sa mère. Et ce désir, dans l’impossibilité de se réaliser, n’a d’autre canal, pour se nourrir, que le regard.
Tout en tricotant des chaussettes, apparemment soumise et indifférente à l’agitation du monde, Rosalie ourdissait les plans les plus diaboliques pour satisfaire sa passion. Elle trompera son entourage en se servant de la crédulité de son père, de l’orgueil de sa mère, de la naïveté de l’abbé Grancey et des sorties nocturnes de sa servante qu’elle a surprises.
Pour arriver à ses fins, elle pense à modifier l’espace qui entoure sa maison pour pouvoir mieux observer, avec ses yeux d’amoureuse, l’homme qu’elle a pris pour cible et qui ne le sait pas. Elle manœuvre son père de telle sorte que l’idée de la construction du kiosque semble venir de lui. Jouant ensuite sur l’esprit de contradiction de sa mère elle avalise l’idée ; puis, prétextant la vue que l’on pouvait avoir de la demeure de M. de Soulas, elle choisit l’emplacement idéal pour bâtir ce kiosque à l’endroit qu’elle a décidé.
Le belvédère construit, inauguré, elle adopte le rythme de vie de l’avocat, veille tard la nuit pour plonger ses regards dans la salle où il travaille, découvre même l’ameublement du cabinet « qui lui parut rouge » et suit ainsi dans ses moindres faits et gestes cet homme occupé à devenir grand. Cette observation continuelle, silencieuse, solitaire, passionnée devient un supplice de Tantale pour cette jeune femme éprise, au tempérament vif, qui ne peut se contenter de cette posture insatisfaisante de voyeur. Ses sens et son intelligence se rebellent devant son impossibilité à aller plus loin, à dire son amour et à l’apaiser par un sentiment qu’elle voudrait réciproque.
La revue crée à Besançon par Albert pour contrebalancer l’influence aussi bien littéraire que commerciale de Dijon et de Strasbourg, la Revue de l’Est dont il est le seul rédacteur, lui permet de faire paraître une nouvelle, L’ambitieux par amour, clairement autobiographique. Le lecteur prend connaissance ainsi du passé de l’avocat. Le mystère se dissipe, les zones d’ombre s’éclairent. Albert est amoureux d’une femme, une princesse italienne mariée, qui l’aime aussi. Elle a 32 ans et sa beauté, décrite dans la nouvelle, est incomparable comme seules peuvent l’être les beautés italiennes.

Savarus s’est installé à Besançon pour se faire élire député, connaître la gloire et faire fortune en attendant la mort du vieil époux de la princesse. Les deux amants s’aiment depuis 12 ans : « nous sommes entrés dans la douzième année, depuis l’heureuse soirée… ». Balzac profite de ce texte pour introduire des personnages connus de La Comédie Humaine. Ainsi sont évoqués, par exemple, Mme de Bauséant et Gaston de Neuil, son jeune amant, qui ont fui la France (La femme abandonnée) ou La Tinti, la gloire de l’opéra de Venise, (Massimila Doni).
Rosalie qui a lu la nouvelle en cachette comprend qu’elle a été écrite en réalité pour la princesse, pour lui dire qu’absente, elle est constamment dans ses pensées. Eblouie par tant de constance, tant d’amour, tant de confiance, tant d’idéal, elle veut remplacer la princesse dans le cœur de Savarus. « Elle ne sait pas aimer » se dit-elle. Avec la complicité forcée de sa femme de chambre et celle du domestique de l’avocat dont elle a découvert le secret, elle subtilise les lettres d’Albert, celles qu’il envoie et celles qu’il reçoit, et entre ainsi au cœur de son intimité. Elle en devient encore plus éprise mais toujours à l’insu d’Albert.
L’une des lettres, expédiée à son ami Léopold Hannequin, précise le choix de l’installation d’Albert à Besançon « où la constitution sociale » empêche pourtant un étranger d’y parvenir, de s’y marier, y réussir quoi que ce soit. Ses principaux motifs sont d’une part l’absence de concurrence comme avocat et d’autre part la possibilité pour lui de jouer un rôle politique en s’appuyant sur la force réelle de la ville, les négociants, les commerçants, en un mot la bourgeoisie née avec la monarchie de Juillet. Il parvient à s’attacher la clientèle « des gros négociants. ». Il explique aussi à son ami sa solitude volontaire, nécessaire à ses visées. En créant du mystère autour de sa personne, il crée de l’intérêt. La seule catégorie de Bisontins avec laquelle il veut traiter est « la classe qui fait les députés, la classe commerçante. » Mais une autre institution lui est indispensable, c’est l’Eglise, la classe « des prêtres », sans laquelle rien n’est possible à Besançon. Aussi conclut-il un pacte avec le vicaire général, le vieil abbé de Grancey. Albert dans cette lettre se dit monarchiste légitimiste mais il doit tenir compte de la coloration politique de la ville qui est Louis-Philipparde.
Par cette lettre et par la nouvelle publiée dans la revue, Rosalie saisit toute entière la vie passée et la vie présente d’Albert et sa passion pour lui s’accrut de toute la force de sa jeunesse. Une autre lettre subtilisée, écrite en forme de journal à la princesse Soderini, où Albert parle de son quotidien fait de travail acharné et d’espoir, « l’espoir est une mémoire qui désire » selon Balzac, parachève cette cristallisation amoureuse.
Malgré tous ses efforts, tous ses subterfuges, toute sa science de femme amoureuse, Rosalie ne parvient pas à attirer chez elle l’avocat dont la célébrité à Besançon devient de plus en plus grande. Mais Albert refuse toute mondanité, on sait maintenant pourquoi, et continue à cultiver le mystère autour de lui. Il refuse même de défendre une affaire de bornage qui oppose aux Rouxey les Watteville au maire du village, suscitée par Rosalie pour se l’attacher. Car ses projets, pour réussir, doivent absolument demeurer secrets, et il doit socialement rester neutre. Les risques de se compromettre sont grands car le roman se déroule dans un espace exigu, délimité par un carré formé par les quatre rues qui l’encadrent : la rue de la Préfecture à l’ouest où se trouve l’hôtel des Watteville, la rue Neuve au sud où demeure Soulas et la rue du Perron où aménage Savarus. La quatrième rue, non nommée, la rue Saint-Vincent, est devenue la rue Mégevand.
La passion de Rosalie frise bientôt la folie - « je suis ta femme » dit-elle, en elle même, à Albert - ne peut aboutir qu’audrame : elle va détruire l’objet même de son existence qui a presque réussi son pari. Il est sur le point d’obtenir les suffrages qui lui permettront d’être élu député, « le commerce de Besançon fit de l’avocat Savaron de Savarus son candidat », quand il apprend le mariage de la princesse avec le duc de Rhétoré. Rosalie qui a envoyé une lettre anonyme au préfet signée Un ami de Louis-Philippe pour dévoiler la stratégie électorale de Savarus et ses opinions légitimistes, a aussi rédigé, imitant son écriture, une fausse lettre de rupture à la princesse
où elle annonce son propre mariage avec l’avocat. Celle-ci, se croyant trahie, annonce à Savarus : « vous êtes libre » et épouse en grand faste le duc. Effondré, Albert quitte précipitamment Besançon, alors qu’il est attendu chez Mme de Watteville pour être présenté aux grandes familles bisontines. Cette fuite incompréhensible, ressentie comme un camouflet par le Tout Besançon, conforte « les préjugés de la ville contre les étrangers. » Il se rend en Italie pour une explication qui lui est refusée. Il décide alors de se soustraire du monde et entre comme novice dans la Grande Chartreuse de Lyon où les moines font vœu d’absolu silence.

La fin
Balzac réserve à Rosalie une forme de châtiment atroce. Elle est victime d’un accident sur la Loire qui le défigure. L’explosion d’une chaudière démembre son corps - elle perd une jambe et un bras – qui devient le symbole de son émancipation manquée. Elle tombe alors dans une réclusion encore plus rigoureuse que celle de sa jeunesse. Elle se transforme en monstre asexué que le romancier ne parvient pas à ne pas estimer, à l’inverse de l’évanescent et lourd Amédée de Soulas qui a épousé, réalisant finalement le vœu émis en forme de boutade de Rosalie, Mme de Watteville devenue veuve et, assez vite, mère d’un garçon. Abandonnant Besançon, trop strict, trop petit, ils se sont installés à Paris où le monde qu’ils fréquentent est, en matière de morale, moins regardant qu’en province, dès qu’on atteint un seuil de fortune suffisant. Amédée pourtant paie cher ce mariage, il confie à un ami : « Pour vraiment connaître une bigote, il faut se marier avec elle. » Pour ne pas souffrir seule, Rosalie par une sorte d’effrayant sadisme, apporte les preuves de l’innocence et de la fidélité d’Albert à la princesse qu’elle rencontre à Paris. Elle lui avoue son travail de destruction, lettres à l’appui, et s’en va, laissant la belle Italienne désespérée.
Les personnages d’Albert Savarus se déplacent peu, à l’exception de l’abbé de Grancey, qui passe d’un lieu à un autre, faisant, comme Suzanne de La Vieille fille, fonction de messager, de lien entre les univers qui ne peuvent, ou ne veulent, se rencontrer.
Rosalie de Watteville, l’héroïne de ce drame, la responsable de cette catastrophe privée, a hérité de son aïeul sa malfaisante énergie doublée d’une remarquable force de caractère. Ce dernier trait est totalement absent chez son père. Chez Balzac la suprémat
Ne pouvant s’approprier Albert Savarus elle le détruit. Mais emprisonnée à Besançon, surveillée par une mère sèche, elle agit avec un masque. Balzac nous dit que le comportement de Rosalie est le résultat d’une éducation trop rigoureuse qui l’a « compressée », « opprimée » et dénaturée.
La ville de Besançon est plus décrite comme un lieu d’impressions – froideur, raideur, religiosité – qu’une ville avec des habitants et des maisons.
Albert Savarus peut se ranger dans la série des romans psychologiques où se mêlent les écritures romanesque, nouvellistique et épistolaire.

Quatre personnages féminins
 

Gina
"Mais son attention fut bientôt excitée par la petite Anglaise muette en qui sa sagacité, quoique jeune encore, lui fit reconnaître une fille de l'Afrique ou tout au moins une Sicilienne. Cette petite fille avait le ton doré d'un cigare de La Havane, des yeux de feu, des paupières arméniennes à cils d’une longueur antibritannique, des cheveux plus que noirs et, sous cette peau presque olivâtre, des nerfs d'une force singulière, d'une vivacité fébrile. Elle jetait sur Rodolphe des regards inquisiteurs d'une effronterie incroyable et suivait ses moindres mouvements.
- A qui cette petite Moresque appartient-elle? dit-il à la respectable madame Bergmann."

Francesca
"Francesca était bien l'italienne classique, et telle que l'imagination veut, fait ou rêve, si vous voulez, les Italiennes. Ce qui saisit tout d'abord Rodolphe, ce fut l'élégance et la grâce de la taille dont la vigueur se trahissait malgré son apparence frêle, tant elle était souple. Une pâleur d’ambre répandue sur la figure accusait un intérêt subit, mais qui n’effaçait pas la volupté de deux yeux humides et d'un noir velouté. Deux mains, les plus belles que jamais sculpteur grec ait attachées au bras poli d'une statue, tenaient le bras de Rodolphe; et leur blancheur tranchait sur le noir de l’habit. L'imprudent Français ne put qu’entrevoir la forme ovale un peu longue du visage, dont
la bouche attristée, entr’ouverte, laissait voir des dents éclatantes entre deux larges lèvres fraîches et colorées. La beauté des lignes de ce visage garantissait à Francesca la durée de cette splendeur; mais ce qui frappa le plus Rodolphe fut l'adorable laisser-aller, la franchise italienne de cette femme qui s’abandonnait entièrement à sa compassion."

La princesse Francesca
Enfin, il put voir Francesca, mais sans être vu par elle. La princesse était debout à deux pas du piano. Ses admirables cheveux, si abondants et si longs, étaient retenus par un cercle d'or. Sa figure, illuminée par les bougies, éclatait de la blancheur particulière aux Italiennes et qui n’a tout son effet qu’aux lumières. Elle était en costume de bal, laissant admirer des épaules magnifiques, sa taille de jeune fille et des bras de statue antique. Sa beauté sublime était là sans rivalité possible, quoiqu’il y eût des Anglaises et des Russes charmantes, les plus jolies femmes de Genève et d’autres Italiennes, parmi lesquelles brillaient l'illustre princesse de Varèse et la fameuse
cantatrice Tinti qui chantait en ce moment. Rodolphe, appuyé contre le chambranle de la porte, regarda la princesse en dardant sur elle ce regard fixe, persistant, attractif et chargé de toute la volonté humaine concentrée dans ce sentiment appelé désir, mais qui prend alors le caractère d'un violent commandement. La flamme de ce regard atteignit-elle Francesca? Francesca s’attendait-elle de moment en moment à voir Rodolphe? Au bout de quelques minutes, elle coula un regard vers la porte comme attirée par ce courant d'amour, et ses yeux, sans hésiter, se plongèrent dans les yeux de Rodolphe. Un léger frémissement agita ce magnifique visage et ce beau corps : la secousse de l'âme réagissait! Francesca rougît."

Rosalie de Watteville
"Mademoiselle de Watteville, à qui sa fortune, énorme un jour, prêtait alors des proportions considérables, élevée dans l'enceinte de l'hôtel de Rupt, que sa mère quitta rarement, tant elle aimait le cher archevêque, avait été fortement comprimée par une éducation exclusivement religieuse et par le despotisme de sa mère, qui la tenait sévèrement par principe. Rosalie ne savait absolument rien. Est-ce savoir quelque chose que d'avoir étudié la géographie dans Guthrie, l'histoire sainte, l'histoire ancienne, l'histoire de France… Dessin, musique et danse furent interdits, comme plus propres à corrompre qu’à embellir la vie (…)
A dix-huit ans, mademoiselle de Watteville était une jeune fille frêle, mince, plate, blonde, blanche, et de la dernière insignifiance. Ses yeux d'un bleu pâle s'embellissaient par le jeu des paupières, qui, baissées, produisaient une ombre sur ses joues. Quelques taches de rousseur nuisaient à l'éclat de son front, d'ailleurs bien coupé. Son visage ressemblait parfaitement à ceux des saintes d'Albert Dürer et des peintres antérieurs au Pérugin : même forme grasse, quoique mince, même délicatesse attristée par l'extase, même naïveté sévère. Tout en elle, jusqu'à sa pose, rappelait ces vierges dont la beauté ne reparaît dans son lustre mystique qu'aux yeux d'un connaisseur attentif. Elle avait de belles mains, mais rouges, et le plus joli pied, un pied de châtelaine. Habituellement, elle portait des robes de simple cotonnade; mais le dimanche et les jours de fête sa mère lui permettait la soie. Ses modes, faites à Besançon, la rendaient presque laide; tandis que sa mère essayait d'emprunter la grâce de la beauté, de l'élégance aux modes de Paris, d'où elle tirait les plus petites choses de sa toilette, par les soins du jeune monsieur de Soulas.
Rosalie n'avait jamais porté de bas de soie, ni de brodequins, mais des bas de coton et des souliers de peau. Les jours de gala, elle était vêtue d'une robe de mousseline, coiffée en cheveux, et avait des souliers en peau bronzée. Cette éducation et l'attitude modeste de Rosalie cachaient un caractère de fer. Les physiologistes et les profonds observateurs de la nature humaine vous diront, à votre grand étonnement peut-être, que, dans les familles, les humeurs, les caractères, l'esprit, le génie reparaissent à de grands intervalles, absolument comme ce qu'on appelle les maladies héréditaires. Ainsi, le talent, de même que la goutte, saute quelquefois de deux générations. Nous avons, de ce phénomène, un illustre exemple dans George Sand, en qui revivent la force, la puissance et le concept du maréchal de Saxe, de qui elle est petite-fille naturelle. Le caractère décisif, la romanesque audace du fameux Watteville étaient revenus dans l'âme de sa petite-nièce, encore aggravés par la ténacité, par la fierté du sang des de Rupt. Mais ces qualités ou ces défauts, si vous voulez, étaient aussi profondément cachés dans cette âme de jeune fille, en apparence molle et débile, que les laves bouillantes le sont sous une colline avant qu'elle devienne un volcan."

 

Balzac - Albert Savarus

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Tag(s) : #Lire Balzac La Comédie humaine
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