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L'Orient des femmes - Isabelle Eberhardt, 1877-1904. La passion du désert

1 - Itinéraire
Isabelle est née à Genève d’une mère russe allemande séparée de son mari, le général de Moëder. Elle s’installe en Suisse, à Genève dans la ville neuve avec le pope Trophimowski, un anarchiste nihiliste, philosophe et savant qui apprend à Isabelle le russe, le français, l’allemand et l’arabe. Il lui fait faire du cheval, des exercices physiques et l’habille déjà en homme.
Isabelle a une sœur, Olga, deux demi frères, l’un, Vladimir, se suicide, l’autre retourne en Russie et Augustin, le grand « frère de mère », complice et aimé.
A Genève elle rencontre un attaché de l’Ambassade de Turquie avec qui elle se lie d’une amitié amoureuse. Son frère Augustin part en Algérie, terre d’Islam, et s’engage dans la légion étrangère à Sidi Bel Abbés. Elle est désolée de cette séparation.
Isabelle passe beaucoup de temps à la lecture : Zola, Chateaubriand, Daudet, Loti et Marie Bashkiseff dont elle emprunte l’écriture en forme de journal intime qu’elle nomme Mes Journaliers où elle se raconte au jour le jour.
Pour elle, il y a de nombreuses affinités entre l’âme slave et l’âme arabe :
- Le sentiment de la fatalité
- Le nomadisme qui est une sorte de poursuite éperdue de l’insaisissable
- Le mépris des contingences auxquelles les sédentaires s’attachent
- Le besoin mystique de se rabaisser.
Pour Isabelle, « la résignation islamique » répond à ces caractéristiques d’autant plus que l’Islam ne demande pas, comme l’affirmerait Loti, plusieurs fois cité dans ses Journaliers, le sommeil du désir. Au contraire, la lecture du Coran que fait Isabelle accorde vie spirituelle et vie charnelle. L’exemple lui est donné par le jeune Turc qui faillit être son fiancé.
En 1897, Augustin, réformé, veut s’installer en Algérie. La même année, le diplomate turc est envoyé en mission dans ce pays.
Ce concours de circonstance fait qu’Isabelle et sa mère décident de se rendre en Afrique du Nord, à Bône à l’est d’Alger. Ce premier contact avec la terre algérienne est exceptionnel pour le futur écrivain. La terre rouge, la mer intense, les figuiers, les grenadiers, les palmiers, les oliviers, les maisons à toits plats, les Koubas blanches, excluant tout pittoresque, enchantent Isabelle et sa mère.
Les cimetières même ont pour elles l’image souriante de la mort.
Les deux femmes s’installent dans la vieille ville et fréquentent « la bourgeoisie » indigène comme l’avaient fait avant elles Eugène Fromentin et Pierre Loti.
Isabelle profite de ce séjour pour se perfectionner dans la langue arabe. Elle se promène dans les rues, drapée d’un burnous pour mieux se mélanger à ce peuple arabe qu’elle aime. Elle rêve d’écrire son « Eté au Sahara » comme Fromentin. Costumée en homme, elle ne tarde pas à se trouver une identité masculine : Mahmoud Saadi. Elle a le sentiment, pourtant, que son intelligence « presque inculte, presque en friche » est beaucoup « plus en retard que celui de son âme. »
Adoptant la posture orientale elle s’adonne avec délice à la rêverie horizontale. Pour le moment, écrit-elle, « rien de fixe dans mon existence toute arabe, d’une mollesse qui n’est point dangereuse, car je sens qu’elle ne durera pas. »
Mais elle note aussi sur son cahier les observations qu’elle fait après les longues chevauchées à l’intérieur du pays.
Elle se convertit à l’Islam avec sincérité et veut défendre « la cause islamique pour laquelle », dit-elle, elle voudrait « tant verser un jour ce sang ardent » qui bouillonne dans ses veines.
La mort de sa mère survient lors de ce passage essentiel pour elle. Elle l’enterre dans le cimetière musulman à Bône, « la blanche Annéba. »
De retour à Genève pour affaire, Isabelle écrit que sa pensée est restée avec « l’esprit blanc » de sa mère. Mais le deuil continue : le pope qui l’a élevée meurt à son tour. Elle s’enfuit à Tunis, visite Carthage, symbole d’une civilisation disparue, qui stimule son imagination.
Ambivalente, elle se cherche. Elle noue une histoire avec un Tunisien, Aly, un bellâtre sans importance, dit-elle. Mais la route, le besoin de bouger, de voir du pays, s’impose à elle. Taraudée par le désir elle veut « poursuivre d’audacieuses aventures et d’indicibles rêves, coupés d’heures folles. » Elle confie à son journal : « des ivresses m’attendent » et cette idée lui serre le cœur d’une angoisse voluptueuse.
Elle se rend à Constantine et s’arrête à Timgad, séduite par le fameux Arc de Trajan. Elle pousse jusqu’à Biskra qu’elle n’aime pas. Elle veut pénétrer le grand désert. Elle rencontre un officier de l’armée, le capitaine de Susbielle, qui veut l’emmener à Touggourt. Elle refuse car cet officier est trop dur avec les musulmans.
Son attitude indigénophile la rend suspecte aux yeux de nombre d’officiers en charge des Bureaux Arabes.
Elle écrit dans ses Journaliers, indifférente au genre du pronom personnel qui la désigne, « je suis seul » et, mystérieusement, « regrette-t-il de m’avoir aimée ? ». Elle passe des nuits sans sommeil, lugubres, « à fumer du kif et à boire. »
Elle part à Touggourt avec deux compagnons de rencontre. Voyage exemplaire, jouissif et harassant. « Le grand chott l’a bu » note-t-elle dans son journal.
Des problèmes avec l’armée surgissent dans l’oasis. On l’autorise à aller dans le Souf, à El-Oued. Cette région traversée faite de coulées brunes durcies est, selon un géologue qu’elle cite, « une mer qui se serait solidifiée pendant une violente tempête. »
A El-Oued, il lui semble que quelque chose de magique se passe. Elle semble y avoir trouvé « le reflet triste de son âme. » Elle y retournera régulièrement, attirée par son « aspect oriental d’un blanc idéal. ». Elle a l’intuition d’avoir trouvé là ce qu’elle cherchait : « la vision juste, unique, ineffaçable » de ce qu’elle doit faire.
En août 1899 elle a le sentiment d’avoir enfin trouvé son pays. Ce sentiment se mêle à une sorte de nostalgie en voyant toutes ces femmes en bleu puisant de l’eau en se tenant par la main et au même moment un enterrement arabe. Elle est saisie par cette image groupant la mort et la vie.
L’argent commence à manquer. Elle retourne à Marseille, comptant sur l’héritage de sa mère. Elle revoit son frère Augustin, qui a changé. En mal, dit-elle, parce qu’il est devenu trop matérialiste.
Pour Isabelle le comble de la vulgarité c’est « ce manque de bravoure, cette prudence, cette affectation de vivre d’une façon raisonnable et bien calculée. »
Elle écrit : « je n’étais pas faite pour tourner dans un manège avec des œillères en soie. »
Elle va à Paris. Elle n’y reste pas, son « âme inférieure » l’ayant conduite très bas. Elle réagit en fuyant en Sardaigne, à Cagliari où elle pense récupérer son « âme vraie », sensitive et pure, « au dessus des bassesses où, avoue-t-elle, il me plait, par haine des conventions et aussi par un étrange besoin de souffrir, de traîner mon être physique. »
Elle deviendra, selon Robert Randau, l’écrivain algérianiste qui l’accueillera à Ténès, « la sœur de charité de l’Islam. »
Elle décide de sa voie : elle sera journaliste, écrivain.
A Paris, la femme de l’explorateur Morés, assassiné sur les frontières de la Tunisie, lui donne l’occasion de retourner au Sahara. Une phrase de Loti : « dans un ksour de l’oued Ighaghar lointain… » décide de son avenir. Il lui faut partir coûte que coûte pour le « cher Sahara ». Elle sait que tout se décide à Paris en matière de littérature et que la presse de la capitale est « la seule qui vaut la peine qu’on s’en occupe, et qui seule fait une réputation. »
Elle débarque à Alger, prie dans ses mosquées, fume du kif et mène, selon elle, une « vie orientale. » Elle retourne à Constantine, descend à dos de mulet à El-Oued où elle s’installe « loin de la civilisation et ses comédies hypocrites. » Ses besoins se bornent à « avoir un bon cheval et quelques serviteurs à peine plus compliqués que ma monture. »
C’est là qu’elle rencontre Slimène Ehnni, maréchal des logis aux spahis. Elle commence avec lui une histoire d’amour et rencontre les difficultés que rencontraient, en ce temps là, les couples mixtes formés d’Arabe et non Arabe.
Avec lui elle « se livre à l’heure présente » et atteint enfin « la paix du cœur. »
Elle dit étrangement de Slimène que « c’est le seul être que j’ai aimé d’amour, comme fraternellement… » Elle imagine même de vivre à l’orientale. « Peu importerait la misère, réelle maintenant, et la vie cloîtrée parmi des femmes arabes » si demeure avec cet homme un peu frustre la « sensation d’ivresse voluptueuse. » Elle a besoin pourtant de trouver « un type capable d’enseigner à Slimène ce qu’il ne sait pas, et il y a là une grande somme de travail. »
Quand elle l’épousera, quelque temps plus tard, ce sera selon la tradition musulmane.
Elle entre dans l’ordre des Kadrya, un ordre soufiste, voué au mysticisme, à la contemplation et à la méditation qui la pousse à plus de spiritualité et la mène à une « vie unitive. »
Elle est acceptée dans une zaouïa, sorte d’école, de tribunal d’arbitrage et de mosquée où les élèves vivent en communauté. Ce lieu respecté est aussi une sorte d’institution charitable, de refuge, où les occupants vivent dans le cadre d’une vie de famille sous l’autorité du cheikh.
L’ordre des Kadrya prie pour tous les hommes, sans distinction de religion, et même pour toutes les créatures, Sidna Aïssa, Jésus Christ, en première place.
Le chapelet des Kadrya permet à Isabelle d’être accueillie partout dans les tribus du désert, qu’elle visite sur son cheval Souf.
Ses nouvelles très autobiographiques relatent les randonnées qu’elle effectue alors, ses chasses, ses rencontres, ses fumeries de kif. Bien que sans argent, elle considère cette période de sa vie comme la plus heureuse et la plus inquiète. De ce bonheur, lucide, elle écrit en effet : « le politique le menace. »
Sa santé se détériore : les cheikhs lui viennent en aide financièrement.
Le 29 janvier 1901, à Béhima, un illuminé disant obéir à Dieu tente de l’assassiner. Le sabre qui devait la tuer, heureusement dévié par un fil à linge tendu dans la salle, entame profondément les muscles et l’os de son bras. Blessure douloureuse qui demande une longue convalescence à l’hôpital où elle noue, malgré tout, une relation avec son médecin, le docteur Taste.
Elle obtient de voir son agresseur pour essayer de comprendre. Comme un personnage dostoïevskien elle dit le respecter, ne ressentir pour lui ni haine, ni mépris car il serait, selon elle, son destin, le bras armé de Dieu chargé de l’éprouver.
Lors du procès de son agresseur, elle plaide pour son acquittement.
De retour à Batna, elle traverse, en caravane, des régions «  d’où la bénédiction de Dieu s’est retirée. »
Batna, dit-elle, est une ville à la vie tristement militaire.
Pendant ce temps, la justice qui s’occupe de sa tentative de meurtre, agit en silence contre elle. Les juges se demandent pourquoi cette Russe s’intéresse-t-elle au désert et à son petit peuple ? Pourquoi s’est-elle convertie à l’Islam ? Est-elle une espionne ? Ou l’instrument d’une confrérie ?
La cour militaire qui a tranché décide de l’expulser d’Algérie pour « la protéger » et condamne l’accusé aux travaux forcés à perpétuité. La sentence est ramenée à 10 ans à la demande de la victime qui signe, de surcroît, le recours en grâce.
A la surprise du tribunal, Isabelle s’était rendue à l’audience costumée en mauresque.
La décision du tribunal l’oblige une nouvelle fois à quitter l’Algérie. Elle regrette la mansarde qui abritait ses amours. Elle dit : « jamais plus l’ivresse des sens ne nous unira sous ce toit. »
Elle se rend à Marseille où elle s’ennuie mais où elle peut enfin écrire. Elle s’aperçoit de la difficulté de s’exprimer, de l’indocilité des mots : « je voulais dire tout à fait autre chose que ce que j’ai dit et si imparfaitement dit » et de la nécessité de travailler dur pour arriver à ses fins.
Du port phocéen, elle n’aime que le quai de la Joliette – « parce qu’il est la porte de l’Afrique. » Son mari Slimène a réussi à obtenir une permutation : il la rejoint et, tous deux, officialisent leur mariage à la mairie de Marseille, le 17 octobre 1901. De fait, Isabelle devient française. Son arrêté d’expulsion ne vaut plus.
En 1902 elle retourne à Bône et retrouve « la mer gris de lin. »
Elle rencontre Victor Barrucand, directeur de la revue arabophile El Khabar. C’est un homme controversé qui l’a énormément aidée et sans doute énormément pillée. A Alger, Isabelle ne se sent pas à l’aise. C’est une ville européenne « déshonorée par la foule qui empêche le rêve et la pensée », aussi préfère-t-elle aller dans les quartiers arabes, la Casbah précisément, pleins de marchands, de gargotiers, « de sorciers », de vieux tolbas, de danseuses et de prostituées.
Sa collaboration avec Barrucand l’amène à Bou-Saâda, vers cet « air irrespiré, vierge de toute souillure. » Elle y rencontre Lella Zeyneb, célèbre maraboute d’une cinquantaine d’années, qu’elle trouve « assez usée. » Puis elle s’installe à Ténès, sur la côte, où son mari est employé comme khodja à 1000 francs par mois. Elle passe un an dans cette ville « petite et méchante », soutenue cependant par l’écrivain Robert Randau qui occupe les fonctions d’administrateur colonial. Sous le nom de Sophie Péterhof, elle rédige quelques textes centrés sur les fellahs pour El Khabar. Pour elle « le paysan arabe a la patience du moujik. » Cette série de nouvelles, publiés en 1903, insiste sur la situation intenable de la population indigène.
Après Ténès, Isabelle se rend à Sétif. Envahie par le pessimisme, « cette progression dans le noir », elle s’interroge sur sa relation avec Slimène en souffrant de ses limites intellectuelles ou de sa défection dans leur couple. Elle reparle de ses sollicitations charnelles, de son corps en attente : « Il a inconsciemment la même préoccupation que moi des choses obscures et troubles des sens. » Elle pratique avec lui « l’amour comme un jeu, les nuits d’insomnies. »
En septembre 1903 des tribus se soulèvent dans le sud oranais, à Figuig. Elle y va, s’arrête à « Aïn Sefra la fatidique » où elle est présentée au jeune général Lyautey. Elle fréquente les soldats, surtout ceux de la Légion Etrangère.
On lui conseille d’aller voir Bou-Amama, le chef des insurgés, celui-là même qui intéressa Guy de Maupassant quelques années plus tôt.
Vêtue de son burnous d’homme, elle pénètre dans les zones agitées. Elle note la délicatesse musulmane qui évite de révéler sa féminité alors qu’elle apparaît à tous ceux qui la croisent ou discutent avec elle. Malgré l’opposition européenne qui propagent des indiscrétions sur elle, les religieux musulmans continuent à se comporter avec elle comme avant.
En 1904, elle décide d’intégrer une zaouïa marocaine où elle demeure tout l’été au milieu de jeunes étudiants pour y suivre ses rituels qu’elle décrit avec précision. Elle participe à chacun d’entre eux avec conviction pour accéder « au détachement » des contingences matérielles « plus d’obstacles à renverser, plus de progrès, plus d’action ! On ne sait plus agir, à peine penser : on meurt d’éternité. » Cette ascèse permet à cette femme profondément sensuelle de réprimer ses pulsions charnelles. Mais sa santé se détériore. Elle est hospitalisée à Aïn Sefra. Faute d’autorisation administrative, elle ne peut aller au-delà. Guérie apparemment, elle quitte l’hôpital où elle était soignée et visite les oasis du Touat sur lesquelles, dit-elle, « on a presque rien écrit de valable. »
En octobre 1904, se sentant vraiment mieux, elle loue une petite maison construite au bord de l’oued. Le 20 il se met à pleuvoir à torrent. Une crue de l’oued emporte sa bicoque. On la retrouve noyée, ses manuscrits maculés éparpillés autour d’elle. Elle avait 27 ans.

2 -  Lecture de Mes Journaliers
Mes Journaliers constituent une sorte de registre tenu sur les premières années de sa vie de « nomade ». Elle consigne dans ces cahiers sa recherche, par choix personnel, du plaisir en se laissant « griser à toutes les sources d’ivresses sur les flots inconstants de la vie ». En elle, dit-elle, a germé la volupté, dont elle a honte, qui la fait souffrir, mais qu’elle accepte par « renoncement. »
Le costume masculin qu’elle porte est choisi pour sa commodité, il lui permet de se fondre dans la masse indistincte des hommes en burnous, ressentant à ce frottement permanent « une ivresse nouvelle ». Mais elle porte aussi, selon les circonstances et les besoins de sa vie, le costume des femmes du désert. Elle vit selon les caprices du hasard. Le mal, pour elle, est le désordre des règles divines. Isabelle se voit s’enfantant, elle s’observe et note l’évolution de cette âme en gésine, neuve et pure, qu’elle attend. Elle décrit les différents paliers de cet enfantement. Elle s’accorde une « destiné prodigieuse. »
Son agresseur, à Béhima, détient selon elle le sens de sa vie puisqu’il a failli la lui prendre. L’attentat sur sa personne ne doit pas être compris comme un simple fait divers, elle y voit le signe d’un destin extraordinaire.
Isabelle a la conviction qu’elle est le fruit des événements. Elle est façonnée par eux. Elle va au devant d’eux, elle les provoque même. D’où rejet de l’immobilisme. Elle vit une vie active, en actes, dans l’errance.
Elle reconnaît qu’il est difficile de vivre auprès d’elle. A propos de son mari, elle ne veut pas faire durer « ces choses qui ne sont douces et bonnes que parce qu’elles sont éphémères ». Pourtant les seules heures où elle trouve le temps de goûter quelque repos sont celles des nuits auprès de Slimène, qui la rassure et la calme. Elle a le sentiment qu’enfin est né ce grand amour de sa vie : un amour absolu, aussi profondément doux et attendri qu’il est ardent. L’ardeur folle, « presque sauvage des premières étreintes » comblent son cœur jusque là oppressé par trop d’attentes inassouvies.
Slimène qui la laisse « donner cours à cette folie sensuelle » qui le soir la torturait est mal payé de retour : « j’ai souvent été dur et injuste pour lui, je l’ai brusqué sans raison, j’ai été insensé au point de le frapper » avoue-t-elle. Mais dans ce qu’elle appelle « le tête à tête » elle peut être « envers lui, mais envers lui seul, d’une douceur et d’une soumission absolues. »
Isabelle nous éclaire, finalement, sur son attachement à Slimène. « Lui seul m’attire, dit-elle, lui seul m’inspire l’état d’esprit qu’il faut pour quitter le domaine de l’intellect, pour descendre – est-ce une descente ? j’en doute – vers celui des fameuses réalisation sensuelles. » C’est un attachement purement physique même si elle a ressenti la « divine et unique joie de lire, dans le miroir d’un œil humain , l’absolu de l’amour terrestre. » Elle dit : « cet homme, ce bédouin si proche de la nature, est mon compagnon de prédilection, parce qu’il cadre bien avec le paysage, avec les gens…et avec mon état d’esprit. De plus, il a, inconsciemment, la même préoccupation que moi des choses obscures et troubles des sens. »
Elle essaie de vivre comme les femmes indigènes. Pour cela, écrit-elle « Il faut m’imposer à moi-même ce qui m’est le plus difficile : la soumission. » Elle n’y parvient évidemment pas.
Elle préfère la pauvreté à la misère, même si sa nature d’aristocrate renâcle à l’idée de compter chaque sou. La gêne financière pour elle est une position fructueuse parce qu’elle déclenche l’écriture.
Dans le même ordre d’idée, elle préfère la souffrance à l’ennui. Pour elle la « souffrance est bonne » parce qu’elle grandit celui qui l’éprouve.
Isabelle paraît éternellement insatisfaite. Elle vit cependant quelques moments de plénitude envahis rapidement par l’ennui.
Elle souffre, par exemple, de « l’indiscrétion des femelles » à Batna, en 1901 comme elle souffre « ici, comme ailleurs, de l’instabilité du caractère de Slimène et l’influence nuisible qu’exercent sur lui les milieux où il vit. »
En amour, elle ne doit aucun compte à son mari, elle se donne à qui elle sent, quand elle est sous l’emprise de « cette sorte d’énervement déraisonnable » qu’elle connaît si bien.
Dans son journal, le pronom je est employé souvent au masculin : il métamorphose ainsi l’écriture qui de féminine devient masculine – dans son genre, dans ses marques mais aussi dans ses fantasmes.
L’Islam dans lequel elle s’enfonce est un Islam qu’elle s’est inventé. Elle le découvre progressivement et le façonne selon ses désirs. Elle mêle fatalisme et destin.
Le sud, c’est « la paix et les aventures. » où « Le bonheur domestique » avec Slimène est assuré.
Elle est proie souvent à la nostalgie d’autant plus intense qu’il est totalement opposé à son présent (Genève, le Rhône, Marseille sont différents fondamentalement de Touggourt, d’El- Oued, de Bechar, des dunes et du soleil saharien.) La notion du vague, du diffus, de l’imprécis, du malaise est partout présente dans ces passages du journal.
Elle ressent douloureusement la perte de ses « rêves de travail littéraires. »
Elle bouge, s’ennuie, rêve mais ne travaille pas. Rien n’est « fixe dans mon existence toute arabe » écrit-elle. Existence fait de mollesse « qui ne durera pas. » Elle s’achète une petite pipe de Kif et passe ses nuits sans sommeil à fumer et à boire. Ces soirées l’amènent à faire le point sur elle : elle n’a pas peur de mourir mais souffrir l’effraie.
Elle est une « âme aventureuse » que fascine l’étrange.
Elle visite le 3 décembre 1900 une zaouïa délabrée et médite sur la notion de sainteté.
Ce qu’elle veut : ne pas dépendre des hommes.
Elle arrive à la conclusion que la société arabe est viciée par le contact de l’étranger, mais elle est surtout désorganisée.
Elle passe la nuit du 28 janvier 1901 à boire et à fumer du Kif.
Elle s’inquiète du vide qu’elle sent en elle et de son « amour inassouvi. ». Elle panique à l’idée que « l’ivresse des sens » qu’elle a connu avec R’ouh (Slimène) ne se produise plus.
La fièvre est constamment présente dans ses Journaliers.
Elle a conscience de l’énergie et de l’audace dont elle fait preuve à vivre ainsi au Sahara, non du côté français mais du côté algérien. Elle n’hésite pas à se dénuder dans le désert et à offrir son corps nu au soleil.
Elle projette en pensée les ivresses à venir, les « heures folles » dans les bras de R’ouh, et parle de la volupté qu’elle ressent en y pensant. Elle relate aussi « la folie sensuelle » qui la torture certains soirs.
Dans la misère qu’elle subit, vivre cloîtrée comme les femmes arabes lui importe peu, parce qu’elle dépend de son mari. Elle en est amoureuse avec toutes les conséquences que ce sentiment comporte. Elle voit « l’absolu de l’amour terrestre dans l’œil humain. » Elle évoque les étreintes furtives et ardentes avec lui et évoque aussi la mort qui peut advenir et les séparer.
Elle se reproche son injustice à son égard, lui si doux avec elle et elle si violente. Elle le frappe parfois. Les relations avec son mari évoluent. Elle s’impose la soumission dans le couple car elle sent qu’autrement il n’y a pas d’avenir entre eux.
Sa nature aristocratique la rend indifférente à la misère matérielle, aussi ne ressent-elle aucune gêne à demander de l’argent où se faire inviter par des gens pour manger.
Après l’épreuve de l’attentat, sa blessure et l’hôpital, elle se nourrit le plus souvent seulement de pain. Elle se sent portée par son âme qui la préserve de la maladie, en cette passe difficile de sa vie.
Pour elle la beauté, en terme d’esthétique, c’est une forme de fatalisme sincère menant au martyre. Les justes selon elle sont les martyrs que les foules ne voient pas : elles leurs préfèrent les imposteurs.
Après son expulsion d’Algérie, le 9 mai 1901, elle voyage vers Marseille sous le nom de Pierre Mouchet. Elle arbore ostensiblement le costume de matelot par goût.
Son séjour à Marseille se passe à rêver du Sahara, des oasis, du sable, de l’image du désert. Elle traîne un ennui qu’elle dit désespéré et un sentiment de vacuité. Elle a besoin dans cette ville de décors qui changent. Son désir d’écriture s’affirme, elle se sent d’une disponibilité plus grande, une aptitude qui se concrétise par une écriture plus facile, plus abondante nourrie de son expérience, de la vie hardie et aventureuse qu’elle a mené malgré la souffrance physique procurée par sa blessure. Elle s’astreint, dans son activité d’écrivain, à parfaire ses phrases, à les ciseler, dans la recherche du ton juste.
Elle comprend que la misère n’altère pas le sens de l’esthétique, au contraire. La souffrance est bonne car elle ennoblit, elle engendre l’héroïsme et les grandes sensations. Elle permet de renoncer à l’animalité de sa condition. « Il vaut mieux être grand qu’heureux. »
L’homme simple, l’homme commun, un peu vulgaire n’a pas conscience de cette chance que l’âme apporte. La vie, pour elle, ne vaut que par ce qui l’embellit, c’est à dire, le moral et que par ce qui lui permet d’être étudiée.
La vie sans intellect de son frère Augustin la rebute car il ne pense qu’à travailler, économiser de l’argent pour ne plus en manquer.
Sa foi devient sincère, elle n’éprouve plus le besoin de fournir d’effort pour croire. Elle est sure d’elle-même. Mais son souci premier demeure la littérature, écrire, et comment perfectionner son style. Elle envoie deux nouvelles, Printemps au désert et El Maghreb le 8 juillet 1901.
Elle lit Paul Bourget et le Journal des Goncourt.
Elle songe à devenir Maraboute. Elle a selon elle toutes les qualités pour cela, plus le mysticisme. Revenant à Abdellah, son agresseur, non seulement elle confirme son pardon mais elle le remercie de son geste. Etant l’envoyé de Dieu, son messager, elle est donc celle qui a été remarquée par le ciel, l’élue en quelque sorte. Elle imagine le bagne où la justice des hommes l’a conduit et en même temps, elle se remémore sa vie double à Alger si excitante car inconnue des gens.
Elle se réconforte en pensant à son futur mariage avec Slimène – un mariage officiel à la mairie de Marseille – qui lui permettra de retourner en Algérie. Elle pourra bientôt réaliser ses rêves d’escapades solitaires en des pays inconnus à la quête d’impressions qu’elle pourra décrire. Elle a des prédispositions pour le dessin et la peinture mais la littérature seule l’intéresse vraiment, elle veut en faire son métier. « Prendre des notions de portrait » se dit-elle : elle écrit en prévision des réponses positives des journaux qu’elle a sollicités.
Elle s’habille en mauresque mais continue, dans son journal, à user indifféremment du pronom masculin et féminin.
Le 17 octobre 1901, ouvrant la possibilité d’un retour en Algérie, son acte de mariage est dressé avec Slimène, alias Zizou, alias R’ouh, alias Ouïah. Son mari est tuberculeux.
Pour sa carrière littéraire, elle n’écarte pas l’éventualité d’aller à Paris mais avec une certaine quantité d’articles à placer.
L’été 1901, à Marseille, se passe dans un chagrin généralisé qui ne se dissipe qu’à l’idée qu’il lui faut travailler l’écriture, encore.
Le 17 août, minée par le désir, « cette chose troublante et enivrante qu’est l’amour des sens », elle est visitée dans son sommeil par « les rêves les moins chastes ». Elle les trouve délicieux et se souvient du « doux assoupissement des sens et de la conscience, dans la monotonie de la vie au pays du soleil ! » revivant les « nuits d’amour et de sécurité absolue. »
Elle confie à son journal ses idées sur l’amour, l’érotisme et parle de certains hommes qu’elle a connus. Elle évoque ses discussions avec l’un de ses compagnons « sur la question de la jouissance. » Elle précise sa relation avec le docteur Taste. « J’aime Taste… l’homme qui, sensuellement, m’a le moins attirée, physiquement au moins. Certes l’érotisme tantôt brutal et violent, tantôt raffiné jusqu’à la névrose de cet homme n’était pas sans me déplaire. A lui, je lui ai dit des choses que personne n’entendit. » Elle a eu une autre histoire avec un homme étrange installé en Algérie. Elle écrit : « Comment, en une dizaine d’années, la vie arabe, l’âme arabe surtout, ont-elles pu déteindre sur cet homme, ce Français de Poitiers ? Oui, Toulat est arabe. Il est sombre, il aime la vie sauvage et aride du désert… Sa violence, sa dureté elles-mêmes, ne sont-elle pas arabes ? Dans son amour aussi, il y a quelque chose de sauvage, de pas français, de pas moderne, car, certes, il m’a aimée. »
Elle insiste sur la question de l’amour : « Certes toutes les questions sensuelles continueront toujours à m’intéresser, intellectuellement, et pour rien au monde, je n’abandonnerai mes études sur ce sujet. »
Elle pense qu’en diminuant ses désirs amoureux elle peut « éviter les désillusions et aussi l’émoussement de la sensibilité. » Elle faut, dit-elle, mettre, coûte que coûte, en pratique sa théorie de la diminution possible des besoins. Et en même temps, n’apercevant pas la contradiction, « apprendre à se donner à l’heure présente. »
Elle est réveillée un matin par le son du clairon : elle pense aussitôt à l’Algérie, au sud fiévreux. Elle rejette toute idée de sédentarisme et réaffirme son choix de l’ailleurs.
De retour en Algérie dans la famille de Slimène, elle ressent un bien être physique, « une ivresse bien connue, celle que je ressens toujours dans les vieux décors arabes. » Mais déjà les « éternelles intrigues des mauresques » viennent déranger ce retour et altérer la relation des époux. Le milieu familial de Slimène agit négativement sur son comportement car, dit-elle, celui-ci est faible et instable. Elle évoque ce qu’est le mariage dans la société indigène : « Dans le mariage, le mari n’est jamais l’initiateur sensuel. Ignoblement, bêtement, on lie la vie de la jeune fille avec un mari, personnalité ridicule… A lui appartient la virginité de la femme. Puis, le plus souvent avec dégoût, elle doit passer sa vie auprès de lui, subir le « devoir conjugal », jusqu’au jour ou un autre, dans les ténèbres, l’avilissement et le mensonge, lui enseigne qu’il y a tout un monde de sensations, de pensée et de sentiments qui régénèrent tout l’être. »
Elle même à la longue se sent affectée par « L’atmosphère trouble et mixte, pour ainsi dire » où elle vit et qui ne lui vaut rien. Son âme « s’y étiole et s’y replie. »
Elle compte se faire un nom littéraire en Algérie en attendant de pouvoir en faire autant à Paris, seule ville qui importe et qui seule fait une réputation. Mais il lui fut du calme et trouver quelqu’un qui apprenne à son mari ce qu’il ne sait pas, « il y a du travail ! » écrit-elle, pour la décharger de cette tâche et qu’elle puisse se consacrer uniquement à l’écriture.
L’ennui revient.
De passage à Alger, « ville rieuse, ville d’orient malgré la tourbe européenne », des réminiscences du passé l’attendent.
Le 12 mars 1902, à Blida, elle va au café de la Place d’armes. A la fin du mois, elle rencontre Barrucand puis se rend rue Rempart Médée, à l’ouvroir de Mme Suce Ben Aben où elle discute des intellectuels.
Isabelle peut d’un seul élan faire un effort surhumain. Mais quotidiennement œuvrer à se parfaire, allant contre sa nature, ses goûts, ses désirs, ses besoins légitimes sans résultats immédiats, pour elle, cela constitue la pire des épreuves.
Après avoir rencontré « un sorcier », elle reconnaît la vérité de la magie
A Bou-Saâda, elle exténue son corps à chevaucher, à marcher. Elle remarque que les habitants de cette oasis sont serviles à l’égard des « Hakkem » (les tenants du pouvoir) et qu’ils sont plus grossiers que les vrais sahariens. Elle décrit les costumes féminins disgracieux mais ne parle pas des femmes qu’elle n’a pas vues. Elle s’attarde sur les fillettes au visage sauvage et trop tatouées. Dans cette oasis elle entend parler des combats qui on lieu dans le Sud-Ouest. Elle rencontre Lella Zeyneb, l’influente maraboute. Isabelle doit se présenter à chaque fois à l’autorité militaire.
Après son séjour dans le Sud, Isabelle se retrouve, revit, guérie de sa langueur.
Aumale qu’elle traverse est une petite ville « verdoyante. » elle y voit de grandes casernes presque inoccupées. Elle la quitte le 3 juillet 1902 dans « une bonne voiture. »
Elle arrive à Ténès où Slimène est nommé khodja le 7 juillet 1903. Ce qui empoisonne cette petite bourgade nous dit Isabelle c’est « le troupeau des femelles, névrosées, orgiaques, vides de sens et mauvaises. » Elle est invitée au grand taam (couscous) annuel de Sidi Merouan et décide d’en faire un compte rendu pour le journal Les Nouvelles. Elle décrit « les imbéciles européens qui empoisonnent le pays de leurs présences. »
Elle envisage de faire un reportage sur les insurgés de Marguerite. Elle semble savoir des choses sur cette insurrection, avoir des informations et en pense elle-même quelque chose. Elle y voit l’opportunité de se faire connaître. Sa carrière d’écrivain, stratégiquement, a plus de chance de réussir si elle se met du côté des Algériens selon l’avis de Brieux (journaliste à l’Illustration ?) Elle veut préparer un recueil de nouvelles et écrire des articles pour qu’après le procès de Margueritte son nom soit plus connu à Paris.
Elle dénonce la confiscation des terres prises aux fellahs qui se retrouvent contraints d’y travailler dans les conditions draconiennes de « khemmassat français. » Elle pose la question : « jusqu’à quand le paysan ne fera-t-il que se plaindre ? » Elle ressent l’atmosphère » vaguement menaçante des territoires de commandement. » Il y a tant de d’équivoques, dit-elle, tant de sous-entendus, de mystères.
Tout en se préoccupant du sort des colonisés, elle recherche en vain cette Thébaïde où ses sens ne la « troubleraient plus. » Elle souhaite s’éloigner de « cet esprit jouisseur et vulgaire qui n’est pas moi, qui me vient du désordre et qui est ma perte. »

Récits, journal , romans d’Isabelle
Dans l’ombre chaude de l’Islam
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Isabelle - Portrait par Claire Tabouret, gouache 2013

Isabelle - Portrait par Claire Tabouret, gouache 2013

Isabelle en costume de femme de Bou-Saada

Isabelle en costume de femme de Bou-Saada

Isabelle à Bône en marin

Isabelle à Bône en marin

Isabelle en costume de femme arabe

Isabelle en costume de femme arabe

Isabelle en costume d'homme

Isabelle en costume d'homme

Isabelle à Ténes chez l'écrivain Robert Randau

Isabelle à Ténes chez l'écrivain Robert Randau

Isabelle sur son lit d'hôpital à Bou-Saada

Isabelle sur son lit d'hôpital à Bou-Saada

Isabelle à sa sortie de l'hôpital quelques jours avant sa mort

Isabelle à sa sortie de l'hôpital quelques jours avant sa mort

Tag(s) : #Récits de voyage et peinture orientaliste
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