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Isabelle Eberhardt

Isabelle Eberhardt

Isabelle Eberhardt  - "Vivre d’une existence double"

Isabelle Eberhardt interroge son âme inquiète et se voit différente, comme désignée ou choisie pour vivre autre chose que la vie rangée des bourgeoises. Le Sahara n’est pas un lieu décidé au hasard : il correspond dans son esprit à une étendue deshabitée splendide et inconfortable qui, seul, peut combler son désir d’immensité. Mais pour savourer entièrement cet espace, il lui faut l’appréhender non avec le regard du touriste en quête de dépaysement mais avec celui du natif – de celui donc qui sait aller de l’autre côté de l’écorce des choses, de celui qui voit dans ses nuances, ses mouvements, ses respirations, l’incomparable richesse du « pays des sables. »
Isabelle est corps aussi, qu’elle fatigue quand il l’agace, par ses longues chevauchées ou qu’elle satisfait quand ses demandes sont les plus fortes. Elle ne brime pas ses sens, elle les écoute et les contente.

Femme de l’expérience et de l’endurance, elle oscille constamment entre l’habit d’homme qu’elle porte dans ses errances et son intuition de femme qui la travaille en profondeur.
Elle est amoureuse tout ensemble de la vie ici bas et de celle de l’au delà.
Cette ambivalence est notoire chez Isabelle Ebherardt : elle veut vivre un état et son contraire comme nous le dit cette phrase qui ouvre Mes Journaliers : « Vivre d’une existence double » (27 juin 1900). Mais cette dualité la tourmente, elle s'en désole mais s'accommode de « ce second moi, voyou et dégingandé à la fois. » Quand elle s’éloigne du désert elle est en proie au doute et à la certitude, à la gaîté et à l’ennui, à la paresse et à l’activité, à la faiblesse et à la force qui recoupent la dichotomie homme/femme, corps/âme, Europe/Afrique.
Mais ce qui au plus haut point détermine la démarche « aventurière » d’Isabelle c’est son désir d’écrire qui explique et résume tous les autres. Défiant tous les dangers dans cette expérience des limites, elle dépasse ses modèles, Eugène Fromentin et Pierre Loti, cet « illustre promeneur ». Loti et Fromentin représentent à eux deux l'idéal littéraire, et de vie, de ce vers quoi elle tend. Elle fait sien le désert – ce à quoi n’a pu arriver Fromentin. Elle se convertit à l’Islam, ce que Loti n’a pas osé faire. Elle brave l’administration coloniale en se commettent avec les « indigènes », elle trouble l’ordre religieux musulman en imposant sa féminité dans un monde où la femme est exclue.
Elle risque sa vie. Un illuminé essaie de la tuer à Behima en janvier 1901. Elle en réchappe. Que fait-elle ? Elle écrit pour dire qu’elle ne hait pas Abdellah, son « assassin », qu’elle ne le méprise pas – peut-être ressent-elle un peu de pitié à son endroit. Il remet surtout ses certitudes en question.
Elle se demande s’il n’est pas, cet agresseur qu’elle ne connaît pas, le détenteur du mystère de sa vie, puisqu’il a failli la lui prendre ; si ce qu’elle recherche désespérément ne gît pas là, dans cette main armée qui l’a presque anéantie. Et elle pardonne à son bourreau, comme les martyres pardonnent aux leurs.
Cette souffrance qu’elle traîne, cette fièvre, ce débat d’âme qui la déchire, cette solitude qu'elle ressent au fond d’elle-même, elle les nourrit, les provoque comme pour secouer son être, le départir d’une indolence qui l’amollit. Elle se veut dure, assez du moins, pour pouvoir se voir et s’accepter seule dans son « ennui noir ». Et s’autoriser toutes les libertés, pourvu qu’elles mènent à l’Homme, à son esprit.
Il y a un grand intérêt à lire, dans ses notations, la description qu’elle fait des individus, hommes ou femmes, et comment elle souligne leur résignation. Pour Isabelle Ebherardt, atavisme et dégénérescence sociale se confondent. Elle éprouve une immense compassion pour les opprimés qu’elle associe dans sa culture slave au sort des moujiks russes.
Elle se souvient du Journal des Goncourt dont elle retire cette formule "l’émotion de l’étude sur le vrai" qu'elle tente d'appliquer dans ses textes. Elle doit « se débrouiller » pour vivre mais son ambition demeure l’écriture : voir du dedans et écrire à partir de ce lieu-là. Son âme russe se plait dans ce genre de situation, elle ne craint pas l’inconfort et la promiscuité. Elle apprécie, nous dit-elle encore, l’éphémère qui fait la saveur de ces choses « que sont l’amour et le désir » et qui alimentent, chez elle, un fond permanent de tristesse.
Son esprit « en attente » du travail à faire l’empêche d’être tranquille, d’où le sentiment d’insatisfaction dans la crainte de ne pouvoir réaliser sa raison d’être : l’écriture. Alors elle erre, comme elle dit, elle voyage à dos de chameau, d’âne, à cheval. Elle voyage dans la fraîcheur de la nuit et se repose le jour. Elle visite des oasis retirées. Elle emmagasine des images, des sons, des atmosphères. Elle regarde comme Emile Zola ou les frères Goncourt. Ces références ne doivent pas étonner : ce sont des écrivains naturalistes, des observateurs "sociaux." Pierre Loti demeure pourtant son auteur préféré parce qu’il regarde l’islam et les Musulmans avec sympathie.
Quand elle se met à la rédaction de son Journal de route, elle s’aperçoit de la difficulté de la tâche, car l’écriture exige une discipline étrangère à son caractère. Cependant ses cahiers se noircissent de notes et de textes aboutis jusqu’au jour où elle est publiée, d’abord partiellement, puis plus largement par Victor Barrucand qu’elle rencontre en mars 1902 à Blida.
A Bou-Saâda, la voluptueuse « reine fauve », son corps s’éveille aux souffles sensuels non assouvis, non comblés et que l’approche des soirs exacerbe.
Elle entend, une nuit, dans le silence saharien qui s’installe autour d’elle et le chant muet de sa douleur, venant de la terrasse d’une zaouïa, le bruit de l’amour. Elle imagine que c’est elle qui est prise, que c’est elle qui se donne. Elle éprouve alors un immense et désespérant sentiment d’incomplétude.
Dans son constant côtoiement des hommes, qu’elle imagine disponibles, la tentation est forte et l’irruption du désir toujours à fleur des sens. Cette aristocrate russe ne supporte pas la privation : son audace surprend ceux qu’elle choisit quand la nostalgie, l’ennui ou la solitude la conduisent à satisfaire sans retard les demandes de sexe de son corps qu'elle a voué à Dieu. Comme si elle le partageait, ce corps exigeant, entre âme et chair. Elle opère dans sa quête d’absolu une forme de syncrétisme à dominante islamique – mais les restes d’une morale chrétienne demeurent. Le 25 décembre 1902, jour de la Saint Sylvestre, elle songe que les anniversaires de Noël « sont bien loin » et, avec tristesse, elle prévoit peut être avec une certaine crainte le jour où « tout cela ne fera plus vibrer » son cœur.
La femme tient peu de place dans le travail de compréhension du monde qu’Isabelle entreprend dans ses textes. Elle reste en marge de sa philosophie parce qu’elle la pense, sans doute, en homme tout en revendiquant pour elle même sa féminité qu’elle assume travestie. Complexe posture.
Pour ma part, je ne peux que parler de coup de foudre pour Isabelle Ebherardt.
Je n’avais jusqu’à présent que parcouru ses courts textes – que je trouvais intéressants. Mais, là, obligé d’être attentif, son écriture s’est révélée et derrière elle, cette femme d’à peine vingt cinq ans, toute entière habitée par la folie du voyage, du mouvement, des rencontres.
Cette femme qui décrit les femmes, déguisée en homme et qui en parle comme si elle en était un. Quelque chose de trouble et en même temps de très moderne séduit en elle – dans la liberté de son corps, dans son désir, elle la mystique, de juguler le désir, de n’y pas pouvoir, de le dire, de l’écrire. Désir de l’autre, de l’homme dans ses habits d’homme, et de la femme, moins avoué il est vrai, mais partout et constamment suggéré. Ses descriptions : regards, lèvres, corps ; ses sensations : frémissements, sensualité, volupté – moiteur, chaleur – trahissent son propre émoi.
Dans son apparente résignation, qui la rapproche de certains personnages dostoïevskiens, elle éprouve de la compassion à l’égard des opprimés dont le sort s’explique, dit-elle, par l’atavisme des peuples d’Orient et la dégénérescence sociale provoquée par la colonisation.
Les descriptions des paysages algériens sont très adjectivées : peut-être est-ce parce qu’elle fréquente des peintres, notamment le paysagiste Noiré. Ce peintre s’applique à représenter dans ses œuvres l’imposante beauté du Sahara, sa dimension tellurique où l’élément humain est secondaire, sinon absent.
Comme chez Noiré, la palette d’Isabelle comprend : le violet, le doré, le carmin, l’argenté, le rouge, le bleu, le blanc et leurs nuances selon le lieu, le moment et son humeur.
Le désert pour Isabelle est-il l’immense vide où fuir n’est pas une feinte ? Ou bien est-il, dans son désir de solitude, l’espace où il lui est possible de se perdre physiquement et moralement ? Cette posture, éminemment romantique, répond à sa volonté d’aller sans tricherie au bout de ses élans.
Dans ses ivresses provoquées, aussi bien mystiques qu’éthyliques, elle ressent de la même façon la jouissance amoureuse et l’extase religieuse. Elle écrit : « Enervement déraisonnable et sans cause qui m’est si connu. »
Elle accepte la volupté comme une nécessité divine et mêle l’âme au plaisir des sens.
Comme certains mystiques, tels les soufistes, elle engage cette expérience dans l’exacerbation des sens mais aussi s’oblige à pratiquer son contraire : l’abstinence.
C’est une femme fragile en proie au doute à la recherche d’une énergie.
Elle note la mollesse des Arabes, leur atavisme rétrograde et surtout leur indifférenciation due à leur religion qui n’a pas su, pense-t-elle, s’adapter à la modernité. Comme Guy de Maupassant, elle reproche à l’Islam son « l’influence nivelletrice » qui fait que tous les « Arabes se ressemblent entre eux ».
Mais elle note aussi les apparitions alternées d’hommes ou de femmes en leurs amples habits blancs et évoque, comme presque tous les voyageurs du 19ème siècle, le présent de cette population encore arrêté dans un passé que raconte l’histoire des premiers prophètes.

Elle meurt au moment où elle commence à être reconnue, pas encore célèbre mais bientôt célébrée.
Sur sa tombe on peut lire :
"A Dieu par l’intercession de la terre et de l’homme qui la foule."

 

Récits, journal , roman d’Isabelle

Dans l’ombre chaude de l’Islam, 1906

Notes de route, 1908

Pages d’Islam, 1920

Trimardeur, 1922

Mes Journaliers, 1923

Au pays des sables, 1944

Rakhil, 1996

Galerie
Isabelle Eberhardt à 20 ans

Isabelle Eberhardt à 20 ans

Isabelle Eberhardt - Couverture de l'un de ses plus forts récits

Isabelle Eberhardt - Couverture de l'un de ses plus forts récits

Isabelle Eberhardt en étudiante soufie

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Correspondance Isabelle Eberhardt et Victor Barrucand, "Dans l'ombre chaude de l'Islam."

Correspondance Isabelle Eberhardt et Victor Barrucand, "Dans l'ombre chaude de l'Islam."

Isabelle Eberhardt - Affiche du film qui retrace sa courte vie

Isabelle Eberhardt - Affiche du film qui retrace sa courte vie

La fin, 1904
Isabelle Eberhardt - La crue de l'oued Aïn Sefra

Isabelle Eberhardt - La crue de l'oued Aïn Sefra

Isabelle Eberhardt - La crue 1

Isabelle Eberhardt - La crue 1

Isabelle Eberhardt - La crue 2

Isabelle Eberhardt - La crue 2

Isabelle Eberhardt - La crue 3

Isabelle Eberhardt - La crue 3

Isabelle Eberhardt - La crue 4

Isabelle Eberhardt - La crue 4

Isabelle Eberhardt - La tombe d'Isabelle à Aïn Sefra

Isabelle Eberhardt - La tombe d'Isabelle à Aïn Sefra

Tag(s) : #Récits de voyage et peinture orientaliste
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