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Carolus-Duran - Le baiser

Carolus-Duran - Le baiser

Le corps parle

Comme l’argent et le pouvoir, l'amour est l’un des multiples fils qui relient les romans de la Comédie humaine. Amour sublimé comme celui d’Eugénie Grandet pour son cousin Charles, passionné comme celui de Dinah de la Baudraye, sensuel comme celui de Louise de Chaulieu, volage comme celui de la princesse de Cadignan, effrayant comme celui de Rosalie de Watteville ou furieusement intéressé comme celui de Valérie Marneffe, il est au cœur de toutes les vies que racontent les récits de la Comédie humaine. Le sentiment amoureux qui les anime est celui de tous les temps : il est heureux, innocent, physique, décevant, vénal, orphelin, interdit, mortel. Humain. Les personnages féminins qui cèdent à ses trompeuses promesses le vivent, d'âge en âge, dans une intensité désespérée et sans issue.

ROMANS

1 - Le bal de Sceaux, 1829
2 - La maison du chat qui pelote, 1829
3 - Les Chouans, 1829
4 - La Paix des ménages, 1829
5 - La vendetta, 1830 1829
6 - Sarrasine, 1830
7 - Etude de femme, 1830
8 - Gobseck, 1830.
10 - Adieu, 1830
11 - Une Double famille, 1830
12 - La Peau de chagrin, 1831
13 - Le Message, 1832
14 - Le curé de campagne, 1832.
15 - La Femme abandonnée, 1832
17 - Madame Firmiani, 1832
18 - La Bourse, 1832
19 - Eugénie Grandet, 1833
20 - Ferragus, 1833
21 - Le médecin de campagne, 1833
22 - La recherche de l'absolu, 1834
23 - Séraphita, 1835
24 - Le Contrat de mariage, 1835
25 - La Fille aux yeux d’or, 1835
26 - Le Père Goriot, 1835
27 - Le Lys dans la vallée, 1835
28 - La vieille fille, 1836
29 - Le Cabinet des antiques, 1837
30 - César Birotteau, 1837
31 - Gambara, 1837
32 - Les Employés, 1838
33 - Le Curé de Village, 1838
34 - Une Fille d’Eve, 1838
35 - Pierrette, 1839
36 - La maison Nucingen, 1839
35 - Pierre Grassou, 1839
37 - Massimila Doni, 1839
38 - Béatrix, 1839
39 - Les Secrets de la princesse de Cadignan, 1839
40 - Le curé de village, 1841
41 - La Rabouilleuse, 1842
42 - Autre étude de femme, 1842
43 - La Fausse maîtresse, 1842
44 - Les Mémoires de deux jeunes mariées, 1842
45 - Albert Savarus, 1842
46 - Un Début dans la vie, 1842
47 - La Femme de trente ans, 1842
48 - La Muse du département, 1843
49 - Honorine, 1843
50 - Illusions Perdues, 1843
51 - Modeste Mignon, 1844
52 - Splendeurs et Misères des courtisanes, 1844
53 - Le colonel Chabert, 1844
54 - Ursule Mirouet, 1844
55 - Petites misères de la vie conjugale, 1845
56 - Entre savants, 1845
57 - Les paysans, 1845
58 - L'hôpital et le Peuple, 1845
59 - La Cousine Bette, 1846
60 - Le Cousin Pons, 1847
61 - Les petits bourgeois 1854, roman posthume.
Extraits de textes
Les Chouans, 1829
En même temps Corentin, qui étudiait cette dame à la dérobée, la destitua de tous les plaisirs de la maternité pour lui accorder ceux de l'amour; il refusa galamment le bonheur d'avoir un fils de vingt ans à une femme dont la peau éblouissante, les sourcils arqués encore bien fournis, les cils peu dégarnis furent l'objet de son admiration, et dont les abondants cheveux noirs séparés en deux bandeaux sur le front, faisaient ressortir la jeunesse d'une tête spirituelle. Les faibles rides du front, loin d'annoncer les années, trahissaient des passions jeunes. Enfin, si les yeux perçants étaient un peu voilés, on ne savait si cette altération venait de la fatigue du voyage ou de la trop fréquente expression du plaisir.
Aidée par Francine, mademoiselle de Verneuil s'était armée d'une toi­lette de voyage plus redoutable peut-être que ne l'est une parure de bal. Sa simplicité avait cet attrait qui procède de l'art avec lequel une femme, assez belle pour se passer d'ornements, sait réduire la toilette à n'être plus qu'un agrément secondaire. Elle portait une robe verte dont la jolie coupe, dont le spencer orné de brandebourgs dessinaient ses formes avec une affectation peu convenable à une jeune fille, et laissaient voir sa taille souple, son corsage élégant et ses gracieux mouvements. (…) La coquetterie de cette toilette, évidem­ment faite pour plaire, devait inspirer de l'espoir au jeune homme; mais mademoiselle de Verneuil le salua par une molle inclinaison de tête sans le regarder, et parut l'abandonner avec une folâtre insouciance qui le déconcerta. Cette réserve n'annonçait aux yeux des étrangers ni précaution ni coquetterie, mais une indifférence naturelle ou feinte. L'expression candide que la voyageuse sut donner à son visage le rendit impénétrable. Elle ne laissa paraître aucune préméditation de triomphe et sembla douée de ces petites manières qui séduisent, et qui avaient dupé déjà l’amour-propre du jeune marin. Aussi l’inconnu regagna-t-il sa place avec une sorte de dépit.
Il est difficile à une jolie femme de se soustraire, en voiture, aux regards de ses compagnons, dont les yeux s'attachent sur elle comme pour y chercher une distraction de plus à la monotonie du voyage. Aussi, très heureux de pouvoir satisfaire l'avidité de sa passion naissante, sans que l'inconnue évitât son regard ou s'offensât de sa persistance, le jeune officier se plut-il à étudier les lignes pures et brillantes qui dessinaient les contours de ce visage. Ce fut pour lui comme un tableau. Il admira les oppositions de clair et d'ombre produites par des cheveux dont les rouleaux noirs environnaient la figure, en y imprimant une grâce éphémère; car tout est si fugitif chez la femme! sa beauté d'aujourd'hui n'est souvent pas celle d'hier, heureusement pour elle peut-être! Encore dans l'âge où l'homme peut jouir de ces riens qui sont tout l'amour, le soi-disant marin attendait avec bonheur le mouvement répété des paupières et les jeux séduisants que la respiration donnait au corsage. Parfois, au gré de ses pensées, il épiait un accord entre l'expression des yeux et l'imperceptible inflexion des lèvres (…) Tout était piège pour l'âme, piège pour les sens.
Elle se coucha voluptueusement sur le canapé, autant pour se reposer que pour prendre une attitude de grâce et de faiblesse dont le pouvoir est irrésistible chez certaines femmes. Une molle langueur, la pose provocante de ses pieds, dont la pointe perçait à peine sous les plis de la robe, l'abandon du corps, la courbure du col, tout, jusqu'à l'inclinaison des doigts effilés de sa main, qui pendait d'un oreiller comme les clochettes d'une touffe de jasmin, tout s'accordait avec son regard pour exciter des séduc­tions. Elle brûla des parfums afin de répandre dans l'air ces douces émanations qui attaquent si puissam­ment les fibres de l'homme, et préparent souvent les triomphes que les femmes veulent obtenir sans les solliciter.
2 - La Paix des ménages, 1829
L'engouement des femmes pour les militaires devint comme une frénésie et concorda trop bien aux vues de l'Empereur pour qu'il y mit un frein. Les fréquentes prises d'armes firent ressembler tous les traités conclus entre l'Europe et Napoléon à des armistices, exposaient les passions à des dénouements aussi rapides que les décisions du chef suprême de ces kolbacs, de ces dolmans et de ces aiguillettes qui plurent tant au beau sexe. Les coeurs furent donc alors nomade comme les régiments. D'un premier à un cinquième bulletin de la Grande Armée, une femme pouvait être successivement amante, épouse, mère et veuve. Etait-ce la perspective d'un prochain veuvage, celle d'une dotation, ou l'espoir de porter un nom promis à l’Histoire qui rendirent les militaires si séduisants? Les femmes furent-elles entraînées vers eux par la certitude que le secret de leurs passions serait enterré sur les champs de bataille, ou doit-on chercher la cause de ce doux fanatisme dans le noble attrait que le courage a pour elles? Peut-être ces raisons que l'historien futur des moeurs impériales s'amusera sans doute à peser, entraient-elles toutes pour quelque chose dans leur facile promptitude à se livrer aux amours. Quoi qu'il en puisse être, avouons-le-nous ici : les lauriers couvrirent alors bien des fautes; les femmes recherchèrent avec ardeur ces hardis aventuriers qui leur paraissaient de véritables sources d’honneurs, de richesses ou de plaisirs; et, aux yeux des jeunes filles, une épaulette, cet hiéroglyphe futur, signifia bonheur et liberté. Un trait de cette époque, unique dans nos annales, et qui la caractérise, fut une passion effrénée pour tout ce qui brillai
t.
Rebutée par la dame du logis, repoussée de chaise en chaise par chaque nouvelle arrivée jusque dans les ténèbres de ce petit coin, elle s'y sera laissé enfermer, victime de la jalousie de ces dames, qui n'auront pas demandé mieux que d'ensevelir ainsi cette dangereuse figure. Elle n'aura pas eu d'ami pour l'encourager à défendre la place qu'elle a dû occuper d'abord sur le premier plan, chacune de ces perfides danseuses aura intimé l'ordre aux hommes de sa coterie de ne pas engager notre pauvre amie, sous peine des plus terribles punitions. Voilà, mon cher, comment ces minois si tendres, si candides en apparence, auront formé leur coalition contre l'inconnue : et cela, sans qu'aucune de ces femmes-là se soit dit autre chose que : « Connaissez-vous, ma chère, cette petite dame bleue ? » Tu verras si la plus stupide de ces femmes ne saura pas inventer aussitôt une ruse capable d'arrêter l'homme le plus déterminé à mettre en lumière notre plaintive inconnue.
3 - La maison du chat qui pelote, 1829
Mademoiselle Augustine, à peine âgée de dix-huit ans, ne ressemblait ni à son père ni à sa mère. Elle était de ces filles qui, par l'absence de tout lien physique avec leurs parents font croire à ce dicton de prude : Dieu donne les enfants. Augustine était petite ou, pour la mieux peindre, mignonne. Gracieuse et pleine de candeur, un homme du monde n'aurait pu reprocher à cette charmante créature que des gestes mesquins ou certaines attitudes communes, et parfois de la gêne. Sa figure silencieuse et immobile respirait cette mélancolie passagère qui s'empare de toutes les jeunes filles trop faibles pour oser résister aux volontés d'une mère. Toujours modestement vêtues, les deux sœurs ne pouvaient satisfaire la coquetterie innée chez la femme que par un luxe de propreté qui leur allait à merveille et les mettait en harmonie avec ces comptoirs luisants, avec ces rayons sur lesquels le vieux domestique ne soufflait pas un grain de poussière, avec la simplicité antique de tout ce qui se voyait autour d'elles. Obligées par leur genre de vie à chercher des éléments de bonheur dans des travaux obstinés, Augustine et Virginie n'avaient donné jusqu'alors que du contentement à leur mère, qui s'applaudissait secrètement de la perfection du caractère de ses deux filles. Il est facile d'imaginer les résultats de l'éducation qu'elles avaient reçue (…) Cependant Augustine avait reçu du hasard une âme assez élevée pour sentir le vide de cette existence. Parfois ses yeux bleus se relevaient comme pour interroger les profondeurs de cet escalier sombre et de ces magasins humides. Après avoir sondé ce silence de cloître, elle semblait écouter de loin de confuses révélations de cette vie passionnée qui met les sentiments à un plus haut prix que les choses. En ces moments son visage se colorait, ses mains inactives laissaient tomber la blanche mousseline sur le chêne poli du comptoir, et bientôt sa mère lui disait d'une voix qui restait toujours aigre même dans les tons les plus doux : «Augustine! à quoi pensez-vous donc, mon bijou?» Peut-être Hippolyte comte de Douglas et Le Comte de Comminges, deux romans trouvés par Augustine dans l'armoire d'une cuisinière récemment renvoyée par madame Guillaume, contribuèrent-ils à développer les idées de cette jeune fille qui les avait furtivement dévorés pendant les longues nuits de l'hiver précédent. Les expressions de désir vague, la voix douce, la peau de jasmin et les yeux bleus d'Augustine avaient donc allumé dans l'âme du pauvre Lebas un amour aussi violent que respectueu
x.
À la nuit tombante, un jeune homme passant devant l'obscure boutique du Chat-qui-pelote y était resté un moment en contemplation à l'aspect d'un tableau qui aurait arrêté tous les peintres du monde (…) Ce passant était un jeune peintre qui, sept ans auparavant, avait remporté le grand prix de peinture. Il revenait de Rome. Son âme remplie de poésie, ses yeux rassasiés de Raphaël et de Michel-Ange, avaient soif de la nature vraie, après une longue habitation du pays pompeux où l'art a jeté partout son grandiose. Faux ou juste, tel était son sentiment personnel. Abandonné longtemps à la fougue des passions italiennes, son cœur demandait une de ces vierges modestes et recueillies que, malheureusement, il n'avait su trouver qu'en peinture à Rome. De l'enthousiasme imprimé à son âme exaltée par le tableau naturel qu'il contemplait, il passa naturellement à une profonde admiration pour la figure principale : Augustine paraissait pensive et ne mangeait point; par une disposition de la lampe dont la lumière tombait entièrement sur son visage, son buste semblait se mouvoir dans un cercle de feu qui détachait plus vivement les contours de sa tête et l'illuminait d'une manière quasi surnaturelle. L'artiste la compara involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel. Une sensation presque inconnue, un amour limpide et bouillonnant inonda son cœur.
Après être demeuré pendant un moment comme écrasé sous le poids de ses idées, il s'arracha à son bonheur, rentra chez lui, ne mangea pas, ne dormit point. Le lendemain, il entra dans son atelier pour n'en sortir qu'après avoir déposé sur une toile la magie de cette scène dont le souvenir l'avait en quelque sorte fanatisé. Sa félicité fut incomplète tant qu'il ne posséda pas un fidèle portrait de son idole. Il passa plusieurs fois devant la maison du Chat-qui-pelote; il osa même y entrer une ou deux fois sous le masque d'un déguisement, afin de voir de plus près la ravissante créature que madame Guillaume couvrait de son aile. Pendant huit mois entiers, adonné à son amour, à ses pinceaux, il resta invisible pour ses amis les plus intimes, oubliant le monde, la poésie, le théâtre, la musique, et ses plus chères habitudes. Un matin, Girodet força toutes ces consignes que les artistes connaissent et savent éluder, parvint à lui, et le réveilla par cette demande : « Que mettras-tu au Salon?» L'artiste saisit la main de son ami, l'entraîne à son atelier, découvre un petit tableau de chevalet et un portrait. Après une lente et avide contemplation des deux chefs-d'œuvre, Girodet saute au cou de son camarade et l'embrasse, sans trouver de paroles. Ses émotions ne pouvaient se rendre que comme il les sentait, d'âme à âme. «Tu es amoureux?» dit Girodet.
La Jeune fille pénétra donc, à travers la foule, jusqu' au tableau couronné. Un frisson la fit trembler comme une feuille de bouleau, quand elle se reconnut. Elle eut peur et regarda autour d'elle pour rejoindre madame Roguin, de qui elle avait été séparée par un flot de monde. En ce moment ses yeux effrayés rencontrèrent la figure enflammée du jeune peintre. Elle se rappela tout à coup la physionomie d'un promeneur que, curieuse, elle avait souvent remarqué, en croyant que c'était un nouveau voisin.
« Vous voyez ce que l'amour m'a inspiré », dit l'artiste à l'oreille de la timide créature qui resta tout épouvantée de ces paroles.
L'exclamation de surprise que jeta la femme du notaire se perdit dans le brouhaha et les bourdonnements de la foule; quant à Augustine, elle pleura involontairement à l'aspect de cette merveilleuse scène, et par un sentiment presque inexplicable, elle mit un doigt sur ses lèvres en apercevant à deux pas d'elle la figure extatique du jeune artiste. L'inconnu répondit par un signe de tête et désigna madame Roguin, comme un trouble-fête, afin de montrer à Augustine qu'elle était comprise. Cette pantomime jeta comme un brasier dans le corps de la pauvre fille qui se trouva criminelle, en se figurant qu'il venait de se conclure un pacte entre elle et l'artiste. Une chaleur étouffante, le continuel aspect des plus brillantes toilettes, et l'étourdissement que produisaient sur Augustine la variété des couleurs, la multitude des figures vivantes et peintes, la profusion des cadres d'or, lui firent éprouver une espèce d'enivrement qui redoubla ses craintes. Elle se serait peut-être évanouie si, malgré ce chaos de sensations, il ne s'était élevé au fond de son cœur une jouissance inconnue qui vivifia tout son être. Néanmoins, elle se crut sous l'empire de ce démon dont les terribles pièges lui étaient prédits par la tonnante parole des prédicateurs. Ce moment fut pour elle comme un moment de folie. Elle se vit accompagnée jusqu'à la voiture de sa cousine par ce jeune homme resplendissant de bonheur et d'amour. En proie à une irritation toute nouvelle, à une ivresse qui la livrait en quelque sorte à la nature, Augustine écouta la voix éloquente de son cœur, et regarda plusieurs fois le jeune peintre en laissant paraître le trouble qui la saisissait. Jamais l'incarnat de ses joues n'avait formé de plus vigoureux contrastes avec la blancheur de sa peau. L'artiste aperçut alors cette beauté dans toute sa fleur, cette pudeur dans toute sa gloire. Augustine éprouva une sorte de joie mêlée de terreur, en pensant que sa présence causait la félicité de celui dont le nom était sur toutes les lèvres, dont le talent donnait l'immortalité à de passagères images. Elle était aimée! il lui était impossible d'en douter. Quand elle ne vit plus l'artiste, ces paroles simples retentissaient encore dans son cœur : « Vous voyez ce que l'amour m'a inspiré.» Et les palpitations devenues plus profondes lui semblèrent une douleur, tant son sang plus ardent réveilla dans son être de puissances inconnues.
Un rayon de soleil était tombé dans cette prison. Augustine aima tout à coup. En elle tant de sentiments étaient flattés à la fois, qu'elle succomba sans rien calculer. À dix-huit ans, l'amour ne jette-t-il pas son prisme entre le monde et les yeux d'une jeune fille? Incapable de deviner les rudes chocs qui résultent de l'alliance d'une femme aimante avec un homme d'imagination, elle crut être appelée à faire le bonheur de celui-ci, sans apercevoir aucune disparate entre elle et lui. Pour elle, le présent fut tout l'avenir.
La fougue de passion qui possédait Théodore fit dévorer au jeune ménage près d'une année entière sans que le moindre nuage vînt altérer l'azur du ciel sous lequel ils vivaient. Pour ces deux amants, l'existence n'eut rien de pesant. Théodore répandait sur chaque journée d'incroyables fioritures de plaisirs, il se plaisait à varier les emportements de la passion, par la molle langueur de ces repos où les âmes sont lancées si haut dans l'extase qu'elles semblent y oublier l'union corporelle. Incapable de réfléchir, l'heureuse Augustine se prêtait à l'allure onduleuse de son bonheur : elle ne croyait pas faire encore assez en se livrant toute à l'amour permis et saint du mariage; simple et naïve, elle ne connaissait d'ailleurs ni la coquetterie des refus, ni l'empire qu'une jeune demoiselle du grand monde se crée sur un mari par d'adroits caprices; elle aimait trop pour calculer l'avenir, et n'imaginait pas qu'une vie si délicieuse pût jamais cesser. Heureuse d'être alors tous les plaisirs de son mari, elle crut que cet inextinguible amour serait toujours pour elle la plus belle de toutes les parures, comme son dévouement et son obéissance seraient un éternel attrait. Enfin, la félicité de l'amour l'avait rendue si brillante, que sa beauté lui inspira de l'orgueil et lui donna la conscience de pouvoir toujours régner sur un homme aussi facile à enflammer que monsieur de Sommervieux.
Malgré tant d'amour, à l'expiration de cette année aussi charmante que rapide, Sommervieux sentit un matin la nécessité de reprendre ses travaux et ses habitudes. Sa femme était d'ailleurs enceinte (…) Quand Augustine fut rétablie, quand son fils ne réclama plus ces soins assidus qui interdisent à une mère les plaisirs du monde, Théodore en était arrivé à vouloir éprouver cette jouissance d'amour-propre que nous donne la société quand nous y apparaissons avec une belle femme, objet d'envie et d'admiration. Parcourir les salons en s'y montrant avec l'éclat emprunté de la gloire de son mari, se voir jalousée par les femmes, fut pour Augustine une nouvelle moisson de plaisirs; mais ce fut le dernier reflet que devait jeter son bonheur conjugal. Elle commença par offenser la vanité de son mari, quand, malgré de vains efforts, elle laissa percer son ignorance, l'impropriété de son langage et l'étroitesse de ses idées.Quand les champs de l'amour furent parcourus, quand l'artiste eut, comme les enfants, cueilli des roses et des bluets avec une telle avidité qu'il ne s'apercevait pas que ses mains ne pouvaient plus les tenir, la scène changea. Si le peintre montrait à sa femme les croquis de ses plus belles compositions, il l'entendait s'écrier comme eût fait le père Guillaume: «C'est bien joli!» Cette admiration sans chaleur ne provenait pas d'un sentiment consciencieux, mais de la croyance sur parole de l'amour. Augustine préférait un regard au plus beau tableau. Le seul sublime qu'elle connût était celui du cœur. Enfin, Théodore ne put se refuser à l'évidence d'une vérité cruelle: sa femme n'était pas sensible à la poésie, elle n'habitait pas sa sphère, elle ne le suivait pas dans tous ses caprices, dans ses improvisations, dans ses joies, dans ses douleurs; elle marchait terre à terre dans le monde réel, tandis qu'il avait la tête dans les cieux.
4 - Le bal de Sceaux, 1829
Aussi le vieux Vendéen ne se rebutait-il pas dans ses présentations de prétendus, tant il avait à cœur le bonheur de sa fille; mais rien n'était plus plaisant que la façon dont l'impertinente créature prononçait ses arrêts et jugeait le mérite de ses adorateurs. On eût dit que, semblable à l'une de ces princesses des Mille et un Jours, Emilie fût assez riche, assez belle pour avoir le droit de choisir parmi tous les princes du monde; ses objections étaient plus bouffonnes les unes que les autres: l'un avait les jambes trop grosses ou les genoux cagneux, l'autre était myope, celui-ci s’appelait Durand; celui-là boitait, presque tous lui semblaient trop gras. Plus vive, plus charmante, plus gaie que jamais après avoir rejeté deux ou trois prétendus, elle s'élançait dans les fêtes de l'hiver et courait au bal où ses yeux perçants examinaient les célébrités du jour, où elle se plaisait à exciter des demandes qu'elle rejetait toujours. La nature lui avait donné en profusion les avantages nécessaires à ce rôle de Célimèn
e.
Grande et svelte, Emilie de Fontaine possédait une démarche imposante ou folâtre, à son gré. Son col un peu long lui permettait de prendre de charmantes attitudes de dédain et d'impertinence. Elle s'était fait un fécond répertoire de ces airs de tête et de ces gestes féminins qui expliquent si cruellement ou si heureusement les demi-mots et les sourires. De beaux cheveux noirs, des sourcils très fournis et fortement arqués prêtaient à sa physionomie une expression de fierté que la coquetterie autant que son miroir lui apprirent à rendre terrible ou à tempérer par la fixité ou par la douceur de son regard, par l'immobilité ou par les légères inflexions de ses lèvres, par la froideur ou la grâce de son sourire. Quand Emilie voulait s'emparer d'un cœur, sa voix pure ne manquait pas de mélodie; mais elle pouvait aussi lui imprimer une sorte de clarté brève quand elle entreprenait de paralyser la langue indiscrète d'un cavalier. Sa figure blanche et son front d'albâtre étaient semblables à la surface limpide d'un lac qui tour à tour se ride sous l'effort d'une brise ou reprend sa sérénité joyeuse quand l'air se calme. Plus d'un jeune homme en proie à ses dédains l'accusa de jouer la comédie; mais elle se justifiait en inspirant aux médisants le désir de lui plaire et les soumettant aux dédains de sa coquetterie. Parmi les jeunes filles à la mode, nulle mieux qu'elle ne savait prendre un air de hauteur en recevant le salut d'un homme de talent, ou déployer cette politesse insultante qui fait de nos égaux des inférieurs, et déverser son impertinence sur tous ceux qui essayaient de marcher au pair avec elle. Elle semblait, partout où elle se trouvait, recevoir plutôt des hommages que des compliments, et même chez une princesse, sa tournure et ses airs eussent converti le fauteuil sur lequel elle se serait assise, en un trône impérial.
D'un seul coup d'œil mademoiselle de Fontaine remarqua la finesse de son linge, la fraîcheur de ses gants de chevreau évidemment pris chez le bon faiseur, et la petitesse d'un pied bien chaussé dans une botte de peau d'Irlande. Il ne portait aucun de ces ignobles brimborions dont se chargent les anciens petits-maîtres de la garde nationale, ou les Lovelace de comptoir. Seulement un ruban noir auquel était suspendu son lorgnon flottait sur un gilet d'une coupe distinguée. Jamais la difficile Emilie n'avait vu les yeux d'un homme ombragés par des cils si longs et si recourbés. La mélancolie et la passion respiraient dans cette figure caractérisée par un teint olivâtre et mâle. Sa bouche semblait toujours prête à sourire et à relever les coins de deux lèvres éloquentes; mais cette disposition, loin de tenir à la gaieté, révélait plutôt une sorte de grâce triste. Il y avait trop d'avenir dans cette tête, trop de distinction dans la personne, pour qu'on pût dire: - Voilà un bel homme ou un joli homme! on désirait le connaître. En voyant l'inconnu, l'observateur le plus perspicace n'aurait pu s'empêcher de le prendre pour un homme de talent attiré par quelque intérêt puissant à cette fête de village.
5 - Sarrasine, 1830
Puis, en me retournant de l'autre côté, je pouvais admirer la danse des vivants! un salon splendide, aux parois d'argent et d'or, aux lustres étincelants, brillant de bougies. Là, fourmillaient, s'agitaient et papillonnaient les plus jolies femmes de Paris, les plus riches, les mieux titrées, éclatantes, pompeuses, éblouissantes de diamants! des fleurs sur la tête, sur le sein, dans les cheveux, semées sur les robes, ou en guirlandes à leurs pieds. C'était de légers frémissements de joie, des pas voluptueux qui faisaient rouler les dentelles, les blondes, la mousseline autour de leurs flancs délicats. Quelques regards trop vifs perçaient çà et là, éclipsaient les lumières, le feu des diamants, et animaient encore des cœurs trop ardents. On surprenait aussi des airs de tête significatifs pour les amants, et des attitudes négatives pour les mari
s.
Qui n'aurait épousé Marianina, jeune fille de seize ans, dont la beauté réalisait les fabuleuses conceptions des poètes orientaux? Comme la fille du sultan dans le conte de La Lampe merveilleuse, elle aurait dû rester voilée. Son chant faisait pâlir les talent incomplets des Malibran, des Sontag, des Fodor chez lesquelles une qualité dominante a toujours exclu la perfection de l'ensemble ; tandis que Marianina savait unir au même degré la pureté du son, la sensibilité, la justesse du mouvement et des intonations, l'âme et la science, la correction et le sentiment. Cette fille était le type de cette poésie secrète, lien commun de tous les arts, et qui fuit toujours ceux qui la cherchent
Avez-vous jamais rencontré de ces femmes dont la beauté foudroyante défie les atteintes de l'âge, qui semblent à trente-six ans plus désirables qu'elles ne devaient l'être quinze ans plus tôt? Leur visage est une âme passionnée, il étincelle; chaque trait y brille d'intelligence; chaque pore possède un éclat particulier, surtout aux lumières. Leurs yeux séduisants attirent, refusent, parlent ou se taisent; leur démarche est innocemment savante; leur voix déploie les mélodieuses richesses des tons les plus coquettement doux et tendres. Fondés sur des comparaisons, leurs éloges caressent l'amour-propre le plus chatouilleux. Un mouvement de leurs sourcils, le moindre jeu de l'œil, leur lèvre qui se fronce, impriment une sorte de terreur à ceux qui font dépendre d'elles leur vie et leur bonheur. Inexpériente de l'amour et docile au discours, une jeune fille peut se laisser séduire; mais pour ces sortes de femmes, un homme doit savoir, comme monsieur de Jaucourt, ne pas crier quand, en se cachant au fond d'un cabinet, la femme de chambre lui brise deux doigts dans la jointure d'une porte. Aimer ces puissantes sirènes, n'est-ce pas jouer sa vie? Et voilà pourquoi peut-être les aimons-nous si passionnément! Telle était la comtesse de Lanty.
Le joli boudoir! s'écria-t-elle en regardant autour d'elle. Le satin bleu fait toujours à merveille en tenture. Est-ce frais! Ah! le beau tableau ! ajouta-t-elle en se levant, et allant se mettre en face d'une toile magnifiquement encadrée.
Nous restâmes pendant un moment dans la contemplation de cette merveille, qui semblait due à quelque pinceau surnaturel. Le tableau représentait Adonis étendu sur une peau de lion. La lampe suspendue au milieu du boudoir, et contenue dans vase d'albâtre, illuminait alors cette toile d'une lueur douce qui nous permit de saisir toutes les beautés de la peinture. « Un être si parfait existe-t-il ?» me demanda-t-elle après avoir examiné, non sans un doux sourire de contentement, la grâce exquise des contours, la pose, la couleur, les cheveux, tout enfin. - Il est trop beau pour un homme », ajouta-t-elle après un examen pareil à celui qu'elle aurait fait d'une rivale.
Oh ! comme je ressentis alors les atteintes de jalousie à laquelle un poète avait essayé vainement de me faire croire! la jalousie des gravures, des tableaux, des statues, où les artistes exagèrent la beauté humaine, par suite de la doctrine qui les porte à tout idéaliser.- C'est un portrait, lui répondis-je. Il est dû au talent de Vien. Mais ce grand peintre n'a jamais vu l'original, et votre admiration sera moins vive être quand vous saurez que cette académie a été faite d'après une statue de femme, - Mais qui est-ce? » J'hésitai. - Je veux le savoir, ajouta-t-elle vivement. - Je crois, lui dis-je, que cet Adonis représente un... un... un parent de madame de Lanty, »
Le lendemain, il envoya son laquais louer, pour toute la saison, une loge voisine de la scène. Puis, comme tous les jeunes gens dont l'âme est puissante, il s'exagéra les difficultés de son entreprise, et donna, pour première pâture à sa passion, le bonheur de pouvoir admirer sa maîtresse sans obstacles. Cet âge d'or de l'amour, pendant lequel nous jouissons de notre propre sentiment et où nous nous trouvons heureux presque par nous-mêmes, ne devait pas durer longtemps chez Sarrasine. Cependant les événements le surprirent quand il était encore sous le charme de cette printanière hallucination, aussi naïve que voluptueuse. Pendant une huitaine de jours, il vécut toute une vie, occupé le matin à pétrir la glaise à l'aide de laquelle il réussissait à copier la Zambinella, malgré les voiles, les jupes, les corsets et les nœuds de rubans qui la lui dérobaient.
Le soir, installé de bonne heure dans sa loge, seul, couché sur un sofa, il se faisait, semblable à un Turc enivré d'opium, un bonheur aussi fécond, aussi prodigue qu'il le souhaitait. D'abord il se familiarisa graduellement avec les émotions trop vives que lui donnait le chant de sa maîtresse; puis il apprivoisa ses yeux à la voir, et finit par la contempler sans redouter l'explosion de la sourde rage par laquelle il avait été animé le premier jour. Sa passion devint plus profonde en devenant plus tranquille.
La Zambinella, repris-je en souriant, s'était effrontément croisé les jambes, et agitait en badinant celle qui se trouvait dessus, attitude de duchesse, qui allait bien à son genre de beauté capricieuse et pleine d'une certaine mollesse engageante. Elle avait quitté ses habits de théâtre, et portait un corps qui dessinait une taille svelte et que faisaient valoir des paniers et une robe de satin brodée de fleurs bleues. Sa poitrine, dont une dentelle dissimulait les trésors par un luxe de coquetterie, étincelait de blancheur. Coiffée à peu près comme se coiffait madame du Barry, sa figure, quoique surchargée d'un large bonnet, n'en paraissait que plus mignonne, et la poudre lui seyait bien. La voir ainsi, c'était l'adorer.
Quoique doué d'une certaine force de caractère, et bien qu'aucune circonstance ne dût influer sur son amour, il n'avait peut-être pas encore songé que Zambinella était presque une courtisane, et qu'il ne pouvait pas avoir tout à la fois les jouissances pures qui rendent l'amour d'une jeune fille chose si délicieuse, et les emportements fougueux par lesquels une femme de théâtre fait acheter les trésors de sa passion. Il réfléchit et se résigna. Le souper fut servi. Sarrasine et la Zambinella se mirent sans cérémonie à côté l'un de l'autre. Pendant la moitié du festin, les artistes gardèrent quelque mesure, et le sculpteur put causer avec la cantatrice. Il lui trouva de l'esprit, de la finesse; mais elle était d'une ignorance surprenante, et se montra faible et superstitieuse. La délicatesse de ses organes se reproduisait dans son entendement. Quand Vitagliani déboucha la première bouteille de vin de Champagne, Sarrasine lut dans les yeux de sa voisine une crainte assez vive de la petite détonation produite par le dégagement du gaz. Le tressaillement involontaire de cette organisation féminine fut interprété par l'amoureux artiste comme l'indice d'une excessive sensibilité. Cette faiblesse charma le Français. Il entre tant de protection dans l'amour d'un homme!
VitagIiani, son voisin, lui versa si souvent à boire que, vers les trois heures du matin, sans être complètement ivre, Sarrasine se trouva sans force contre son délire. Dans un moment de fougue, il emporta cette femme en se sauvant dans une espèce de boudoir qui communiquait au salon, et sur la porte duquel il avait plus d'une fois tourné les yeux. L'Italienne était armée d'un poignard. « Si tu approches, dit-elle, je serai forcée de te plonger cette arme dans le cœur. Va ! tu me mépriserais. J'ai conçu trop de respect pour ton caractère pour me livrer ainsi, Je ne veux pas déchoir du sentiment que tu m'accordes. - Ah ! ah! dit Sarrasine, c'est un mauvais moyen pour éteindre une passion que de l'exciter. Es-tu donc déjà corrompue à ce point que, vieille de cœur, tu agirais comme une jeune Courtisane, qui aiguise les émotions dont elle fait commerce? - Mais c'est aujourd'hui vendredi », répondit-elle effrayée de la violence du Français. Sarrasine, qui n'était pas dévot, se prit à rire. La Zambinella bondit comme un jeune chevreuil et s'élança dans la salle du festin. Quand Sarrasine y apparut courant après elle, il fut accueilli par un rire infernal.
6 - La vendetta, 1830
A son arrivée, Ginevra fut donc accueillie par un profond silence. De toutes les jeunes filles venues jusqu'alors dans l'atelier de Servin, elle était la plus belle, la plus grande et la mieux faite. Sa démarche possédait un caractère de noblesse et de grâce qui commandait le respect. Sa figure empreinte d'intelligence semblait rayonner, tant y respirait cette animation particulière aux Corses et qui n'exclut point le calme. Ses longs cheveux, ses yeux et ses cils noirs exprimaient la passion. Quoique les coins de sa bouche se dessinassent mollement et que ses lèvres fussent un peu trop fortes, il s'y peignait cette bonté que donne aux êtres forts la conscience de leur force. Par un singulier caprice de la nature, le charme de son visage se trouvait en quelque sorte démenti par un front de marbre où se peignait une fierté presque sauvage, où respiraient les mœurs de la Corse. Le seul défaut de cette créature véritablement poétique venait de la puissance même d'une beauté si largement développée: elle avait l'air d'être femme. Elle s'était refusée au mariage, par amour pour son père et sa mère, en se sentant nécessaire à leurs vieux jours. Son goût pour la peinture avait remplacé les passions qui agitent ordinairement les fem
mes.Ginevra fut satisfaite de son petit domaine, quoique la vue s'y trouvât bornée par le large mur d'une maison voisine, et que la cour d'où venait le jour fût sombre. Mais les deux amants avaient le cœur si joyeux, mais l'espérance leur embellissait si bien l'avenir, qu'ils ne voulurent apercevoir que de charmantes images dans leur mystérieux asile. Ils étaient au fond de cette vaste maison et perdus dans l'immensité de Paris, comme deux perles dans leur nacre, au sein des profondes mers : pour tout autre c'eût été une prison, pour eux ce fut un paradis. Les premiers jours de leur union appartinrent à l'amour. Il leur fut trop difficile de se vouer tout à coup au travail, et ils ne surent pas résister au charme de leur propre passion. Luigi restait des heures entières couché aux pieds de sa femme, admirant la couleur de ses cheveux, la coupe de son front, le ravissant encadrement de ses yeux, la pureté, la blancheur des deux arcs sous lesquels ils glissaient lentement en exprimant le bonheur d'un amour satisfait. Ginevra caressait la chevelure de son Luigi sans se lasser de contempler, suivant une de ses expressions, la bellà folgorante de ce jeune homme, la finesse de ses traits; toujours séduite par la noblesse de ses manières, comme elle le séduisait toujours par la grâce des siennes. Ils jouaient comme des enfants avec des riens, ces riens les ramenaient toujours à leur passion, et ils ne cessaient leurs jeux que pour tomber dans la rêverie du far niente. Un air chanté par Ginevra leur reproduisait encore les nuances délicieuses de leur amour. Puis, unissant leurs pas comme ils avaient uni leurs âmes, ils parcouraient les campagnes en y retrouvant leur amour partout, dans les fleurs, sur les cieux, au sein des teintes ardentes du soleil couchant; ils le lisaient jusque sur les nuées capricieuses qui se combattaient dans les airs. Une journée ne ressemblait jamais à la précédente, leur amour allait croissant parce qu'il était vrai. Ils s'étaient éprouvés en peu de jours, et avaient instinctivement reconnu que leurs âmes étaient de celles dont les richesses inépuisables semblent toujours promettre de nouvelles jouissances pour l'avenir. C'était l'amour dans toute sa naïveté avec ses interminables causeries, ses phrases inachevées, ses longs silences, son repos oriental et sa fougue. Luigi et Ginevra avaient tout compris de l'amour. L'amour n'est-il pas comme la mer qui, vue superficiellement ou à la hâte, est accusé de monotonie par les âmes vulgaires, tandis que certains êtres privilégiés peuvent passer leur vie à l'admirer en y trouvant sans cesse de changeants phénomènes qui les ravissent?
7 - Gobseck, 1830
Combien elle était belle la femme que je vis alors ! Elle avait jeté à la hâte sur ses épaules nues un châle de cachemire dans lequel elle s’enveloppait si bien que ses formes pouvaient se deviner dans leur nudité. Elle était vêtue d’un peignoir garni de ruches blanches comme neige et qui annonçait une dépense annuelle d’environ deux mille francs chez la blanchisseuse en fin. Ses cheveux noirs s’échappaient en grosses boucles d’un joli madras négligemment noué sur sa tête à la manière des créoles. Son lit offrait le tableau d’un désordre produit sans doute par un sommeil agité. Un peintre aurait payé pour rester pendant quelques moments au milieu de cette scène. Sous des draperies voluptueusement attachées, un oreiller enfoncé sur un édredon de soie bleu, et dont les garnitures en dentelle se détachaient vivement sur ce fond d’azur, offrait l’empreinte de formes indécises qui réveillaient l’imagination. Sur une chaise était une robe froissée dont les manches touchaient à terre. Des bas que le moindre souffle d’air aurait emportés étaient tortillés dans le pied d’un fauteuil. De blanches jarretières flottaient le long d’une causeuse. Tout était luxe et désordre, beauté sans harmonie. La figure fatiguée de la comtesse ressemblait à cette chambre parsemée des débris d’une fête. Quelques rougeurs semées sur le visage de la jeune femme attestaient la finesse de sa peau ; mais ses traits étaient comme grossis, et le cercle brun qui se dessinait sous ses yeux semblait être plus fortement marqué qu’à l’ordinaire. Ses yeux étincelaient… elle était magnifique de vie et de force ; rien de mesquin dans ses contours ni dans ses traits ; elle inspirait l’amour, et me semblait plus forte que l’amour. Elle me plut. Il y avait longtemps que mon cœur n’avait batt
u.
8 - Etude de femme, 1830
La marquise de Listomère est une de ces jeunes femmes élevées dans l'esprit de la Restauration. Elle a des principes, elle fait maigre, elle communie, et va très parée au bal, aux Bouffons, à l'Opéra; son directeur lui permet d'allier le profane et le sacré. Toujours en règle avec l'Eglise et avec le monde, elle offre une image du temps présent, qui semble avoir pris le mot de Légalité pour épigraphe. La conduite de la marquise comporte précisément assez de dévotion pour pouvoir arriver sous une nouvelle Maintenon à la sombre piété des derniers jours de Louis XIV, et assez de mondanité pour adopter également les mœurs galantes des premiers jours de ce règne, s'il revenait. En ce moment, elle est vertueuse par calcul, ou par goût peut­-êtr
e.
9 - Adieu, 1830
Quand le major fut réchauffé et qu'il eut apaisé sa faim, un invincible besoin de dormir lui appesantit les paupières. Pendant le temps assez court que dura son débat avec le sommeil, il contempla cette jeune femme qui, s'étant tourné la figure vers le feu pour dormir, laissait voir ses yeux clos et une partie de son front; elle était enveloppée dans une pelisse fourrée et dans un gros manteau de dragon ; sa tête portait sur un oreiller taché de sang; son bonnet d'astrakan, maintenu par un mouchoir noué sous le cou, lui préservait le visage du froid autant que cela était possible; elle s'était caché les pieds dans le manteau. Ainsi roulée sur elle-même, elle ne ressemblait réellement à rien. Était-ce la dernière des vivandières? était-ce cette charmante femme, la gloire d'un amant, la reine des bals parisiens? Hélas! l'œil même de son ami le plus dévoué n'apercevait plus rien de féminin dans cet amas de linges et de haillons. L'amour avait succombé sous le froid, dans le cœur d'une femm
e.
10 - Une Double famille, 1830
L’employé vêtu d'une redingote neuve, ou l'habitué qui se produisait avec une femme à son bras, pouvaient alors voir le nez légèrement retroussé de l'ouvrière, sa petite bouche rose, et ses yeux gris toujours pétillants de vie, malgré ses accablantes fatigues; ses laborieuses insomnies ne se trahissaient guère que par un cercle plus ou moins blanc dessiné sous chacun de ses yeux, sur la peau fraîche de ses pommettes. La pauvre enfant semblait être née pour l'amour et la gaieté, pour l'amour qui avait peint au-dessus de ses paupières bridées deux arcs parfaits (...) De si séduisantes promesses excitaient la curiosité de plus d'un jeune homme qui se retournait en vain dans l'espérance de voir ce modeste visag
e.
Un sourire de plaisir dérida la figure de l'étranger quand il aperçut Caroline dont le petit pied était chaussé de guêtres en prunelle couleur puce, dont la robe blanche, emportée par un vent perfide pour les femmes mal faites, dessinait des formes attrayantes, et dont la figure, ombragée par un chapeau de paille de riz doublée en satin rose, était comme illuminée d'un reflet céleste; sa large ceinture de couleur puce faisait valoir une taille à tenir entre les deux mains; ses cheveux, partagés en deux bandeaux de bistre sur un front blanc comme de la neige, lui donnaient un air de candeur que rien ne démentait. Le plaisir semblait rendre Caroline aussi légère que la paille de son chapeau…
11 - La Peau de chagrin, 1831
Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d'une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés, dont les yeux s'allumèrent comme autant de diamant
s.
Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces créatures, prestigieuses comme des fées, avaient encore plus de vivacité que les torrents de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres, les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies joyeuses. Rien ne pouvait effacer l'éclat de ses figures, les couleurs agaçantes des robes faciles et la vigoureuse mollesse des formes entrelacées avec coquetterie. Le coeur brûlait, à voir les contrastes de leurs coiffures mouvantes et de leurs attitudes, toutes diverses d'attraits et de caractère. Elles offraient des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices.
Posée à ravir, une danseuse semblait être sans voile sous les plis onduleux du cachemire. Là une gaze diaphane, ici la soie chatoyante cachaient ou révélaient des perfections mystérieuses. De petits pieds étroits parlaient d'amour, des bouches fraîches et rouges se taisaient. Il y avait des jeunes filles frêles et décentes, vierges d'hier, dont les jolies chevelures respiraient une religieuse innocence. Puis, des beautés aristocratiques au regard fier, mais indolentes, mais fluettes, maigres, gracieuses, penchaient la tête comme si elles avaient de royales protections à faire acheter.
Une Anglaise, blanche et chaste, figure aérienne, descendue des nuages d'Ossian, ressemblait à un ange de mélancolie, à un remords fuyant le crime.
La Parisienne, dont toute la beauté gît dans une grâce indescriptible, vaine de sa toilette et de son esprit, armée de sa toute-puissante faiblesse, souple et rieuse, sirène sans coeur et sans passion, mais qui sait artificieusement créer les trésors de la passion et contrefaire les accents du coeur, ne manquait pas à cet escadron périlleux, où brillaient encore des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans leur félicité; de riches Normandes, aux formes magnifiques; des femmes méridionales, aux cheveux noirs, aux yeux bien fendus.
Vous eussiez dit les beautés de Versailles convoquées par Lebel, ayant, dès le matin, dressé tous leurs pièges, arrivant, comme une troupe d'esclaves orientales, réveillées par la voix du marchand, pour partir à l'aurore.
Elles restaient interdites, honteuses, et s'empressaient autour de la table comme des abeilles bourdonnant à l'entrée d'une ruche. Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, accusait et séduisait. C'était pudeur involontaire. Un sentiment que la femme ne dépouille jamais complètement leur ordonnait de s'envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charmes et de piquant aux prodigalités du vice.
Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d'abord arriver près d'eux une grande fille admirablement bien proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l'âme par de vigoureux contrastes. Sa chevelure noire, artistement mise en désordre semblait avoir déjà subi les combats de l'amour et retombait en boucles capricieuses sur ses puissantes épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à voir. Sa peau, d'un blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs. L'oeil armé de longs cils lançait des flammes hardies, étincelles d'amour; et la bouche, humide, entr'ouverte, appelait le baiser. Elle avait une taille forte, mais lascive. Son sein, ses bras étaient largement développés, comme ceux des belles figures du Carrache; néanmoins elle paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l'agilité d'une panthère, comme la mâle élégance de ses formes en promettait les voluptés dévorantes (…) C'était une statue colossale, tombée du haut de quelque temple grec, sublime à distance; vue de près, grossière; et, cependant sa foudroyante beauté devait réveiller les impuissants, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer de vieux ossements.
Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait un bras éblouissant, d'une admirable rondeur, et qui se détachait vivement sur le velours. Elle était là comme la reine du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés par trois générations, qui rit sur les cadavres, se moque des aïeux, broie des trônes, transforme les jeunes gens en vieillards, et souvent les vieillards en jeunes gens; de cette joie, permise seulement aux géants fatigués du pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.
Oui, les cachemires, les vélins, les parfums, l'or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît, ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos folies!... mais le bonheur nous absout! Ah! ah! j'aime mieux mourir de plaisir que de maladie... Je n'ai ni la manie de la perpétuité, ni grand respect pour l'espèce humaine, à voir ce que Dieu en fait... Aussi, donnez-moi des millions, je les mangerai... Je ne voudrais pas garder un centime pour l'année prochaine... Vivre pour plaire et régner, tel est l'arrêt que prononce chaque battement de mon coeur!... La nature m'approuve... Ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations? Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je dépense tous les soirs?... Et comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie... Allez donc, je serais bien sotte de ne pas m'amuser!...
Les femmes n’ont-elles pas toutes un amant à pleurer? mais toutes n'ont pas, comme toi, le bonheur de l'avoir perdu sur un échafaud!... Ah! J’aimerais bien mieux savoir le mien couché dans une fosse à Clamart que prés d'une rivale...
Ces phrases si cruellement logiques furent prononcées d'une voix douce et mélodieuse, par la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui, suivant l'expression d'Horace Walpole, l’eût jamais sortie d'un oeuf enchanté... Elle était venue à pas muets, et montrait une figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissants de modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue, s'échappant de sa source, n'est pas plus timide, plus blanche, ni plus naïve... Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l'amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d'une église où elle aurait prié les anges d'obtenir avant le temps son rappel dans les cieux...
A Paris seulement, se rencontrent ces créatures au visage candide, qui cachent sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d'une marguerite, la dépravation la plus profonde, les vices les plus raffinés...
Trompés d'abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Emile et Raphaël, acceptant le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, se mirent à la questionner.
Alors elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la vie humaine, en opposant à l'expression rude et passionnée de son imposante compagne, le portrait de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre un crime, assez forte pour en rire; espèce de monstre sans coeur, qui punit les âmes riches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours une grimace d'amour à vendre, les larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie, le soir, pour en lire le testament....
La vertu !... Nous la laissons aux laides et aux bossues... Que seraient-elles sans cela les pauvres femmes ? - Allons, tais-toi!... s'écria Emile, ne parle point de ce que tu ne connais pas!... - Ah! je ne la connais pas!... reprit Euphrasie. Se donner pendant toute sa vie a un être détesté, savoir élever des enfants qui vous abandonnent, et leur dire - Merci! quand ils vous frappent au coeur... Voila les vertus que vous ordonnez à la femme!... Encore pour la récompenser de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant à la séduire... Si elle résiste, vous la compromettez... Jolie vie... Autant rester libre, aimer ceux qui nous plaisent, et mourir jeunes... - Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour? - Eh bien!... répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupée en deux parts... Une jeunesse certainement joyeuse, et je sais quelle vieillesse incertaine où je souffrirai tout à mon aise...
12 - Le Message, 1832
C'était une petite femme à taille plate et gracieuse, ayant une tournure ravissante; mignonne et si délicate, que vous eussiez eu peur de lui briser les os en la touchant. Elle portait une robe de mousseline blanche; elle avait sur la tête un joli bonnet à rubans roses, une ceinture rose, une guimpe remplie si délicieusement par ses épaules et par les plus beaux contours, qu'en les voyant il naissait au fond du coeur une irrésistible envie de les posséder. Ses yeux étaient vifs, noirs, expressifs, ses mouvements doux, son pied charmant. Un vieil homme à bonnes fortunes ne lui eût pas donné plus de trente années, tant il y avait de jeunesse dans son front et dans les détails les plus fragiles de sa têt
e.
13 - Le curé de campagne, 1832
Dans la citta dolente des vieillesfilles, il s'en rencontre beaucoup, surtout en France, dont la vie est un sacrifice noblement offert tous les jours à de nobles sentiments. Les unes demeurent fièrement fidèles à un cœur que la mort leur a trop promptement ravi : martyres de l'amour, elles trouvent le secret d'être femmes par l’âme. Les autres obéissent à un orgueil de famille, qui, chaque jour, déchoit à notre honte, et se dévouent à la fortune d'un frère, ou à des neveux orphelins : celles-là se font mères en restant vierges. Ces vieilles filles atteignent au plus haut héroïsme de leur sexe en consacrant tous les sentiments féminins au culte du malheur. Elles idéalisent la figure de la femme en renonçant aux récompenses de sa destinée et n'en acceptant que les peines. Elles vivent alors entourées de la splendeur de leur dévouement, et les hommes inclinent respectueusement la tête devant leurs traits flétris. Mlle de Sombreuil n'a été ni femme ni fille; elle fut et sera toujours une vivante poési
e.
14 - La Femme abandonnée, 1832
La vicomtesse prit une petite maison sur le lac. Quand elle y fut installée, Gaston s'y présenta par une belle soirée, à la nuit tombante. Jacques, valet de chambre essentiellement aristocratique, ne s'étonna point de voir monsieur de Nueil, et l'annonça en valet habitué à tout comprendre. En entendant ce nom, en voyant le jeune homme, madame de Beauséant laissa tomber le livre qu'elle tenait; sa surprise donna le temps à Gaston d'arriver à elle, et de lui dire d'une voix qui lui parut délicieuse: - Avec quel plaisir je prenais les chevaux qui vous avaient menée! Être si bien obéie dans ses vœux secrets! Où est la femme qui n'eût pas cédé à un tel bonheur? Une Italienne, une de ces divines créatures dont l'âme est à l'antipode de celle des Parisiennes, et que de ce côté des Alpes on trouverait profondément immorale, disait en lisant les romans français: « Je ne vois pas pourquoi ces pauvres amoureux passent autant de temps à arranger ce qui doit être l'affaire d'une matinée. » Pourquoi le narrateur ne pourrait-il pas, à l'exemple de cette bonne Italienne, ne pas trop faire languir ses auditeurs ni son sujet? Il y aurait bien quelques scènes de coquetterie charmantes à dessiner, doux retards que madame de Beauséant voulait apporter au bonheur de Gaston pour tomber avec grâce comme les vierges de l'antiquité; peut-être aussi pour jouir des voluptés chastes d'un premier amour, et le faire arriver à sa plus haute expression de force et de puissanc
e.
Nueil était encore dans l'âge où un homme est la dupe de ces caprices, de ces jeux qui affriandent tant les femmes, et qu'elles prolongent, soit pour bien stipuler leurs conditions, soit pour jouir plus longtemps de leur pouvoir dont la prochaine diminution est instinctivem­ent devinée par elles. Mais ces petits protocoles de boudoir, moins nombreux que ceux de la conférence de Londres, tiennent trop peu de place dans l'histoire d’une passion vraie pour être mentionnés. Madame de Beauséant et monsieur de Nueil demeu­rèrent pendant trois années dans la villa située sur le lac de Genève que la vicomtesse avait louée. Ils y restèrent seuls, sans voir personne, sans faire parler d'eux, se promenant en bateau, se levant tard, enfin heureux comme nous rêvons tous de l'être.
15 - La Bourse, 1832
Il reprit bientôt connaissance et put apercevoir, à la lueur d'une de ces vieilles lampes dites à double courant d'air, la plus délicieuse tête de jeune fille qu'il eût jamais vue, une de ces têtes qui souvent passent pour un caprice du pinceau, mais qui tout à coup réalisa pour lui les théories de ce beau idéal que se crée chaque artiste et d'où procède son talent. Le visage de l'inconnue appartenait, pour ainsi dire, au type fin et délicat de l'école de Prudhon, et possédait aussi cette poésie que Girodet donnait à ses figures fantastiques. La fraîcheur des tempes, la régularité des sourcils, la pureté des lignes, la virginité fortement empreinte dans tous les traits de cette physionomie faisaient de la jeune fille une création accomplie. La taille était souple et mince, les formes étaient frêles. Ses vêtements quoique simples et propres, n'annonçaient ni fortune ni misère. En reprenant possession de lui-même, le peintre exprima son admiration par un regard de surprise, et balbutia de confus remerciement
s.
Ces traits si fins, si déliés pouvaient tout aussi bien dénoter des sentiments mauvais, faire supposer l'astuce et la ruse féminines à un haut degré de perversité que révéler les délicatesses d'une belle âme. En effet, le visage de la femme a cela d'embarrassant pour les observateurs vulgaires, que la différence entre la franchise et la duplicité, entre le génie de l'intrigue et le génie du Cœur, y est imperceptible. L'homme doué d'une vue pénétrante devine ces nuances insaisissables que produisent une ligne plus ou moins courbe, une fossette plus ou moins creuse, une saillie plus ou moins bombée ou proéminente. L'appréciation de ces diagnostics est tout entière dans le domaine de l'intuition, qui peut seule faire découvrir ce que chacun est intéressé à cacher. Il en était du visage de cette vieille dame comme de l'appartement qu'elle habitait: il semblait aussi difficile de savoir si cette misère couvrait des vices ou une haute probité, que de reconnaître si la mère d'Adélaïde était une ancienne coquette habituée à tout peser, à tout calculer, à tout vendre, ou une femme aimante, pleine de noblesse et d'aimables qualités.
16 - Madame Firmiani, 1832
Par un de ces hasards qui n'arrivent qu'aux jolies femmes, elle était dans un moment où toutes ses beautés brillaient d'un éclat particulier, dû peut-être à la lueur des bougies, à une toilette admirablement simple, à je ne sais quel reflet de l'élégance au sein de laquelle elle vivait. Il est un moment où, contente de sa parure, où se trouvant spirituelle, heureuse d'être admirée en se voyant la reine d'un salon plein d'hommes remarquables qui lui sourient, une Parisienne a la conscience de sa beauté, de sa grâce; elle s'embellit alors de tous les regards qu'elle recueille et qui l'animent, mais dont les muets hommages sont reportés par de fins regards au bien-aimé. Si cet état, venu de l'âme, donne de l'attrait même aux laides, de quelle splendeur ne revêt-il pas une femme nativement élégante, aux formes distinguées, blanche, fraîche, aux yeux vifs, et surtout mise avec un goût avoué des artistes et de ses plus cruelles rivales ! Aussi était-elle désirée par trop de gens pour n'être pas victime de l'élégante médisance parisienne et des ravissantes calomnies qui se débitent si spirituellement sous l'éventail ou dans les à par
te.
17 - Le médecin de campagne, 1833
Ce journalier avait épousé par amour la femme de chambre de je ne sais quelle comtesse dont la terre se trouve à quelques lieues du bourg. Ici, comme dans toutes les campagnes, la passion entre pour peu de chose dans les mariages. En général, les paysans veulent une femme pour avoir des enfants, pour avoir une ménagère qui leur fasse de bonne soupe et leur apporte à manger aux champs, qui leur file des chemises et raccommode leurs habit
s…
La Fosseuse est une plante dépaysée, mais une plante humaine, incessamment dévorée par des pensées tristes ou profondes qui se multiplient les unes par les autres. Cette pauvre fille est toujours souffrante. Chez elle, l'âme tue le corps. Pouvais-je voir avec froideur une faible créature en proie au malheur le plus grand et le moins apprécié qu'il y ait dans notre monde égoïste, quand moi, homme et fort contre les souffrances, je suis tenté de me refuser tous les soirs à porter le fardeau d'un semblable malheur? Peut-être m'y refuserais-je même, sans une pensée religieuse qui émousse mes chagrins et répand dans mon cœur de douces illusions…
- Je voudrais marier ma Fosseuse, je donnerais volontiers une de mes fermes à quelque brave garçon qui la rendrait heureuse, et elle le serait. Oui, la pauvre fille aimerait ses enfants à en perdre la tête, et tous les sentiments qui surabondent chez elle s'épancheraient dans celui qui les comprend tous pour la femme, dans la maternité; mais aucun homme n'a su lui plaire.
- Que je te voie donc encore une fois à mon aise, mon digne homme! reprit-elle. Mais, hélas ! tu ne me sens plus, je ne puis plus te réchauffer ! Ah ! tout ce que je voudrais, ce serait de te consoler encore en te faisant savoir que, tant que je vivrai, tu demeureras dans le cœur que tu as réjoui, que je serai heureuse par le souvenir de mon bonheur, et que ta chère pensée subsistera dans cette chambre. Oui, elle sera toujours pleine de toi tant que Dieu m'y laissera. Entends-moi, mon cher homme! Je jure de maintenir ta couche telle que la voici. Je n'y suis jamais entrée sans toi, qu’elle reste donc vide et froide. En te perdant, j'aurai réellement perdu tout ce qui fait la femme: maître, époux, père, ami, compagnon, homme, enfin tout! - Le maître est mort ! crièrent les serviteurs. Pendant le cri, qui devint général, la veuve prit des ciseaux pendus à sa ceinture et coupa ses cheveux, qu'elle mit dans la main de son mari. Il se fit un grand silence. - Cet acte signifie qu'elle ne se remariera pas, dit Benassis.
Il ne lui manquait rien de ce qui peut inspirer l'amour, de ce qui le justifie, et de ce qui le perpétue. La nature l'avait douée de cette coquetterie douce et naïve qui, chez la femme, est en quelque sorte la conscience de son pouvoir. Elle était bien faite, avait de jolis petits pieds, de jolies mains; son teint, éclatant de blancheur, était celui d'une blonde un peu fauve; enfin, je vous aurai dépeint sa physionomie en vous disant qu’elle ressemblait étonnamment à la Poésie, figure célèbre de Carlo Dolci. Sa taille souple et déliée donnait à ses mouvements une grâce que son rigorisme ne pouvait atténuer; la coupe de son visage avait les distinctions et ses traits avaient la finesse d'une jeune personne appartenant à une famille noble; son regard était à la fois doux et fier, son front était calme; puis, sur sa tête, s'élevaient des cheveux abondants, simplement nattés, qui lui servaient, à son insu, de parure. Enfin, capitaine, elle m'offrit le type d'une perfection que nous trouvons toujours dans la femme de qui nous sommes épris; pour l'aimer, ne faut-il pas rencontrer en elle les caractères de cette beauté rêvée qui concorde avec nos idées particulières? J'aimai passionnément.
Un jour, que je sentais ma vie se refroidir, que je pliais sous le fardeau de mes misères secrètes, je rencontrai la femme qui devait me faire connaître l'amour dans sa violence, les respects pour un amour avoué, l'amour avec ses fécondes espérances de bonheur, enfin l'amour ! ... J'avais renoué connaissance avec le vieil ami de mon père, qui jadis prenait soin de mes intérêts: ce fut chez lui que je vis la jeune personne pour laquelle je ressentis un amour qui devait durer autant que ma vie.
Evelina, donc, puisque je l'ai nommée, leva la tête par un mouvement dont la rapidité brève contrastait avec la douceur innée de ses gestes; elle me regarda sans fierté, mais avec une inquiétude douloureuse; elle rougit et baissa les yeux. La lenteur avec laquelle elle déplia ses paupières me causa je ne sais quel plaisir jusqu'alors ignoré. Je ne pus répondre que d'une voix entrecoupée, en balbutiant. L'émotion de mon cœur parla vivement au sien, et elle me remercia par un regard doux, presque humide.
Ces enfants grouillaient tous pêle-mêle, comme une nichée de chiens. C'était drôle à voir. Le père et la mère soupaient avec eux. A force de regarder je découvris, dans le brouillard de fumée que faisait le père avec ses bouffées de tabac, la jeune juive, qui se trouvait là comme un napoléon tout neuf dans un tas de gros sous. Moi, mon cher Benassis, je n'ai jamais eu le temps de réfléchir à l'amour; cependant, lorsque je vis cette jeune fille, je compris que jusqu'alors je n'avais fait que céder à la nature; mais cette fois tout en était, la tête, le cœur et le reste. Je devins donc amoureux de la tête aux pieds, oh! mais rudement.
Mais je dois vous dire que Renard était un Parisien, un fils de famille. Son père, qui faisait un gros commerce d'épicerie, l'avait élevé pour être notaire, et il savait quelque chose; mais, la conscription l'ayant pris, il lui fallut dire adieu à l'écritoire. Moulé d'ailleurs pour porter l'uniforme, il avait une figure de jeune fille, et connaissait l'art d'enjôler le monde parfaitement bien. C'était lui que Judith aimait, et elle se souciait de moi comme un cheval se soucie de poulets rôtis. Pendant que je m'extasiais et que je voyageais dans la lune en regardant Judith, mon Renard, qui n'avait pas volé son nom, entendez-vous ! faisait son chemin sous terre; le traître s'entendait avec la fille, et si bien, qu'ils se marièrent à la mode du pays, parce que les permissions auraient été trop de temps à venir. Mais il promit d'épouser suivant la loi française, si par hasard le mariage était attaqué. Le fait est qu'en France Mme Renard redevint Mlle Judith.
18 - Ferragus, 1833
Pour développer cette histoire dans toute la vérité de ses détails, pour en suivre le cours dans toutes ses sinuosités, il faut ici divulguer quelques secrets de l'amour, se glisser sous les lambris d’une chambre à coucher, non pas effrontément, mais à la manière de Trilby, n’effaroucher ni Dougal, ni Jeannie, n’effaroucher personne, être aussi chaste que veut l'être notre noble langue française, aussi hardi que l’a été le pinceau de Gérard dans son tableau de Daphnis et Chloé. La chambre à coucher de madame Jules était un lieu sacré. Elle, son mari, sa femme de chambre pouvaient seuls y entrer. L’opulence a de beaux privilèges, et les plus enviables sont ceux qui permettent de développer les sentiments dans toute leur étendue, de les féconder par l’accomplissement de leurs mille caprices, de les environner de cet éclat qui les agrandit, de ces recherches qui les purifient, de ces délicatesses qui les rendent encore plus attrayant
s.
Si vous haïssez les dîners sur l’herbe et les repas mal servis, si vous éprouvez quelque plaisir à voir une nappe damassée éblouissante de blancheur, un couvert de vermeil, des porcelaines d’une exquise pureté, une table bordée d’or, riche de ciselure, éclairée par des bougies diaphanes, puis, sous des globes d’argent armoriés, les miracles de la cuisine la plus recherchée; pour être conséquent, vous devez alors laisser la mansarde en haut des maisons, les grisettes dans la rue; abandonner les mansardes, les grisettes, les parapluies, les socques articulés aux gens qui payent leur dîner avec des cachets; puis, vous devez comprendre l’amour comme un principe qui ne se développe dans toute sa grâce que sur les tapis de la Savonnerie, sous la lueur d’opale d’une lampe marmonne, entre des murailles discrètes et revêtues de soie, devant un foyer doré, dans une chambre sourde au bruit des voisins, de la rue, de tout, par des persiennes, par des volets, par d’ondoyants rideaux. Il vous faut des glaces dans lesquelles les formes se jouent, et qui répètent à l’infini la femme que l’on voudrait multiple, et que l'amour multiplie souvent; puis des divans bien bas; puis un lit qui, semblable à un secret, se laisse deviner sans être montré ; puis, dans cette chambre coquette, des fourrures pour les pieds nus, des bougies sous verre au milieu de mousselines drapées, pour lire à toute heure de nuit, et des fleurs qui n’entêtent pas, et des toiles dont la finesse eût satisfait Anne d’Autriche. Madame Jules avait réalisé ce délicieux programme, mais ce n’était rien. Toute femme de goût pouvait en faire autant, quoique, néanmoins, il y ait dans l'arrangement de ces choses un cachet de personnalité qui donne à tel ornement, à tel détail, un caractère inimitable.
Madame Jules savait à quoi l'engageait ce programme, et avait tout mis chez elle en harmonie avec un luxe qui allait si bien à l'amour. Les Quinze cents francs et ma Sophie, ou la passion dans la chaumière, sont des propos d’affamés auxquels le pain bis suffit d’abord, mais qui, devenus gourmets s’ils aiment réellement, finissent par regretter les richesses de la gastronomie. L'amour a le travail et la misère en horreur. Il aime mieux mourir que de vivoter.
La plupart des femmes, en rentrant du bal, impatientes de se coucher, jettent autour d’elles leurs robes, leurs fleurs fanées, leurs bouquets dont l’odeur s'est flétrie. Elles laissent leurs petits souliers sous un fauteuil, marchent sur les cothurnes flottants, ôtent leurs peignes, déroulent leurs tresses sans soin d’elles-mêmes. Peu leur importe que leurs maris voient les agrafes, les doubles épingles, les artificieux crochets qui soutenaient les élégants édifices de la coiffure ou de la parure. Plus de mystères, tout tombe alors devant le mari, plus de fard pour le mari. Le corset, la plupart du temps corset plein de précautions, reste là, si la femme de chambre trop endormie oublie de l’emporter. Enfin les bouffants de baleine, les entournures garnies de taffetas gommé, les chiffons menteurs, les cheveux vendus par le coiffeur, toute la fausse femme est là, éparse. Disjecia membra poetae, la poésie artificielle tant admirée par ceux pour qui elle avait été conçue, élaborée, la jolie femme encombre tous les coins. A l'amour d'un mari qui bâille, se présente alors une femme vraie qui bâille aussi, qui vient dans un désordre sans élégance, coiffée de nuit avec un bonnet fripé, celui de la veille, celui du lendemain. - Car, après tout, monsieur, si vous voulez un joli bonnet de nuit à chiffonner tous les soirs, augmentez ma pension. Et voilà la vie telle qu’elle est. Une femme est toujours vieille et déplaisante à son mari, mais toujours pimpante, élégante et parée pour l'autre, pour le rival de tous les maris, pour le monde qui calomnie ou déchire toutes les femmes.
Inspirée par un amour vrai, car l'amour a, comme les autres êtres, l'instinct de sa conservation, madame Jules agissait tout autrement, et trouvait, dans les constants bénéfices de son bonheur, la force nécessaire d'accomplir ces devoirs minutieux desquels il ne faut jamais se relâcher, parce qu'ils perpétuent l'amour…Donc madame Jules avait interdit à son mari l'entrée du cabinet où elle quittait sa toilette de bal, et d'où elle sortait vêtue pour la nuit, mystérieusement parée pour les mystérieuses fêtes de son cœur. En venant dans cette chambre, toujours élégante et gracieuse, Jules y voyait une femme coquettement enveloppée dans un élégant peignoir, les cheveux simplement tordus en grosses tresses sur sa tête; car, n'en redoutant pas le désordre, elle n'en ravissait à l'amour ni la vue ni le toucher; une femme toujours plus simple, plus belle alors qu'elle ne l'était pour le monde ; une femme qui s'était ranimée dans l'eau, et dont tout l'artifice consistait à être plus blanche que ses mousselines, plus fraîche que le plus frais parfum, plus séduisante que la plus habile courtisane, enfin toujours tendre, et partant toujours aimée. Cette admirable entente du métier de femme fut le grand secret de Joséphine pour plaire à Napoléon, comme il avait été jadis celui de Césonie pour Calus Caligula, de Diane de Poitiers pour Henri II. Mais s'il fut largement productif pour des femmes qui comptaient sept ou huit lustres, quelle arme entre les mains de jeunes femmes! Un mari subit alors avec délices les bonheurs de sa fidélité.
19 - Séraphita, 1833
Séraphîta se dressa sur ses pieds, resta, la tête mollement inclinée, les cheveux épars, dans la pose aérienne que les sublimes peintres ont tous donnée aux Messagers d'en haut: les plis de son vêtement eurent cette grâce indéfinissable qui arrête l'artiste. L’homme qui traduit tout par le sentiment, devant les délicieuses lignes du voile de la Polymnie antique. Puis elle étendit la main, et Wilfrid se leva. Quand il regarda Séraphîta, la blanche jeune fille était couchée sur la peau d'ours, la tête appuyée sur sa main, le visage calme, les yeux brillants. Oh ! ne soyez pas si dédaigneux : la femme comprend tout par l'amour; quand elle n'entend pas, elle sent ; quand elle ne sent pas, elle voit ; quand elle ne voit pas, ni ne sent, ni n'entend, eh ! bien, cet ange de la terre vous devine pour vous protéger, et cache ses protections sous la grâce de l’am
our.
20 - La Recherche de l’absolu, 1834
On pouvait contester la beauté de cette figure à la fois vigoureuse et féminine, mais elle commandait l'attention. Petite, bossue et boiteuse, cette femme resta d'autant plus longtemps fille qu'on s'obstinait à lui refuser de l'esprit; néanmoins il se rencontra quelques hommes fortement émus par l'ardeur passionnée qu'exprimait sa tête, par les indices d'une inépuisable tendresse, et qui demeurèrent sous un charme inconciliable avec tant de défauts. Elle tenait beaucoup de son aïeul le duc de Casa-Réal, grand d'Espagne. En cet instant, le charme qui jadis saisissait si despotiquement les âmes amoureuses de la poésie jaillissait de sa tête plus vigoureusement qu'en aucun moment de sa vie passée, et s'exerçait, pour ainsi dire, dans le vide, en exprimant une volonté fascinatrice toute-puissante sur les hommes, mais sans force sur les destinée
s.
21 - Eugénie Grandet, 1833
Madame des Grassins était une de ces petites femmes vives, dodues, blanches et roses, qui, grâce au régime claustral des provinces et aux habitudes d'une vie vertueuse, se sont conservées jeunes encore à quarante ans. Elles sont comme ces dernières roses de l'arrière-saison, dont les pétales ont je ne sais quelle froideur, et dont le parfum s’affaiblit. Elle se mettait assez bien, faisait venir ses modes de Paris, donnait le ton à la ville de Saumur, et avait des soirée
s.
Puis vinrent de tumultueux mouvements d'âme. Elle se leva brusquement, se mit devant son miroir, et s'y regarda comme un auteur de bonne foi contemple son oeuvre pour se critiquer, et se dire des injures à lui-même.
Je ne suis pas assez belle pour lui. Telle était la pensée d'Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. La pauvre fille ne se rendait pas justice; mais la modestie, ou mieux la crainte, est une des premières vertus de l'amour. Ses traits, les contours de sa tête que l'expression du plaisir n’avait jamais ni altérés ni fatigués, ressemblaient aux lignes d'horizon si doucement tranchées dans le lointain des lacs tranquilles. Eugénie était encore sur la rive de la vie où fleurissent les illusions enfantines, où se cueillent les marguerites avec des délices plus tard inconnues. Aussi se dit-elle en se mirant, sans savoir encore ce qu'était l'amour : - Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi.
Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractère. Les graves pensées d’amour par lesquelles son âme était lentement envahie, la dignité de la femme aimée donnèrent à ses traits cette espèce d'éclat que les peintres figurent par l'auréole. Avant la venue de son cousin, Eugénie pouvait être comparée à la Vierge avant la conception; quand il fut parti elle ressemblait à la Vierge mère : elle avait conçu l'amour. Ces deux Maries, si différentes et si bien représentées par quelques peintres Espagnols, constituent l'une des plus brillantes figures qui abondent dans le christianisme.
22 - Le Contrat de mariage, 1835
Comme toutes les jeunes personnes, Natalie avait une figure impénétrable. La paix profonde et sereine imprimée par les sculpteurs aux visages des figures vierges destinées à représenter la Justice, l'Innocence, toutes les divinités qui ne savent rien des agitations terrestres; ce calme est le plus grand charme d'une fille, il est le signe de sa pureté; rien encore ne l'a émue; aucune passion brisée, aucun intérêt trahi n'a nuancé la placide expression de son visage; est-il joué, la jeune fille n'est plus. Sans cesse au coeur de sa mère, Natalie n'avait reçu, comme toute femme espagnole qu'une instruction purement religieuse et quelques enseignements de mère à fille, utiles au rôle qu'elle devait remplir. Le calme de son visage était donc naturel; mais il formait un voile dans lequel la femme était enveloppée, comme le papillon l'est dans sa larve. Néanmoins, un homme habile à manier le scalpel de l'analyse eût surpris chez Natalie quelque révélation des difficultés que son caractère devait offrir quand elle serait aux prises avec la vie conjugale ou sociale. (…) Enfin, Natalie avait le charme des enfants gâtés qui n'ont point connu la souffrance; elle entraînait par sa franchise, et n'avait point cet air solennel que les mères imposent à leurs filles en leur traçant un programme de façons et de langage ridicules au moment de les marier. Elle était rieuse et vraie comme la jeune fille qui ne sait rien du mariage, n'en attend que des plaisirs, n'y prévoit aucun malheur, et croit y acquérir le droit de toujours faire ses volonté
s.
Elle avait des formes pleines, attrayantes par cette grâce qui sait unir la nonchalance et la vivacité, la force et le laisser aller. Elle attirait et imposait, elle séduisait sans rien promettre. Elle était grande, ce qui lui donnait à volonté l'air et le port d'une reine. Les hommes se prenaient à sa conversation comme des Oiseaux à la glu, car elle avait naturellement dans le caractère ce génie que la nécessité donne aux intrigants ; elle allait de concession en concession, s'armait de ce qu'on lui accordait pour vouloir davantage, et savait se reculer à mille pas quand on lui demandait quelque chose en retour.
A cinquante-huit ans, elle se trouve assez vieillie pour ne plus pouvoir penser à un autre homme que son fils. En ces circonstances, elle a rencontré dans je ne sais quelle bouilloire d'eau thermale, une délicieuse vieille fille anglaise, riche de deux cent quarante mille livres de rente, à laquelle, en bonne mère, elle a inspiré l'audacieuse ambition de devenir ma femme. Une fille de trente six ans, ma foi! élevée dans les meilleurs principes puritains, une vraie couveuse qui soutient que les femmes adultères devraient être brûlées publiquement. « Où prendrait-on du bois? » lui ai-je dit.
23 - La Fille aux yeux d’or, 1835
Jeudi dernier, ici, sur la terrasse des Feuillants, je me promenais sans penser à rien du tout. Mais en arrivant à la grille de la rue Castiglione par laquelle je comptais m'en aller, je me trouve nez à nez avec une femme, ou plutôt avec une jeune personne qui, si elle ne m'a pas sauté au cou, fut arrêtée, je crois, moins par le respect humain que par un de étonnements profonds qui coupent bras et jambes, descendent le long de l'épine dorsale et s'arrêtent dans la plante des pieds pour vous attacher au sol. J’ai souvent produit des effets de ce genre, espèce de magnétisme animal qui devient très puissant lorsque les rapports sont respectivement crochus. Mais, mon cher, ce n'était ni une stupéfaction, ni une fille vulgaire. Moralement parlant, sa figure semblait dire :- Quoi, te voilà, mon idéal, l'être de mes pensées, mes rêves du soir et du matin. Comment es-tu là ? Pourquoi ce matin? pourquoi pas hier? Prends-moi, je suis à toi, et caetera! - Bon, me dis-je en même, encore une ! Je l'examine donc. Ah! mon cher, physiquement parlant, l'inconnue est la personne la plus adorablement femme que j'aie jamais rencontrée. Elle appartient à cette variété féminine que les Romains nommaient fulva, flava, la femme de feu. Et d'abord, ce qui m'a le plus frappé, ce dont je suis encore épris, ce sont deux yeux jaunes comme ceux des tigres; un jaune d'or qui brille, de l'or vivant, de l'or qui pense, de l'or qui aime et veut absolument venir dans votre gousset
!
Quand l'inconnue et Henri se rencontrèrent de nouveau, la jeune fille le frôla, sa main serra la main du jeune homme. Puis, elle se retourna, sourit avec passion; mais la duègne l’entraînait fort vite, vers la grille de la rue Castiglione. Les deux amis suivirent la jeune fille en admirant la torsion magnifique de ce cou auquel la tête se joignait par une combinaison de lignes vigoureuses, et d’où se relevaient avec force quelques rouleaux de petits cheveux. Pendant ce trajet, elle se retourna de moments en moments pour revoir Henri, et parut suivre à regret la vieille dont elle semblait être tout à la fois la maîtresse et l'esclave: elle pouvait la faire rouer de coups, mais non la faire renvoyer. Tout cela se voyait. Deux valets en livrée dépliaient le marchepied d'un coupé de bon goût, chargé d'armoiries. La fille aux yeux d'or y monta la première, prit le côté où elle devait être vue quand la voiture se retournerait; mit sa main sur la portière, et agita son mouchoir, à l'insu de la duègne, en se moquant du qu’en dira-t-on des curieux et disant à Henri publiquement à coups de mouchoir : - Suivez-moi...
A l’Orient donc la passion et son délire, les longs cheveux bruns et les harems… A l’Occident la liberté des femmes, la souveraineté de leurs blondes chevelures, la galanterie…
Pour lui cette fille devint un mystère ; mais, en la contemplant avec la savante attention de l’homme blasé, affamé de voluptés nouvelles, comme ce roi d’Orient qui demandait qu’on lui créât un plaisir, soif horrible, dont les grandes âmes sont saisies, Henri reconnaissait dans Paquita la plus riche organisation que la nature se fût complu à composer pour l’amour.
De Marsay exerçait le pouvoir autocratique du despote oriental. Mais ce pouvoir, si stupidement mis en œuvre dans l’Asie par des hommes abrutis, était décuplé par l’intelligence européenne, par l'esprit français, le plus vif, le plus acéré de tous les instruments intelligentiels.
Les femmes aiment prodigieusement ces gens qui se nomment pachas eux-mêmes, qui semblent accompagnés de lions, de bourreaux, et marchent dans un appareil de terreur. Il en résulte chez ces hommes une sécurité d’action, une certitude de pouvoir, une fierté de regard, une conscience léonine qui réalise pour les femmes le type de force qu’elles rêvent toutes.
Néanmoins, il est à Paris une portion d’êtres privilégiés auxquels profite ce mouvement excessif des fabrications, des intérêts, des affaires, des arts et de l’or. Ces êtres sont les femmes. Quoiqu’elles aient aussi mille causes secrètes qui là, plus qu’ailleurs, détruisent leur physionomie, il se rencontre dans le monde féminin, de petites peuplades qui vivent à l’orientale, et peuvent conserver leur beauté ; mais ces femmes se montrent rarement à pied dans les rues, elles demeurent cachées, comme de plantes qui ne déploient leurs pétales qu’à certaines heures, et qui constituent de véritables exceptions exotiques.
Ce fut au milieu d'une vaporeuse atmosphère chargée de parfums exquis que Paquita, vêtue d’un peignoir blanc, les pieds nus, des fleurs d’oranger dans ses cheveux noirs apparut à Henri agenouillée devant lui, l’adorant comme le dieu de ce temple où il avait daigné venir. Quoique de Marsay eût l'habitude de voir les recherches du luxe parisien, il fut surpris à l'aspect de cette coquille, semblable à celle où naquit Vénus. Soit effet du contraste entre les ténèbres d’où il sortait et la lumière qui baignait son âme, soit par une comparaison rapidement faite entre cette scène et celle de la première entrevue, il éprouva une de ces sensations délicates que donne la vraie poésie. En apercevant, au milieu de ce réduit éclos par la baguette d'une fée, le chef-d'oeuvre de la création, cette fille dont le teint chaudement coloré, dont la peau douce, mais légèrement dorée par les reflets du rouge et par l'effusion de je ne sais quelle vapeur d'amour étincelait comme si elle eût réfléchi les rayons des lumières et des couleurs, sa colère, ses désirs de vengeance, sa vanité blessée, tout tomba. Comme un aigle qui fond sur sa proie, il la prit à plein corps, l'assit sur ses genoux, et sentit avec une indicible ivresse la voluptueuse pression de cette fille dont les beautés si grassement développées l'enveloppèrent doucement.
Elle vous a des yeux noirs qui n’ont jamais pleuré, mais qui brûlent ; des sourcils noirs qui se rejoignent et lui donnent un air de dureté démentie par le réseau de ses lèvres, sur lesquelles un baiser ne reste pas, des lèvres ardentes et fraîches; un teint mauresque auquel un homme se chauffe comme au soleil...
Tout ce que la volupté la plus raffinée a de plus savant, tout ce que pouvait connaître Henri de cette poésie des sens que l’on nomme l’amour, fut dépassé par les trésors que déroula cette fille dont les yeux jaillissants ne mentirent à aucune des promesses qu’ils faisaient. Ce fut un poème oriental, où rayonnait le soleil que Saadi, Hafiz ont mis dans leurs bondissantes strophes. Seulement, ni le rythme de Saadi, ni celui de Pindare n’auraient exprimé l’extase pleine de confusion et la stupeur dont cette délicieuse fille fut saisie quand cessa l’erreur dans laquelle une main de fer la faisait vivre.
Paquita semblait avoir été créée pour l’amour, avec un soin spécial de la nature. D’une nuit à l’autre, son génie de femme avait fait les plus rapides progrès. Quelle que fût la puissance de ce jeune homme, et son insouciance en fait de plaisirs, malgré sa satiété de la veille, il trouva dans la Fille aux yeux d’or ce sérail qui sait créer la femme aimante et à laquelle un homme ne renonce jamais.
Elle est d’un pays où les femmes ne sont pas des êtres, mais des choses dont on fait ce que l’on veut, que l’on vend, que l’on achète, que l’on tue, enfin dont on se sert pour ses caprices, comme vous vous servez ici de vos meubles.
24 - Le Père Goriot, 1835
La vieille demoiselle Michonneau gardait sur ses veux fatigués un crasseux abat-jour en taffetas vert, cerclé par du fil d'archal qui aurait effarouché l'ange de la Pitié. Son châle à franges maigres et pleurardes semblait couvrir un squelette, tant les formes qu'il cachait étaient anguleuses. Quel acide avait dépouillé cette créature de ses formes humaines? elle devait avoir été jolie et bien faite : était-ce le vice, le chagrin, la cupidité? avait­ elle trop aimé, avait-elle été marchande à la toilette, ou seulement courtisane? Expiait-elle les triomphes d'une jeunesse insolente au-devant de laquelle s'étaient rués les plaisirs par une vieillesse que fuyaient les passants? Son regard blanc donnait froid, sa figure rabougrie mena­çai
t.
Sa physionomie rous­sâtre, ses cheveux d'un blond fauve, sa taille trop mince, exprimaient cette grâce que les poètes modernes trou­vaient aux statuettes du Moyen Age. Ses yeux gris mé­langés de noir exprimaient une douceur, une résignation chrétiennes. Ses vêtements simples, peu coûteux, trahissaient des formes jeunes. Elle était jolie par juxta­position. Heureuse, elle eût été ravissante: le bonheur est la poésie des femmes, comme la toilette en est le fard. Si la joie d'un bal eût reflété ses teintes rosées sur ce visage pâle; si les douceurs d'une vie élégante eussent rempli, eussent vermillonné ces joues déjà légè­rement creusées; si l'amour eût ranimé ces yeux tristes, Victorine aurait pu lutter avec les plus belles jeunes filles. Il lui manquait ce qui crée une seconde fois la femme, les chiffons et les billets doux.
La comtesse Anastasie de Restaud, grande et bien faite, passait pour avoir l'une des plus jolies tailles de Paris. Figurez-vous de grands yeux noirs, une main magnifique, un pied bien découpé, du feu dans les mouvements, une femme que le marquis de Ronquerolles nommait un cheval de pur sang. Cette finesse de nerfs ne lui ôtait aucun avantage; elle avait les formes pleines et rondes, sans qu'elle pût être accusée de trop d'embonpoint. Cheval de pur sang, femme de race, ces locutions commençaient à remplacer les anges du ciel, les figures ossianiques, toute l'ancienne mythologie amoureuse repoussée par le dandysme. Mais pour Rastignac, madame Anastasie de Restaud fut la femme désirable. Il s'était ménagé deux tours dans la liste des cavaliers écrite sur l'éventail, et avait pu lui parler pendant la première contredanse. - Où vous rencontrer désormais, madame? lui avait-il dit brusquement avec cette force de passion qui plaît tant aux femmes. - Mais, dit-elle, au Bois, aux Bouffons, chez moi, partout. Au dernier sourire qu'elle lui jeta, Rastignac crut sa visite nécessaire.
Hier en haut de la roue, chez une duchesse, dit Vautrin; ce matin en bas de l'échelle, chez un escompteur; voilà les Parisiennes. Si leurs maris ne peuvent entretenir leur luxe effréné, elles se vendent. Si elles ne savent pas se vendre, elles éventreraient leurs mères pour y chercher de quoi briller. Enfin elles font les cent mille coups. Connu, connu!
Rastignac se retourna brusquement et vit la comtesse coquettement vêtue d'un peignoir en cache­mire blanc, à nœuds roses, coiffée négligemment, comme le sont les femmes de Paris au matin; elle embaumait, elle avait sans doute pris un bain, et sa beauté, pour ainsi dire assouplie, semblait plus voluptueuse; ses yeux étaient humides. L'œil des jeunes gens sait tout voir : leurs esprits s'unissent aux rayonnements de la femme comme une plante aspire dans l'air des substances qui lui sont propres, Eugène sentit donc la fraîcheur épa­nouie des mains de cette femme sans avoir besoin d'y toucher. Il voyait, à travers le cachemire, les teintes rosées du corsage que le peignoir, légèrement entr'ouvert laissait parfois à nu, et sur lequel son regard s'étalait. Les ressources du busc étaient inutiles à la comtesse, la ceinture marquait seule sa taille flexible, son cou invi­tait à l'amour, ses pieds étaient jolis dans les pan­toufles.
En vous voyant, quand je suis entré, je me suis senti porté vers vous comme par un courant. J'avais déjà tant pensé à vous! Mais je ne vous avais pas rêvée aussi belle que vous l'êtes en réalité. Madame de Beauséant m'a ordonné de ne pas vous tant regarder. Elle ne sait pas ce qu'il y a d'at­trayant à voir vos jolies lèvres rouges, votre teint blanc, vos yeux si doux. Moi aussi, je vous dis des folies, mais laissez-les-moi dire. Rien ne plaît plus aux femmes que de s'entendre débiter ces douces paroles. La plus sévère dévote les écoute, même quand elle ne doit pas y répondre. Après avoir ainsi commencé, Rastignac défila son chapelet d'une voix coquettement sourde; et madame de Nucin­gen encourageait Eugène par des sourires en regardant de temps en temps de Marsay, qui ne quittait pas la loge de la princesse Galathionne (…)
En atteignant au seuil de sa pension, Rastignac s'était épris de madame de Nucingen, elle lui avait paru svelte, fine comme une hirondelle. L'enivrante dou­ceur de ses yeux, le tissu délicat et soyeux de sa peau sous laquelle il avait cru voir couler le sang, le son enchanteur de sa voix, ses blonds cheveux, il se rappelait tout ; et peut-être la marche, en mettant son sang en mouvement, aidait-elle à cette fascination.
Il trouva Delphine étendue sur sa causeuse, au coin du feu, fraîche, reposée. A la voir ainsi étalée sur des flots de mousseline, il était impossible de ne pas la com­parer à ces belles plantes de l'Inde dont le fruit vient dans la fleur. Elle tourna sur Eugène ses yeux mouillés, et lui jeta ses bras au cou pour l'attirer à elle dans un délire de satisfaction vaniteuse.
Il n'est plus aujour­d'hui qu'une seule crainte, un seul malheur pour moi, c'est de perdre l'amour qui m'a fait sentir le plaisir de vivre. En dehors de ce sentiment tout m'est indifférent, je n'aime plus rien au monde. Vous êtes tout pour moi, Si je sens le bonheur d'être riche, c'est pour mieux vous plaire. Je suis, à ma honte, plus amante que je ne suis fille. Pourquoi? je ne sais. Toute ma vie est en vous. Mon père m’a donné un coeur, mais vous l'avez fait battre. Le monde entier peut me blâmer, que m'im­porte ! si vous, qui n'avez pas le droit de m'en vouloir, m'acquittez des crimes auxquels me condamne un sentiment irrésistible? Me croyez-vous une fille dénaturée? Eugène resta muet, saisi de tendresse par l'expression naïve d'un sentiment vrai. Si les Parisiennes sont souvent fausses, ivres de vanité, personnelles, coquettes, froides, il est sûr que quand elles aiment réellement, elles sacri­fient plus de sentiments que les autres femmes à leurs passions; elles se grandissent de toutes leurs petitesses, et deviennent sublimes.
Depuis deux jours, tout était changé dans sa vie. La femme y avait jeté ses désordres, elle avait lait pâlir la famille, elle avait tout confisqué à son profit. Rastignac et Delphine s'étaient rencontrés dans les condi­tions voulues pour éprouver l'un par l'autre les plus vives jouissances. Leur passion bien préparée avait grandi par ce qui tue les passions, par la jouissance. En possédant cette femme, Eugène s'aperçut que jusqu'alors il ne l'avait que désirée, il ne l'aima qu'au lendemain du bonheur: L’amour n'est peut-être que la reconnaissance du plaisir. Infâme ou sublime, il adorait cette femme pour les voluptés qu'il lui avait apportées en dot, et pour toutes celles qu’il en avait reçues; de même que Delphine aimait Rast­ignac autant que Tantale aurait aimé l’ange qui serait venu satisfaire sa faim, ou étancher la soif de son gosier desséché.
25 - Le Lys dans la vallée, 1835
Trompée par ma chétive apparence, une femme me prit pour un enfant prêt à s'endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa près de moi par un mouvement d'oiseau qui s'abat sur son nid. Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui par elle que je ne l'avais été par la fête; elle devint toute ma fête... Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches épaules rebondies sur lesquelles j’aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complètement fasciné par une gorge chastement couverte d'une gaze, mais dont les globes azurés et d'une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots de dentelle. Après m'être assuré que personne ne me voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêcha d'entendre; elle se retourna, me vit et me dit: «Monsieur
D'abord j'essayai de me mettre à mon aise dans mon fauteuil; puis je reconnus les avantages de ma position en me laissant aller au charme d'entendre la voix de la comtesse. Le souffle de son âme se déployait dans les replis des syllabes, comme le son se divise sous les clefs d'une flûte; il expirait onduleusement à l'oreille d'où il préci­pitait l'action du sang. Sa façon de dire les ter­minaisons en i faisait croire à quelque chant d'oi­seau; le ch prononcé par elle était comme une caresse, et la manière dont elle attaquait les t accusait le despotisme du cœur. Elle étendait ainsi, sans le savoir, le sens des mots et vous entrainait l'âme dans un monde surhumain. Combien de fois n'ai-je pas laissé continuer une discussion que je pouvais finir ! combien de fois ne me suis­-je pas fait injustement gronder pour écouter ces concerts de voix humaine, pour aspirer l'air qui sortait de sa lèvre chargé de son âme, pour étreindre cette lumière parlée avec l'ardeur que j'aurais mise à serrer la comtesse sur mon sein! Quel chant d'hirondelle joyeuse, quand elle pouvait rire ! mais quelle voix de cygne appelant ses compagnes, quand elle parlait de ses chagrins !
L'âme et les sens étaient également charmés. Avec quelle violence mes désirs montèrent jusqu'à elle! Combien de fois je me dis, comme un insensé son refrain : « L'aurai-je? » Si durant les jours précédents l'univers s'était agrandi pour moi, dans une seule nuit il eut un centre. A elle se rattachèrent mes vouloirs et mes ambitions, je souhaitai d’être tout pour elle, afin de refaire et de remplir son cœur déchiré. Belle fut cette nuit passée sous ses fenêtres, au milieu du murmure des eaux filtrant à travers les vannes des moulins, et entre­coupé par la voix des heures sonnées au clocher de Saché ! Pendant cette nuit baignée de lumière où cette fleur sidérale m'éclaira la vie, je lui fiançai mon âme avec la foi du pauvre chevalier castillan de qui nous nous moquons dans Cervantès, et par laquelle nous commençons l'amour.
Combien de fois déjà n'étions-­nous pas demeurés silencieux, occupés à regarder un effet de soleil dans la prairie, des nuées dans un ciel gris, les collines vaporeuses, ou les tremblements de la lune dans les pierreries de la rivière, sans nous dire autre chose que : - La nuit est belle! - La nuit est femme, madame.
Nous commençâmes à échanger des regards d'intelligence, mes larmes coulaient quelquefois quand elle retenait les siennes. La comtesse et moi, nous nous éprouvâmes ainsi par la douleur. Combien de découvertes n'ai-je pas faites durant ces quarante premiers jours pleins d'amertumes réelles, de joies tacites, d'espérances tantôt abîmées, tantôt surnageant ! Un soir, je la trouvai religieusement pensive devant un coucher de soleil qui rougissait si voluptueusement les cimes en laissant voir la vallée comme un lit, qu'il était impossible de ne pas écouter la voix de cet éternel Cantique des cantiques par lequel la nature convie ses créatures à l'amour. La jeune fille reprenait­-elle des illusions envolées? la femme souffrait­-elle de quelque comparaison secrète? Je crus voir dans sa pose un abandon profitable aux premiers aveux, et lui dis : - Il est des journées difficiles ! - Vous avez lu dans mon âme, me dit-elle, mais comment?
Après le soupir naturel aux cœurs purs au moment où ils s'ouvrent, elle me raconta les premiers jours de son mariage, ses premières déceptions, tout le renouveau du malheur. Elle avait, comme moi, connu les petits faits, si grands pour les âmes dont la limpide substance est ébranlée tout entière au moindre choc, de même qu'une pierre jetée dans un lac en agite également la surface et la profondeur. En se mariant, elle possédait ses épargnes, ce peu d'or qui repré­sente les heures joyeuses, les mille désirs du jeune âge; en un jour de détresse, elle l'avait généreuse­ment donné sans dire que c'était des souvenirs et non des pièces d'or; jamais son mari ne lui en avait tenu compte, il ne se savait pas son débiteur !
Par combien de réflexions dures n'avait-elle point passé avant de regarder comme nul son mari, cette imposante figure qui domine l'existence d'une femme (…) Ces choses que je vous résume, elle me les dit alors dans leur ténébreuse étendue, avec leur cortège de faits désolants, de batailles conjugales perdues, d'essais infructueux.
Puis, vous le dirai-je, à vous si bien femme, cette situation comportait des langueurs enchanteresses, des moments de suavité divine et les contentements qui suivent de tacites immolations. Sa conscience était contagieuse, son dévouement sans récompense terrestre imposait par sa persis­tance; cette vive et secrète pitié, qui servait de lien à ses autres vertus, agissait alentour comme un encens spirituel. Puis j'étais jeune ! assez jeune pour concentrer ma nature dans le baiser qu'elle me permettait si rarement de mettre sur sa main, dont elle ne voulut jamais me donner que le dessus et jamais la paume, limite où pour elle commençaient peut-être les voluptés sensuelles. Si jamais deux âmes ne s'étreignirent avec plus d'ardeur, jamais le corps ne fut plus intrépidement ni plus victorieuse­ment dompté. Enfin, plus tard, j'ai reconnu la cause de ce bonheur plein. A mon âge, aucun intérêt ne me distrayait le cœur, aucune ambition ne tra­versait le cours de ce sentiment déchaîné comme un torrent et qui faisait onde de tout ce qu'il empor­tait. Oui, plus tard, nous aimons la femme dans une femme ; tandis que, de la première femme aimée, nous aimons tout …
Quand la volupté nous cueille de ces fleurs nées sans racines, pourquoi la chair murmure-t-elle?
Malgré l'énervante poésie du soir qui donnait aux briques de la balustrade ces tons orangés, si calmants et si purs ; malgré cette religieuse atmos­phère qui nous communiquait en sons adoucis les cris des deux enfants, et nous laissait tranquilles, le désir serpenta dans mes veines comme le signal d'un feu de joie. Après trois mois, je commençais à ne plus me contenter de la part qui m'était faite, et je caressais doucement la main d'Henriette en essayant de transborder ainsi les riches voluptés qui m'embrasaient. Henriette redevint Mme de Mortsauf et me retira sa main; quelques pleurs roulèrent dans mes yeux, elle les vit et me jeta un regard tiède en portant sa main à mes lèvres.
J'éclatai, je me répandis en reproches, je parlai de mes souffrances et du peu d'allégement que je demandais pour les supporter. J'osai lui dire qu'à mon âge, si les sens étaient tout âme, l'âme aussi avait un sexe; que je saurais mourir, mais non mourir les lèvres closes. Elle m'imposa si­lence en me lançant son regard fier, où je crus lire le Et moi suis-je sur des roses? du cacique.
Cette femme me sèvre de tout bonheur, elle est autant à moi qu'à vous, et prétend être ma femme ! Elle porte mon nom et ne remplit aucun des devoirs que les lois divines et humaines lui imposent, elle ment ainsi aux hommes et à Dieu. Elle m'excède de courses et me lasse pour que je la laisse seule ; je lui déplais, elle me hait, et met tout son art à rester jeune fille ; elle me rend fou par les privations qu'elle me cause, car tout se porte alors à ma pauvre tête ; elle me tue à petit feu, et se croit une sainte; ça communie tous les mois ! Elle est vierge à mes dépens, disait le comte. A ce mot, la comtesse s'écria : - Monsieur !... - Qu'est-ce que c'est, dit-il, que votre monsieur impérieux? ne suis-je pas le maître? Faut-il enfin vous l'apprendre.
Quand je me couchai, je me recueillis pour l'entendre allant et venant dans sa chambre. Si elle demeura calme et pure, je fus travaillé par des idées folles qu'inspiraient d'intolérables désirs. - Pourquoi ne serait-elle pas à moi? me disais-je. Peut-être est-elle comme moi plongée dans cette tourbillonnante agitation des sens? A une heure, je descendis, je pus marcher sans faire de bruit, j'arrivai devant sa porte, je m'y couchai : l'oreille appliquée à la fente, j'entendis son égale et douce respiration d'enfant.
Ses bras étaient beaux, sa main aux doigts recourbés était longue, et, comme dans les statues antiques, la chair dépassait ses ongles à fines côtes. Je vous déplairais en donnant aux tailles plates l'avantage sur les tailles rondes, si vous n'étiez pas une exception. La taille ronde est un signe de force, mais les femmes ainsi construites sont impérieuses, volontaires, plus voluptueuses que tendres. Au contraire, les femmes à taille plate sont dévouées, pleines de finesse, enclines à la mélancolie; elles sont mieux femmes que les autres. La taille plate est souple et molle, la taille ronde est inflexible et jalouse. Vous savez maintenant comment elle était faite. Elle avait le pied d'une femme comme il faut, ce pied qui marche peu, se fatigue promptement et réjouit la vue quand il dépasse la robe. Quoiqu'elle fût mère de deux enfants, je n'ai jamais rencontré dans son sexe personne de plus jeune fille qu'elle. Son air exprimait une simplesse, jointe à je ne sais quoi d'interdit et de songeur qui ramenait à elle comme le peintre nous ramène à la figure où son génie a traduit un monde de sentiments. Ses qualités visibles ne peuvent d'ailleurs s'exprimer que par des comparaisons. Rappelez-vous le parfum chaste et sauvage de cette bruyère que nous avons cueillie en revenant de la villa Diodati, cette fleur dont vous avez tant loué le noir et le rose, vous devinerez comment cette femme pouvait être élégante loin du monde, naturelle dans ses expressions, recherchée dans les choses qui devenaient siennes, à la fois rose et noire. Son corps avait la verdeur que nous admirons dans les feuilles nouvellement dépliées, son esprit avait la profonde concision du sauvage; elle était enfant par le sentiment, grave par la souffrance, châtelaine et bachelette. Aussi plaisait-elle sans artifice, par sa manière de s'asseoir, de se lever, de se taire ou de jeter un mot. Habituellement recueillie, attentive comme la sentinelle sur qui repose le salut de tous et qui épie le malheur, il lui échappait parfois des sourires qui trahissaient en elle un naturel rieur enseveli sous le maintien exigé par sa vie. Sa coquetterie était devenue du mystère, elle faisait rêver au lieu d'inspirer l'attention galante que sollicitent les femmes, et laissait apercevoir sa première nature de flamme vive, ses premiers rêves bleus, comme on voit le ciel par des éclaircies de nuages.
Mon aventure avec la marquise Dudley eut une fatale célébrité. Dans un âge où les sens ont tant d'empire sur nos déterminations, chez un jeune homme où leurs ardeurs avaient été si violemment comprimées, l'image de la sainte qui souffrait son lent martyre à Clochegourde rayonna si fortement que je pus résister aux séductions. Cette fidélité fut le lustre qui me valut l'attention de lady Arabelle. Ma résistance aiguisa sa passion. Ce qu'elle désirait, comme le désirent beaucoup d'Anglaises, était l'éclat, l'extraordinaire. Elle voulait du poivre, du piment pour la pâture du coeur, de même que les Anglais veulent des condiments enflammés pour réveiller leur goût. L'atonie que mettent dans l'existence de ces femmes une perfection constante dans les choses, une régularité méthodique dans les habitudes, les conduit à l'adoration du romanesque et du difficile. Je ne sus pas juger ce caractère. Plus je me renfermais dans un froid dédain, plus lady Dudley se passionnait. Cette lutte, dont elle se faisait gloire, excita la curiosité de quelques salons, ce fut pour elle un premier bonheur qui lui faisait une obligation du triomphe. Ah! j'eusse été sauvé, si quelque ami m'avait répété le mot atroce qui lui échappa sur Mme de Mortsauf et sur moi : - Je suis, dit-elle, ennuyée de ces soupirs de tourterelle.
(…) Quoique gardé par ma passion, je n’étais pas à l'âge où l'on reste insensible aux triples séductions de l'orgueil, du dévouement et de la beauté. Quand lady Arabelle mettait à mes pieds, au milieu d'un bal dont elle était la reine, les hommages qu'elle y recueillait, et qu'elle épiait mon regard pour savoir si sa toilette était de mon goût, et qu'elle frissonnait de volupté lorsqu'elle me plaisait, j'étais ému de son émotion. Elle se tenait d'ailleurs sur un terrain où je ne pouvais pas la fuir; il m'était difficile de refuser certaines invitations parties du cercle diplomatique; sa qualité lui ouvrait tous les salons, et avec cette adresse que les femmes déploient pour obtenir ce qui leur plaît, elle se faisait placer à table par la maîtresse de maison auprès de moi; puis elle me parlait à l'oreille. – « Si j’étais aimée comme l'est Mme de Mortsauf, me disait-elle, je vous sacrifierais tout. » Elle me soumettait en riant les conditions les plus humbles, elle me promettait une discrétion à toute épreuve, ou me demandait de souffrir seulement qu'elle m'aimât. Elle me disait un jour ces mots qui satisfaisaient toutes les capitulations d'une conscience timorée et les effrénés désirs du jeune homme : « - Votre amie toujours, et votre maîtresse quand vous le voudrez ! » Enfin elle médita de faire servir à ma perte la loyauté même de mon caractère, elle gagna mon valet de chambre, et après une soirée où elle s'était montrée si belle, qu'elle était sûre d'avoir excité mes désirs, je la trouvai chez moi. Cet éclat retentit dans l'Angleterre, et son aristocratie se consterna comme le ciel à la chute de son plus bel ange. Lady Dudley quitta son nuage dans l’empyrée britannique, se réduisit à sa fortune, et voulut éclipser par ses sacrifices CELLE dont la vertu causa ce célèbre désastre. Lady Arabelle prit plaisir, comme le démon sur le faîte du temple, à me montrer les plus riches pays de son ardent royaume.
Cette belle lady, si svelte; si frêle, cette femme de lait, si brisée, si brisable, si douce, d'un front si caressant, couronnée de cheveux de couleur fauve et si fins, cette créature dont l'éclat semble phosphorescent et passager, est une organisation de fer. Quelque fougueux qu'il soit, aucun cheval ne résiste à son poignet nerveux, à cette main molle en apparence et que rien ne lasse. Elle a le pied de la biche, un petit pied sec et musculeux, sous une grâce d’enveloppe indescriptible. Elle est d'une force à ne rien craindre dans une lutte; nul homme ne peut la suivre à cheval; elle gagnerait le prix d’un steeple chase sur des centaures; elle tire les daims et les cerfs sans arrêter son cheval. Son corps ignore la sueur, il aspire le feu dans l'atmosphère et vit dans l’eau sous peine de ne pas vivre. Aussi sa passion est-elle tout africaine; son désir va comme le tourbillon du désert, le désert dont l'ardente immensité se peint dans ses yeux, le désert plein d’azur et d’amour, avec son ciel inaltérable, avec ses fraîches nuits étoilées. Quelles oppositions avec Clochegourde ! L'orient et l'occident, l'une attirant à elle les moindres parcelles humides pour s’en nourrir, l’autre exsudant son âme, enveloppant ses fidèles d’une lumineuse atmosphère; celle-ci, vive et svelte; celle-là, lente et grasse.
Enfin, avez-vous jamais réfléchi au sens général des moeurs anglaises? N’est-ce pas la divinisation de la matière, un épicurisme défini, médité, savamment appliqué ! Quoi qu’elle fasse ou dise, l’Angleterre est matérialiste, à son insu peut-être. Elle possède au plus haut degré cette science de l'existence qui bonifie les moindres parcelles de la matérialité, qui fait que votre pantoufle est la plus exquise pantoufle du monde, qui donne à votre linge une saveur indicible, qui double de cèdre et parfume les commodes ; qui verse à l'heure dite un thé suave, savamment déplié, qui bannit la poussière, cloue des tapis depuis la première marche jusque dans les derniers replis de la maison, brosse les murs des caves, polit le marteau de la porte, assouplit les ressorts du carrosse, qui fait de la matière une pulpe nourrissante et cotonneuse, brillante et propre au sein de laquelle l’âme expire sous la jouissance, qui produit l'affreuse monotonie du bien-être, donne une vie sans opposition, dénuée de spontanéité et qui pour tout dire vous machinise. Ainsi, je connus tout à coup au sein de ce luxe anglais une femme peut-être unique en son sexe, qui m'enveloppa dans les rets de cet amour renaissant de son agonie et aux prodigalités duquel j'apportais une continence sévère, de cet amour qui a des beautés accablantes, une électricité à lui, qui vous introduit souvent dans les cieux par les portes d’ivoire de son demi-sommeil, ou qui vous y enlève en croupe sur ses reins ailés. Amour horriblement ingrat, qui rit sur les cadavres de ceux qu'il tue; amour sans mémoire, un cruel amour qui ressemble à la politique anglaise, et dans lequel tombent presque tous les hommes. Vous comprenez déjà le problème. L’homme est composé de matière et d'esprit ; l'animalité vient aboutir en lui, et l'ange commence à lui. De là cette lutte que nous éprouvons tous entre une destinée future que nous pressentons et les souvenirs de nos instincts antérieurs dont nous ne sommes pas entièrement détachés: un amour charnel et un amour divin.
Eh ! bien, lady Arabelle contente les instincts, les organes, les appétits, les vices et les vertus de la matière subtile dont nous sommes faits; elle était la maîtresse du corps. Mme de Mortsauf était l'épouse de l'âme. L’amour que satisfaisait la maîtresse a des bornes, la matière est finie, ses propriétés ont des forces calculées, elle est soumise à d'inévitables saturations ; je sentais souvent je ne sais quel vide à Paris, près de lady Dudley.
J'aimais passionnément lady Arabelle, et certes, si la bête était sublime en elle, elle avait aussi de la supériorité dans l’intelligence; sa conversation moqueuse embrassait tout. Mais j’adorais Henriette. La nuit je pleurais de bonheur, le matin je pleurais de remords. Il est certaines femmes assez savantes pour cacher leur jalousie sous la bonté la plus angélique ; c’est celles qui, semblables à lady Dudley, ont dépassé trente ans. Ces femmes savent alors sentir et calculer, presser tout le suc du présent et penser à l’avenir; elles peuvent étouffer des gémissements souvent légitimes avec l’énergie du chasseur qui ne s’aperçoit pas d'une blessure en poursuivant son bouillant hallali. Sans parler de Mme de Mortsauf, Arabelle essayait de la tuer dans mon âme où elle la retrouvait toujours, et sa passion se ravivait au souffle de cet amour invincible. Afin de triompher par des comparaisons qui fussent à son avantage, elle ne se montra ni soupçonneuse, ni tracassière, ni curieuse, comme le sont la plupart des jeunes femmes; mais, semblable à la lionne qui a saisi dans sa gueule et rapporté dans son antre une proie à ronger, elle veillait à ce que rien ne troublât son bonheur et me gardait comme une conquête insoumise. J’écrivais à Henriette sous ses yeux, jamais elle ne lut une seule ligne, jamais elle ne chercha par aucun moyen à savoir l’adresse écrite sur mes lettres. J’avais ma liberté. Elle semblait s’être dit : - Si je le perds, je n’en accuserai que moi. Et elle s’appuyait fièrement sur un amour si dévoué qu’elle m’aurait donné sa vie sans hésiter si je la lui avais demandée. Enfin elle m’avait fait croire que, si je la quittais, elle se tuerait aussitôt. Il fallait l'entendre à ce sujet célébrer la coutume des veuves indiennes qui se brûlent sur le bûcher de leurs maris. «Quoique dans l’Inde cet usage soit une distinction réservée à la classe noble, et que, sous ce rapport, il soit peu compris des Européens incapables de deviner la dédaigneuse grandeur de ce privilège, avouez, me disait-elle, que, dans nos plates moeurs modernes, l’aristocratie ne peut plus se relever que par l’extraordinaire des sentiments? Comment puis-je apprendre aux bourgeois que le sang de mes veines ne ressemble pas au leur, si ce n’est en mourant autrement qu'ils ne meurent? Des femmes sans naissance peuvent avoir les diamants, les étoffes, les chevaux, les écussons même qui devraient nous être réservés, car on achète un nom ! Mais, aimer, tête levée, à contresens de la loi, mourir pour l’idole que l’on s’est choisie en se taillant un linceul dans les draps de son lit, soumettre le monde et le ciel à un homme en dérobant ainsi au Tout-Puissant le droit de faire un Dieu, ne le trahir pour rien, pas même pour la vertu ; car se refuser à lui au nom du devoir, n’est-ce pas se donner à quelque chose qui n’est pas lui?... que ce soit un homme ou une idée, il y a toujours trahison ! Voilà des grandeurs où n’atteignent pas les femmes vulgaires ; elles ne connaissent que deux routes communes, ou le grand chemin de la vertu, ou le bourbeux sentier de la courtisane ! » Elle procédait, vous le voyez, par l’orgueil, elle flattait toutes les vanités en les déifiant, elle me mettait si haut qu’elle ne pouvait vivre qu’à mes genoux; aussi toutes les séductions de son esprit étaient-elles exprimées par sa pose d’esclave et par son entière soumission. Elle savait rester tout un jour, étendue à mes pieds, silencieuse, occupée à me regarder, épiant l’heure du plaisir comme une cadine du sérail et l’avançant par d’habiles coquetteries, tout en paraissant l’attendre. Par quels mots peindre les six premiers mois pendant lesquels je fus en proie aux énervantes jouissances d’un amour fertile en plaisirs, et qui les variait avec le savoir que donne l'expérience, mais en cachant son instruction sous les emportements de la passion. Ces plaisirs, subite révélation de la poésie des sens, constituent le lien vigoureux par lequel les jeunes gens s’attachent aux femmes plus âgées qu’eux; mais ce lien est l’anneau du forçat, il laisse dans l'âme une ineffaçable empreinte, il y met un dégoût anticipé pour les amours frais, candides, riches de fleurs seulement, et qui ne savent pas servir d’alcool dans des coupes d’or curieusement ciselées, enrichies de pierres où brillent d’inépuisables feux. En savourant les voluptés que je rêvais sans les connaître, que j’avais exprimées dans mes selam, et que l'union des âmes rend mille fois plus ardentes, je ne manquai pas de paradoxes pour me justifier à moi-même la complaisance avec laquelle je m’abreuvais à cette belle coupe. Souvent lorsque, perdue dans l'infini de la lassitude, mon âme dégagée du corps voltigeait loin de la terre, je pensais que ces plaisirs étaient un moyen d’annuler la matière et de rendre l’esprit à son vol sublime. Souvent lady Dudley, comme beaucoup de femmes, profitait de l’exaltation à laquelle conduit l’excès du bonheur, pour me lier par des serments; et, sous le coup d’un désir, elle m’arrachait des blasphèmes contre l’ange de Clochegourde. Une fois traître, je devins fourbe.
27 - La vieille fille, 1836
Suzanne une de ses favorites, spirituelle, ambitieuse, avait en elle l'étoffe d'une Sophie Arnould ; elle était d'ailleurs belle comme la plus belle courtisane que jamais Titien ait conviée à poser sur un velours noir pour aider son pinceau à faire une Vénus; mais sa figure, quoique fine dans le tour des yeux et du front, péchait en bas par des contours communs. C'était la beauté normande, fraîche, éclatante, rebondie, la chair de Rubens qu'il faudrait marier avec les muscles de l'Hercule Farnèse, et non la Vénus de Médicis, cette gracieuse femme d'Apollo
n.
Celui-ci disait qu'elle était mal conformée; celui-là lui prêtait des défauts cachés; mais la pauvre fille était pure comme un ange, saine comme un enfant, et pleine de bonne volonté, car la nature l'avait destinée à tous les plaisirs, à tous les bonheurs, à toutes les fatigues de la maternité. Mademoiselle Cormon ne trouvait cependant point dans sa personne l'auxiliaire obligé de ses désirs. Au temps de ses prétentions, Rose affectait de mettre sa figure de trois quarts pour montrer une très jolie oreille qui se détachait bien au milieu du blanc azuré de son col et de ses tempes, rehaussé par son énorme chevelure. Vue ainsi, en habit de bal, elle pouvait paraître belle. Ses formes protubérantes, sa taille, sa santé vigoureuse arrachaient aux officiers de l'Empire cette exclamation : « Quel beau brin de fille ! Beaucoup d'élégants Parisiens endettés se seraient très bien résignés à faite exactement le bonheur de mademoiselle Cormon. Mais pauvre fille avait déjà plus de quarante ans ! En ce moment, après avoir pendant longtemps combattu pour mettre dans sa vie les intérêts qui font toute la femme, et néanmoins forcée d'être fille, elle se fortifiait dans sa vertu par les pratiques religieuses les plus sévères. Elle avait eu recours à la religion, cette grande consolatrice des virginités bien gardées. Il était authentique dans Alençon que le sang tourmentait mademoiselle Cormon; elle faisait subir ses confidences au chevalier de Valois, à qui elle nombrait ses bains de pieds, en combinant avec lui des réfrigérants.
28 - Le Cabinet des antiques, 1837
Il avait dormi au retour de l'Opéra, quoique ses meubles fussent saisis. Mais il avait passé par le voluptueux réduit où la duchesse et lui se retrouvaient pour quelques heures après les fêtes de la Cour, après les bals les plus éclatants, les soirées les plus splendides. Les apparences étaient très habilement sauvées. Ce réduit était une mansarde vulgaire en apparence, mais que les Péris de l'Inde avaient décorée, et où madame de Maufrigneuse était obligée en entrant de baisser sa tête chargée de plumes ou de fleur
s.
Rastignac laissa partir de Marsay sans en demander davantage : il savait son Paris. Il savait que la plus précieuse, la plus noble, que la femme la plus désintéressée du monde, à qui l'on ne saurait faire accepter autre chose qu’un bouquet, devient aussi dangereuse pour un jeune homme que les filles d'Opéra d'autrefois. En effet, les filles d'Opéra sont passées à l'état mythologique. Les moeurs actuelles des théâtres ont fait des danseuses et des actrices quelque chose d'amusant comme une déclaration des Droits de la Femme, des poupées qui se promènent le matin en mères de famille vertueuses et respectables, avant de montrer leurs jambes le soir en pantalon collant dans un rôle d'homme.
Madame de Maufrigneuse venait de s'improviser ange, comme elle méditait de tourner à la littérature et à la science vers quarante ans au lieu de tourner à la dévotion. Elle se créait des rôles et des robes, des bonnets et des opinions, des toilettes et des façons d'agir originales. Après son mariage, quand elle était encore quasi jeune fille, elle avait joué la femme instruite et presque perverse : elle s’était permis des reparties compromettantes auprès des gens superficiels, mais qui prouvaient son ignorance aux vrais connaisseurs. Comme l'époque de ce mariage lui défendait de dérober à la connaissance des temps la moindre petite année, et qu'elle atteignait à l'âge de vingt-six ans, elle avait inventé de se faite immaculée. Elle paraissait à peine tenir à la terre, elle agitait ses grandes manches, comme si c’eût été des ailes. (…) Elle avait l’air de promettre mille voluptés par ce coup d'oeil presque lascif quand, par un soupir ascétique plein d'espérance pour une meilleure vie, sa bouche paraissait dire qu'elle n'en réaliserait aucune. Des jeunes gens naïfs, il y en avait quelques-uns à cette époque dans la Garde Royale, se demandaient si, même dans les dernières intimités, on tuteyait cette espèce de Dame Blanche, vapeur sidérale tombée de la Voie Lactée.
La duchesse était, sans compliment, une des dix plus jolies femmes de Paris avouées, reconnues. Vous savez qu'il y a dans le monde amoureux autant de plus jolies femmes de Paris que de plus beaux livres de l'époque dans la littérature. (…) Elle était si délicieuse à voir en colombe, étouffant la lueur de ses regards sous les franges dorées de ses cils, que la marquise d'Espard, en venant lui dire adieu, commença par lui souffler « Bien! très bien! ma chère ! » à l'oreille. Puis la belle marquise laissa sa rivale à voyager sur la carte moderne du pays de Tendre, qui n'est pas une conception aussi ridicule que le pensent quelques personnes. Cette carte se regrave de siècle en siècle avec d'autres noms et mène toujours à la même capitale. Elle fut merveilleuse de réticences, charmante d'hypocrisie, prodigue de promesses subtiles qui fondaient à l'examen comme de la glace au soleil après avoir rafraîchi l'espoir, enfin très perfide de désirs conçus et inspirés. Cette belle rencontre finit par le noeud coulant d'une invitation à venir la voir, passé avec ces manières chattemittes que l'écriture imprimée ne peindra jamais.
Diane était divinement mise, elle voulut faire honneur de sa toilette à Victurnien qui fut fasciné par la légèreté avec laquelle elle traitait ses affaires, ou plus exactement ses dettes. Le joli couple alla aux Italiens. Jamais cette belle et séduisante femme ne parut plus séraphique ni plus éthérée… La duchesse ne commettait pas la faute de parler de sa vertu, ni de son état d'ange, comme les femmes de province qui l’ont imitée; elle était bien plus habile, elle y faisait penser celui pour qui elle commettait de si grands sacrifices. Elle donnait, après six mois, l'air d'un péché capital au plus innocent baisement de main, elle pratiquait l’extorquement des bonnes grâces avec un art si consommé qu’il était impossible de ne pas la croire plus ange avant qu’après. Quelques personnes ont voulu diminuer le mérite de la duchesse, en prétendant qu’elle était la première dupe de ses sortilèges. Infâme calomnie ! La duchesse ne croyait à rien qu’à elle-même.
Il vint chez la duchesse, rue du Faubourg-Saint-Honoré, il la trouva dans un de ses négligés coquets qui lui coûtaient autant de soins que d’argent, et qui lui permettaient de commencer son rôle d'ange dès onze heures du matin.La duchesse écoutait comme elle savait écouter, le coude appuyé sur son genou levé très haut. Elle avait le pied sur un tabouret. Ses doigts étaient mignonnement groupés autour de son joli menton. Elle tenait ses yeux attachés aux yeux au comte; mais sous leur bleu des myriades de sentiments passaient comme des lueurs d'orage entre deux nuées. Elle avait le front calme, la bouche sérieuse d’attention, sérieuse d'amour, les lèvres nouées aux lèvres de Victurnien. Etre écouté ainsi, voyez-vous, c'était à croire que l'amour divin émanait de ce coeur.
29 - César Birotteau, 1837
Quand l'architecte entra dans la chambre à cou­cher, il fut surpris de la beauté de Césarine, et resta presque interdit. Sortie de sa chambrette en déshabillé du matin, Césarine, fraîche et rose comme une jeune fille est rose et fraîche à dix-huit ans, blonde et mince, les yeux bleus, offrait au regard de l'artiste cette élasticité, si rare à Paris, qui fait rebondir les chairs les plus délicates, et nuance d'une couleur adorée par les peintres le bleu des veines dont le réseau palpite dans les clairs du tein
t.
30 - Une Fille d’Eve, 1838
Dès que la comtesse Marie aperçut Raoul, elle éprouva ce mouvement intérieur dont la violence cause une sorte d'effroi. Ce prétendu grand homme eut sur elle par son regard une influence physique qui rayonna jusque dans son coeur en le troublant. Ce trouble lui fit plaisir. Ce manteau de pourpre que la célébrité drapait pour un moment sur les épaules de Nathan éblouit cette femme ingénue. A l'heure du thé, Marie quitta la place où, parmi quelques femmes occupées à causer, elle s'était tue en voyant cet être extraordinai
re
Elle avait alors vingt huit ans, le moment où les beautés des femmes françaises sont dans tout leur éclat. Les peintres voyaient avant tout dans Florine des épaules d'un blanc lustré, teintes de tons olivâtres aux environs de la nuque, mais fermes et polies; la lumière glissait dessus comme sur une étoffe moirée. Quand elle tournait la tête, il se formait dans son cou des plis magnifiques, l'admiration des sculpteurs. Ses prunelles allumées par une vive lumière, mais tigrées par des rayures brunes, donnaient à son regard la cruelle fixité des bêtes fauves et révélaient la malice froide de la courtisane. Sa bouche sensuelle et dissipatrice, aussi favorable au sarcasme qu’à l'amour, était embellie par les deux arêtes du sillon qui rattachait la lèvre supérieure au nez. Son menton blanc, un peu gros, annonçait une certaine violence amoureuse. Elle était de moyenne taille, menacée d'obésité, mais assez cambrée et bien faite. Au moral, elle possédait à fond les minauderies et les querelles, les condiments et les chatteries de son métier…
31 - Gambara, 1837
Depuis son arrivée, il se livrait donc sans arrière-pensée aux plaisirs de tout genre que Paris offre gratis à quiconque est assez riche pour les acheter. Ses talents et sa beauté lui avaient valu bien des succès auprès des femmes qu'il aimait collectivement autant qu'il convenait à son âge, mais parmi lesquelles il n'en distinguait encore aucune. Homme complexe comme tant d'autres, il se laissait facilement séduire par les douceurs du luxe sans lequel il n'aurait pu vivre, de même qu'il tenait beaucoup aux distinctions sociales que ses opinions repoussaient. Aussi ses théories d'artiste, de penseur, de poète, étaient-elles souvent en contradiction avec ses goûts, avec ses sentiments, avec ses habitudes de gentilhomme millionnaire; mais il se consolait de ces non-sens en les retrouvant chez beaucoup de Parisiens, libéraux par intérêt, aristocrates par nature. Il ne s'était donc pas surpris sans une vive inquiétude, le 31 décembre 1830, à pied, par un de nos dégels, attaché aux pas d'une femme dont le costume annonçait une misère profonde, radicale, ancienne, invétérée, qui n'était pas plus belle que tant d'autres qu'il voyait chaque soir aux Bouffons à l'Opéra, dans le monde, et certainement moins jeune que madame de Manerville, de laquelle il avait obtenu un rendez-vous pour ce jour même, et qui l'attendait peut-être encore. Mais il y avait dans le regard à la fois tendre et farouche, profond et rapide, que les yeux noirs de cette femme lui dardaient à la dérobée, tant de douleurs et tant de voluptés étouffées! Mais elle avait rougi avec tant de feu, quand au sortir d'un magasin où elle était demeurée un quart d'heure, ses yeux s'étaient si bien rencontrés avec ceux du Milanais, qui l'avait attendue à quelques pas! ... Il y avait enfin tant de mais et de si que le comte, envahi par une de ces tentations furieuses pour lesquelles il n'est de nom dans aucune langue, même dans celle de l'orgie, s'était mis à la poursuite de cette femme, chassant enfin à la grisette comme un vieux Parisien. Chemin faisant, soit qu'il se trouvât suivre ou devancer cette femme, il l'examinait dans tous les détails de sa personne ou de sa mise, afin de déloger le désir absurde et fou qui s'était barricadé dans sa cervelle; il trouva bientôt à cette revue un plaisir plus ardent que celui qu'il avait goûté la veille en contemplant, sous les ondes d'un bain parfumé, les formes irréprochables d'une personne aimée; parfois baissant la tête, l'inconnue lui jetait le regard oblique d'une chèvre attachée près de la terre, et se voyant toujours poursuivie, elle hâtait le pas comme si elle eût voulu fui
r.
Néanmoins, quand un embarras de voitures ou tout autre accident ramenait Andrea près d'elle, le noble la voyait fléchir sous son regard, sans que rien dans ses traits exprimât le dépit. Ces signes certains d'une émotion combattue donnèrent le dernier coup d'éperon aux rêves désordonnés qui l'emportaient, et il galopa jusqu'à la rue Froidmanteau, où, après bien des détours, l'inconnue entra brusquement, croyant avoir dérobé sa trace à l'étranger, bien surpris de ce manège. Il faisait nuit. Deux femmes tatouées de rouge, qui buvaient du cassis sur le comptoir d'un épicier, virent la jeune femme et l'appelèrent.
32 - Les Employés, 1838
Célestine servait le thé quand le secrétaire général entra. Sa toilette lui allait bien ce soir-là : elle avait une robe de velours noir sans ornement, une écharpe de gaze noire, les cheveux bien lissés, relevés une natte ronde, et de chaque côté les boucles tombant l'anglaise. Ce qui distinguait cette femme, était le laisser-aller italien de l'artiste, une facile compréhension de toute chose, et la grâce avec laquelle elle souhaitait la bienvenue au moindre désir de ses amis. La nature lui avait donné une taille svelte pour se retourner lestement au premier mot d'interrogation, des yeux noirs fendus à l'orientale et inclinés comme ceux des Chinoises pour voir de côté; elle savait ménager sa voix insinuante et douce de manière à répandre un charme caressant sur toute parole, même celle jetée au hasard; elle avait de ces pieds que l'on ne voit que dans les portraits où les peintres mentent à leur aise en chaussant leur modèle, seule flatterie qui ne compromette pas l'anatomi
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Mme Rabourdin est bien supérieure à Mme Colleville ! dit le vaudevilliste en se rappelant l'aventure de des Lupeaulx. Flavie doit ce qu'elle est au commerce des hommes, tandis que Mme Rabourdin est tout par elle-même, elle sait tout; il ne faudrait pas se dire un secret en latin devant elle. Si j'avais une femme semblable, je croirais pouvoir parvenir à tout.
Une femme se laisse volontiers surprendre peu vêtue, les cheveux tombants; quand tous ses cheveux sont à elle, elle y gagne; mais elle ne veut pas se laisser voir faisant elle-même son appartement, elle y perd son paroistre. Mme Rabourdin était dans tous les apprêts de son vendredi, au milieu des provisions pêchées par sa cuisinière dans l'océan de la Halle, alors que M. des Lupeaulx se rendit sournoisement chez elle. Certes, le secrétaire général était bien le dernier que la belle Rabourdin attendît; aussi, en entendant craquer des bottes sur le palier, s'écria-t-elle : « Déjà le coiffeur!» Exclamation aussi peu agréable pour des Lupeaulx que la vue de des Lupeaulx le fut pour elle. Elle se sauva donc dans sa chambre à coucher, où régnait un effroyable gâchis de meubles qui ne veulent pas être vus, des choses hétérogènes en fait d'élégance, un vrai mardi gras domestique. L'effronté des Lupeaulx suivit la belle effarée, tant il la trouva piquante dans son déshabillé. Je ne sais quoi d'alléchant tentait le regard: la chair, vue par un hiatus de camisole, semblait mille fois plus attrayante que quand elle se bombait gracieusement depuis la ligne circulaire tracée sur le dos par le surjet de velours jusqu'aux rondeurs fuyantes du plus joli col de cygne où jamais un amant ait posé son baiser avant le bal. Quand l'œil se promène sur une femme parée qui montre une magnifique poitrine, ne croit-on pas voir le dessert monté de quelque beau dîner; mais le regard qui se coule entre l'étoffe froissée par le sommeil embrasse des coins friands, et s'en régale comme on dévore un fruit volé qui rougit entre deux feuilles sur l'espalier. - Attendez, attendez! cria la jolie, Parisienne en verrouillant son désordre. - Vous ignorez ce qui se passe, reprit brutalement des Lupeaulx qui tenait à se montrer brutal. Lisez. Et il offrit à la gracieuse Rabourdin les deux journaux où il avait entouré chaque article en encre rouge. En lisant, le châle se décroisa sans que Célestine s'en aperçût ou par l'effet d'une volonté bien déguisée.
Parbleu! il fut un temps où rien n'était plus séduisant que la carrière administrative. Il y avait tant d'hommes aux armées qu'il en manquait pour l'Administration. En effet, les employés étaient alors, comme Thuillier, cajolés par de jolies femmes; ils paraissaient avoir de l'esprit, ils ne se lassaient point trop dans les bureaux. Les impératrices, les reines, les princesses, les maréchales de cette heureuse époque avaient des caprices. Toutes ces belles dames avaient la passion des belles âmes : elles aimaient à protéger. Aussi pouvait-on remplir à vingt-cinq ans une place élevée, être auditeur au Conseil d'Etat ou maître des requêtes, et faire des rapports à l'Empereur en s'amusant avec son auguste famille. On s'amusait et l'on travaillait tout ensemble. Tout se faisait vite.
Puis, vers dix heures du soir, le fameux mardi, elle sortit dans une délicieuse toilette de deuil. Sa taille amincie déjà par le noir avait été mise en relief par une robe d'une coupe étudiée, et qui s'arrêtait à l'épaule dans la courbure, sans épaulettes; à chaque mouvement, il semblait que la femme, comme un papillon, allait sortir de son enveloppe, et néanmoins la robe tenait par une invention de la divine couturière. La robe était en mousseline de laine, étoffe que le fabricant n'avait pas encore envoyée à Paris, une divine étoffe qui plus tard eut un succès fou. Ce succès alla plus loin que ne vont les modes en France. L'économie positive de la mousseline de laine, qui ne coûte pas de blanchissage, a nui plus tard aux étoffes de coton, de manière à révolutionner la fabrique à Rouen. Le pied de Célestine chaussé d'un bas à mailles fines et d'un soulier de satin turc, car le grand deuil excluait le satin de soie, avait une tournure supérieure. Célestine fut bien belle ainsi. Son teint, ravivé par un bain au son, avait un éclat doux. Ses yeux, baignés par les ondes de l'espoir, étincelant d'esprit, attestaient cette supériorité dont parlait alors l'heureux et fier des Lupeaulx. Elle fit bien son entrée, et les femmes sauront apprécier le sens de cette phrase. Elle salua gracieusement la femme du ministre, en conciliant le respect qu'elle lui devait avec sa propre valeur à elle, et ne la choqua point tout en se posant dans sa majesté, car chaque belle femme est une reine. Aussi eut-elle avec le ministre cette jolie impertinence que les femmes peuvent se permettre avec les hommes, fussent-ils grands-ducs. Elle examina le terrain en s'asseyant, et se trouva dans une de ces soirées choisies, peu nombreuses, où les femmes peuvent se toiser, se bien apprécier, où la moindre parole retentit dans toutes les oreilles, où chaque regard porte coup, où la conversation est un duel avec témoins, où ce qui est médiocre devient plat, mais où tout mérite est accueilli silencieusement, comme étant au niveau de chaque esprit.
- Ma chère, dit la marquise d'Espard à la comtesse Féraud, la dernière maîtresse de Louis XVIII, Paris est unique! il en sort, sans qu'on s'y attende et sans qu'on sache d’où, des femmes comme celle-ci, qui semblent tout pouvoir et tout vouloir.Des Lupeaulx arrivait à l'âge où les hommes ont des prétentions excessives auprès des femmes. Les premiers cheveux blancs amènent les dernières passions, les plus violentes parce qu'elles sont à cheval sur une puissance qui finit et sur une faiblesse qui commence. Quarante ans est l'âge des folies, l'âge où l'homme veut être aimé pour lui, car alors son amour ne se soutient plus par lui-même, comme aux premiers jours de la vie où l'on peut être heureux en aimant à tort et à travers, à la façon de Chérubin. À quarante ans, on veut tout, tant on craint de ne rien obtenir, tandis qu'à vingt cinq ans on a tant de choses qu'on ne sait rien vouloir. A vingt cinq ans, on marche avec tant de forces qu'on les dissipe impunément; mais à quarante ans on prend l'abus pour la puissance.
33 - Béatrix, 1839
Vers la fin de l'année 1817, Félicité des Touches aperçut non pas des flétrissures, mais un commencement de fatigue dans sa personne. Elle com­prit que sa beauté allait s'altérer par le fait de son célibat obstiné, mais elle voulait demeurer belle, car alors elle tenait à sa beauté. La science lui notifia l'arrêt porté par la nature sur ses créations, lesquelles dépérissent autant par la méconnaissance que par l'abus de ses lois. Placée entre le mariage et la passion, elle voulut rester libre; mais elle ne fut plus indifférente aux hommages qui l'entouraien
t.
Le buste est large. Le corsage est mince et suffisamment orné. Les hanches ont peu de saillie, mais elles sont gra­cieuses. La chute des reins est magnifique et rappelle plus le Bacchus que la Vénus Callipyge. Là se voit la nuance qui sépare de leur sexe presque toutes les femmes célèbres, elles ont là comme une vague similitude avec l'homme, elles n'ont ni la souplesse, ni l'abandon des femmes que la nature a destinées à la maternité ; leur démarche ne se brise pas par un mouvement doux. Cette observation est comme bilatérale, elle a sa contrepartie chez les hommes dont les hanches sont presque semblables à celles des femmes quand ils sont fins, astucieux, faux et lâches. Mais, malgré ces promesses irritantes et assez cachées aux profanes, le calme de cette physionomie a je ne sais quoi de provoquant. Personne, parmi les gens vraiment instruits, n'a pu la voir sans penser à la vraie Cléopâtre, à cette petite brune qui faillit changer la face du monde; mais chez Camille, l'animal est si complet, si bien ramassé, d'une nature si léonine, qu'un homme quelque peu Turc regrette l'assemblage d'un si grand esprit dans un pareil corps, et le voudrait tout femme. Chacun tremble de rencontrer les corruptions étranges d'une âme diabolique. La froideur de l'analyse, le positif de l'idée n'éclairent-ils pas les passions chez elle? Cette fille ne juge-t-elle pas au lieu de sentir? ou, phénomène encore plus terrible, ne sent-elle pas et ne juge-t-elle pas à la fois ? pouvant tout par son cerveau, doit-elle s'arrêter là où s'arrêtent les autres femmes ?
34 - Les Secrets de la princesse de Cadignan, 1839
Elle avait mis une robe de velours bleu à grandes manches blanches traînantes, à corsage apparent, une de ces guimpes en tulle légèrement froncée, et bordée de bleu, montant à quatre doigts de son cou, et couvrant les épaules, comme on en voit dans quelques portraits de Raphaël. Sa femme de chambre l'avait coiffée de quelques bruyères blanches habilement posées dans ses cascades de cheveux blonds, l'une des beautés auxquelles elle devait sa célébrité. Certes Diane ne paraissait pas avoir vingt-cinq an
s.
N'y a-t-il pas d'ailleurs des moments où le désir de plaire donne un surcroît de beauté aux femmes? La volonté n'est pas sans influence sur les variations du visage. Si les émotions violentes ont le pouvoir de jaunir les tons blancs chez les gens d'un tempérament sanguin, mélancolique, de verdir les figures lymphatiques, ne faut-il pas accorder au désir, à la joie, à l'espérance, la faculté d'éclaircir le teint, de dorer le regard d'un vif éclat, d'animer la beauté par un jour piquant comme celui d'une jolie matinée? La blancheur si célèbre de la princesse avait pris une teinte mûrie qui lui prêtait un air auguste. Il est des visages de femmes qui trompent la science et déroutent l'observation par leur calme et par leur finesse; il faudrait pouvoir les examiner quand les passions parlent, ce qui est difficile; ou quand elles ont parlé, ce qui ne sert plus à rien: alors la femme est vieille et ne dissimule plus. La princesse est une de ces femmes impénétrables, elle peut se faire ce qu'elle veut être: folâtre, enfant, innocente à désespérer; ou fine, sérieuse et profonde à donner de l'inquiétude. Elle arriva de bonne heure, afin de se trouver posée sur la causeuse, au coin du feu, près de madame d'Espard, comme elle voulait être vue, dans une de ces attitudes où la science est cachée sous un naturel exquis, une de ces poses étudiées, cherchées, qui mettent en relief cette belle ligne serpentine qui prend au pied, remonte gracieusement jusqu'à la hanche, et se continue par _d'admirables rondeurs jusqu'aux épaules, en offrant aux regards tout le profil du corps. Une femme nue serait moins dangereuse que ne l'est une jupe si savamment étalée, qui couvre tout et met tout en lumière à la fois. '
Elle reçut d'Arthez en femme qui l'attendait, et comme s'il était déjà venu cent fois chez elle; elle lui fit l'honneur de le traiter comme une vieille connaissance, elle le mit à l'aise par un seul geste en lui montrant une causeuse pour qu'il s'assît, pendant qu'elle achevait une lettre commencée. (…) Elle laissa tomber sa main le long du bras de son fauteuil, sans achever, mais ce geste complétait admirablement son discours. Comme elle vit d'Arthez occupé d'examiner sa taille flexible, si bien pliée au fond de son moelleux fauteuil, occupé des jeux de sa robe, et d'une jolie petite fronçure qui badinait sur le busc, une de ces hardiesses de toilette qui ne vont qu'aux tailles assez minces pour ne pouvoir jamais rien perdre, elle reprit l'ordre de ses pensées comme si elle se parlait à elle-même. Ce caquetage fut sifflé d'une voix si doucement moqueuse, si mignonne, avec des mouvements de tête si coquets, que d'Arthez, à qui ce genre de femme était totalement inconnu, restait exactement comme la perdrix charmée par le chien de chasse (…) Combien de fois, en voyant d'Arthez prêt à s'avancer, ne se plut-elle pas à l'arrêter par un air imposant? Elle refoulait les secrets orages de ce jeune cœur, elle les soulevait, les apaisait par un regard, en tendant sa main à baiser, ou par des mots insignifiants dits d'une voix émue et attendrie. Ce jeu de grande coquette l'attachait elle-même insensiblement à son esclave.
Elle avait passé sa vie à s’amuser, elle était un vrai don Juan femelle, à cette différence près que ce n'est pas à souper qu'elle eût invité la statue de pierre, et certes elle aurait eu raison de la statue. - Vous faites de moi un homme par trop ordinaire, si de moi vous craignez quoi que ce soit de mal, dit-il avec une amertume mal déguisée. - Pardon, mon ami, répondit-elle en lui prenant la main, la regardant, la prenant dans les siennes et la caressant en y traînant les doigts par un mouvement d'une excessive douceur.
Une larme mouilla les yeux de d'Arthez, et Diane dévora cette larme par un regard de côté qui ne fit vaciller ni sa prunelle ni sa paupière. Ce fut leste et net comme un geste de chatte prenant une souris. D'Ar­thez, pour la première fois, après soixante jours pleins de protocoles, osa prendre cette main tiède et parfu­mée, il la porta sous ses lèvres, il y mit un long baiser, traîné depuis le poignet jusqu'aux ongles avec une si délicate volupté que la princesse inclina sa tête en augurant très bien de la littérature. Elle pensa que les hommes de génie devaient aimer avec beaucoup plus de perfection que n'aiment les fats, les gens du monde, les diplomates et même les militaires, qui cependant n'ont que cela à faire. Elle était connaisseuse, et savait que le caractère amoureux se signe en quelque sorte dans des riens. Une femme instruite peut lire son avenir dans un simple geste. Sûre de rencontrer chez d’Arthez autant d'imagination dans l'amour qu'il en mettait dans son style, elle jugea nécessaire de le faire arriver au plus haut degré de la passion et de la croyance. Elle retira vivement sa main par un magnifique mouvement plein d'émotions. Elle eût dit : « Finissez, vous allez me faire mourir! » elle eût parlé moins énergiquement. Elle resta pendant un moment les yeux dans les yeux de d’Arthez, en exprimant tout à la fois du bonheur, de la pruderie, de la crainte, de la confiance, de la langueur, un vague désir et une pudeur de vierge. Elle n'eut alors que vingt ans ! (…) Ce fut le dernier coup, et le pauvre d'Arthez n'y tint pas: il se mit à genoux, il fourra sa tête dans les mains de la princesse, et il y pleura, il y versa de ces larmes douces que répandraient les anges, si les anges pleu­raient.
Elle se leva, alla dans l'embrasure de la fenêtre par une démarche pleine de motifs magnifiques. D’Arthez resta sur la chauffeuse où il se remit n'osant suivre la princesse, mais la regardant; il l'entendit se mouchant sans se moucher. Quelle est la princesse qui se mouche? (…) Elle était entièrement revenue à l'innocence des petites filles, et se montrait néanmoins auguste, grande, noble autant qu'une reine. Le grand écrivain resta muet d'admira­tion, passif dans cette embrasure de fenêtre, attendant un mot, tandis que la princesse attendait un baiser ; mais elle était trop sacrée pour lui. Quand elle eut froid, la princesse alla reprendre sa position sur son fauteuil, elle avait les pieds gelés. - Ce sera bien long, pensait-elle en regardant ­Daniel le front haut et la tête sublime de vertu (…) Quand d'Arthez fut dans la rue, il se demanda s'il n'aurait pas dû être moins respectueux.
35 - Le curé de village, 1841
Ah! mon ami, je sens en moi des forces superbes, et malfaisantes peut-être, que rien ne peut humilier, que les plus durs commandements de la religion n'abattent point. En allant voir ma mère, et me trouvant seule dans la campagne, il me prend des envies de crier, et je crie. Il semble que mon corps est la prison où quelque mauvais génie retient une créature gémissant et attendant les paroles mystérieuses qui doivent briser une forme importune. Mais la comparaison n'est pas juste. Chez moi, n'est-ce pas au contraire le corps qui s'ennuie, si je puis employer cette expressio
n.
Si quelque sentiment, quelque manie à cultiver ne vient à mon aide, je me sens aller dans un gouffre où toutes les idées s'émoussent, où le caractère s'amoindrit, où les ressorts se détendent, où les qualités s'assouplissent, où toutes les forces de l'âme s'éparpillent, et où je ne serai plus l'être que la nature a voulu que je sois. Voilà ce que signifient mes cris. Que ces cris ne vous empêchent pas de m'envoyer des fleurs.
36 - Autre étude de femme, 1842
Or, dans la cabane où je reçus un si bon accueil au-delà de Zembin, ce capitaine était en face de moi, et sa femme se trouvait à l'autre bout de la table vis-à-vis le colonel. A peine vêtue de haillons, fatiguée par les marches, les cheveux en désordre et collés ensemble sous un morceau de châle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle: ses mouvements étaient jolis; sa bouche rose et chiffonnée, ses dents blanches, les formes de sa figure, son corsage, attraits que la misère, le froid, l'incurie n'avaient pas tout à fait dénaturés, parlaient encore d'amour à qui pouvait penser à une femme. La figure du mari, gentilhomme piémontais, annonçait une bonhomie goguenarde, s'il est permis d'allier ces deux mots. Courageux, instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre sa femme et le colonel depuis environ trois ans. J'attri­buais ce laisser-aller aux mœurs italiennes ou à quelque secret de ménage; mais il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m'inspirait toujours une involontaire défiance. Un moment après mon arrivée, le colonel, ayant fini son maigre repas, s'essuie les moustaches, nous souhaite le bonsoir, jette son regard noir à l'Italienne, et lui dit : « Rosina? » Puis, sans attendre de réponse, il va se coucher dans la petite grange aux fourrages. Le sens de l'interpellation du colonel était facile à saisir. Rosina resta tranquillement à table. Un instant après, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couché dans son lit de foin ou de paille, il répéta : « Rosina ?…» L'accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que l'autre. Rosina pâlit, mais elle se leva, passa derrière nous et rejoignit le colone
l.
L'inconnue a une manière à elle de s'envelopper dans un châle ou dans une mante; elle sait se prendre de la chute des reins au cou, en dessinant une sorte de carapace qui changerait une bourgeoise en tortue, mais sous laquelle elle vous indique les plus belles formes, tout en les voilant. Par quel moyen? Ce secret, elle le garde sans être protégée par aucun brevet d'invention. Elle se donne par la marche un certain mouvement concentrique et harmonieux qui fait frissonner sous l'étoffe sa forme suave ou dangereuse, comme à midi la couleuvre sous la gaze verte de son herbe frémissante. Doit-elle à un ange ou à un diable cette ondulation gracieuse qui joue sous la longue chape de soie noire, en agite la dentelle au bord, répand un baume aérien, et que je nommerais volontiers la brise de la Parisienne? Vous reconnaîtrez sur les bras, à la taille, autour du cou, une science de plis qui drape la plus rétive étoffe, de manière à vous rappeler la Mnémosyne antique. Ah! comme elle entend, passez-moi cette expression, la coupe de la démarche ! Examinez bien cette façon d'avancer le pied en moulant la robe avec une si décente précision qu'elle excite chez le passant une admiration mêlée de désir, mais comprimée par un profond respect. Elle sait qu’on l'étudie, elle sait que presque tous, même les femmes, se retournent pour la revoir. Aussi traverse-t-elle Paris comme un fil de la Vierge, blanche et pure. Cette belle espèce affectionne les latitudes les plus chaudes, les longitudes les plus propres de Paris… Ces fleurs de Paris éclosent par un temps oriental, parfument les promenades, et, passé cinq heures, se replient comme les belles-de-jour. Les femmes que vous verrez plus tard ayant un peu de leur air, essayant de les singer, sont des femmes comme il en faut; tandis que la belle inconnue, votre Béatrix de la journée, est la femme comme il faut.
(…) Il n'y a que la femme comme il faut pour être à l'aise dans sa toilette; rien ne la gêne. Vous ne la surprendrez jamais, comme une bourgeoise, à remonter une épaulette récalcitrante, à faire descendre un busc insubordonné, à regarder si la gorgerette accomplit son office de gardien infidèle autour de deux trésors étincelant de blancheur, à se regarder dans les glaces pour savoir si la coiffure se maintient dans ses quartiers. Sa toilette est toujours en harmonie avec son caractère; elle a eu le temps de s'étudier, de décider ce qui lui va bien, car elle connaît depuis longtemps ce qui ne lui va pas. Vous ne la verrez pas à la sortie, elle disparaît avant la fin du spectacle. Si par hasard elle se montre calme et noble sur les marches rouges de l'escalier, elle éprouve alors des sentiments violents. Elle est là par ordre, elle a quelque regard furtif à donner, quelque promesse à recevoir. Peut-être descend-elle ainsi lentement pour satisfaire la vanité d'un esclave auquel elle obéit parfois.
(…) Là est la grande différence entre ces deux femmes : la bourgeoise a certainement de la vertu, la femme comme il faut ne sait pas si elle en a encore, ou si elle en aura toujours; elle hésite et résiste là où l'autre refuse net pour tomber à plat.
(…) Dans ma conviction, il est impossible qu'une femme, fût-elle née aux environs du trône, acquière avant vingt-cinq ans la science encyclopédique des riens, la connaissance des manèges, les grandes petites choses, les musiques de voix et les harmonies de couleurs, les diableries angéliques et les innocentes roueries, le langage et le mutisme, le sérieux et les railleries, l'esprit et la bêtise, la diplomatie et l'ignorance, qui constituent la femme comme il faut.
Rosalie fut à mes yeux l'être le plus intéressant de Vendôme. Je découvris, en l'examinant, les traces d'une pensée intime, malgré la santé brillante qui éclatait sur son visage potelé. Il y avait chez elle un principe de remords ou d'espérance; son attitude annonçait un secret, comme celle des dévotes qui prient avec excès ou celle de la fille infanticide qui entend toujours le dernier cri de son enfant. Sa pose était cependant naïve et grossière, son niais sourire n'avait rien de criminel, et vous l'eussiez jugée inno­cente, rien qu'à voir le grand mouchoir à carreaux rouges et bleus qui recouvrait son buste vigoureux, encadré, serré, ficelé par une robe à raies blanches et violettes. Rosalie me paraissait située dans cette histoire romanesque comme la case qui se trouve au milieu d'un damier; elle était au centre même de l'intérêt et de la vérité; elle me semblait nouée dans le nœud. Ce ne fut plus une séduction ordinaire à tenter, il y avait dans cette fille le dernier chapitre d'un roman; aussi, dès ce moment Rosalie devint-elle l'objet de ma prédilection. A force d'étudier cette fille, je remarquai chez elle, comme chez toutes les femmes de qui nous faisons notre pensée principale, une foule de qualités: elle était propre, soigneuse; elle était belle, cela va sans dire; elle eut bientôt tous les attraits que notre désir prête aux femmes, dans quelque situation qu'elles puissent être.
37 - La Fausse maîtresse, 1842
Clémentine Laginska resta muette en examinant Adam. Les pieds presque tendus sur un coussin, la tête dans la position de celle d'un oiseau qui écoute au bord de son nid les bruits du bocage, elle eût paru ravissante à un homme blasé. Blonde et mince, les cheveux à l'anglaise, elle ressemblait alors à ces figures quasi fabuleuses des keepsakes, surtout vêtue de son peignoir en soie façon de perse, dont les plis touffus ne déguisaient pas si bien les trésors de son corps et la finesse de sa taille qu'on ne pût les admirer à travers ces voiles épais de fleurs et de broderies. En se croisant sur sa poitrine, l'étoffe aux brillantes couleurs laissait voir le bas du cou, dont les tons blancs contrastaient avec ceux d'une riche guipure appliquée sur les épaules. Les yeux, bordés de cils noirs, ajoutaient à l'expression de curiosité qui fronçait une jolie bouche. Sur le front bien modelé, l'on remarquait les rondeurs caractéristiques de la Parisienne volontaire, rieuse, instruite, mais inaccessible à des séductions vulgaires. Ses mains pendaient au bout de chaque bras de son fauteuil, presque transparentes. Ses doigts en fuseaux et retroussés du bout montraient des ongles, espèces d'amandes roses, où s'arrêtait la lumière. Adam souriait de l'impatience de sa femme et la regardait d'un oeil que la satiété conjugale ne tiédissait pas encore. Déjà cette petite comtesse fluette avait su se rendre maîtresse chez elle, car elle répondit à peine aux admirations d'Ada
m.
Malaga, tel est son nom de guerre, est forte, agile et souple. Pourquoi je la préfère à toutes les femmes du monde?... en vérité! je ne saurais le dire. Quand je la vois, ses cheveux noirs retenus par un bandeau de satin bleu flottant sur ses épaules olivâtres et nues, vêtue d'une tunique blanche à bordure dorée et d'un maillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vivante, les pieds dans des chaussons de satin éraillé, passant, des drapeaux à la main, aux sons d'une musique militaire, à travers un immense cerceau dont le papier se déchire en l'air, quand le cheval fuit au grand galop et qu'elle retombe avec grâce sur lui, applaudie, sans claqueurs, par tout un peuple... eh bien! ça m'émeut. - Plus qu’une belle femme au bal?... dit Clémentine avec une surprise provocante. - Oui, répondît Paz d'une voix étranglée. Cette admirable agilité, cette grâce constante dans un constant péril me paraissent le plus beau triomphe d'une femme...
38 - Albert Savarus, 1842
Enfin, il put voir Francesca, mais sans être vu par elle. La princesse était debout à deux pas du piano. Rodolphe, appuyé contre le chambranle de la porte, regarda la princesse en dardant sur elle ce regard fixe, persistant, attractif et chargé de toute la volonté humaine concentrée dans ce sentiment appelé désir, mais qui prend alors le caractère d'un violent commandement. La flamme de ce regard atteignit-elle Francesca? Francesca s’attendait-elle de moment en moment à voir Rodolphe? Au bout de quelques minutes, elle coula un regard vers la porte comme attirée par ce courant d'amour, et ses yeux, sans hésiter, se plongèrent dans les yeux de Rodolphe. Un léger frémissement agita ce magnifique visage et ce beau corps : la secousse de l'âme réagissait! Francesca rougî
t.
A dix-huit ans, mademoiselle de Watteville était une jeune fille frêle, mince, plate, blonde, blanche, et de la dernière insignifiance. Elle avait de belles mains, mais rouges, et le plus joli pied, un pied de châtelaine. Habituellement, elle portait des robes de simple cotonnade; mais le dimanche et les jours de fête sa mère lui permettait la soie. Les jours de gala, elle était vêtue d'une robe de mousseline, coiffée en cheveux, et avait des souliers en peau bronzée. Cette éducation et l'attitude modeste de Rosalie cachaient un caractère de fer. Mais ces qualités ou ces défauts, si vous voulez, étaient aussi profondément cachés dans cette âme de jeune fille, en apparence molle et débile, que les laves bouillantes le sont sous une colline avant qu'elle devienne un volcan.
46 - Le Curé de Village, 1841
A seize ans, elle fut entièrement développée, et se montra comme elle devait être. Elle avait une taille moyenne, ni son père ni sa mère n'étaient grands; mais ses formes se recommandaient par une souplesse gracieuse, par ces lignes serpentines si heureuses, si péniblement cherchées par les peintres, que la Nature trace d'elle-même si finement, et dont les moelleux contours se révèlent aux yeux des connaisseurs, malgré les linges et l'épaisseur des vêtements, qui se modèlent et se disposent toujours, quoi qu'on fasse, sur le nu. Vraie, simple, naturelle, Véronique mettait en relief cette beauté par des mouvements sans aucune affectation. Elle sortait son plein et entier effet, s'il est permis d'emprunter ce terme énergique à la langue judiciaire. Elle avait les bras charnus des Auvergnates, la main rouge et potelée d'une belle servante d'auberge, des pieds forts, mais réguliers, et en harmonie avec ses formes. Il se passait en elle un phénomène ravissant et merveilleux qui promettait à l'amour une femme cachée à tous les yeux (…) Sa beauté eût alors éclipsé celle des plus belles femmes. Quel charme pour un homme épris et jaloux que ce voile de chair qui devait cacher l'épouse à tous les regards, un voile que la main de l'amour lèverait et laisserait retomber sur les voluptés permises ! Véronique avait des lèvres parfaitement arquées qu'on aurait crues peintes en vermillon, tant y abondait un sang pur et chaud. Son menton et le bas de son visage étaient un peu gras, dans l'acception que les peintres donnent à ce mot, et cette forme épaisse est, suivant les lois impitoyables de la physiognomonie, l'indice d'une violence quasi morbide dans la passion. Elle avait au-dessus de son front, bien modelé, mais presque impérieux, un magnifique diadème de cheveux volumineux, abondants et devenus châtai
ns.
En 1820, il arriva, dans la vie simple et dénuée d'événements que menait Véronique, un accident qui n’eût pas eu d'importance chez toute autre jeune personne, mais qui peut-être exerça sur son avenir une horrible influence. Un jour de fête supprimée, qui restait ouvrable pour toute la ville, et pendant lequel les Sauviat fermaient boutique, allaient à l'église et se promenaient, Véronique passa, pour aller dans la campagne, devant l'étalage d'un libraire où elle vit le livre de Paul et Virginie. Elle eut la fantaisie de l'acheter à cause de la gravure, son père paya cent sous le fatal volume, et le mit dans la vaste poche de sa redingote. L'enfant passa la nuit à lire ce roman, l'un des plus touchants livres de la langue française. La peinture de ce mutuel amour, à demi biblique et digne des premiers âges du monde, ravagea le cœur de Véronique. La petite vierge enfouie dans la belle fille trouva le lendemain ses fleurs plus belles qu'elles ne l'étaient la veille, elle entendit leur langage symbolique, elle examina l'azur du ciel avec une fixité pleine d'exaltation; et des larmes roulèrent alors sans cause dans ses yeux. Dans la vie de toutes les femmes, il est un moment où elles comprennent leur destinée, où leur organisation jusque-là muette parle avec autorité; ce n'est pas toujours un homme choisi par quelque regard involontaire et furtif qui réveille leur sixième sens endormi; mais plus souvent peut-être un spectacle imprévu, l'aspect d'un site, une lecture, le coup d'œil d'une pompe religieuse, un concert de parfums naturels, une délicieuse matinée voilée de ses fines vapeurs, une divine musique aux notes caressantes, enfin quelque mouvement inattendu dans l'âme ou dans le corps. Chez cette fille solitaire, confinée dans cette noire maison, élevée par des parents simples, quasi rustiques, et qui n'avait jamais entendu de mot impropre, dont la candide intelligence n'avait jamais reçu la moindre idée mauvaise; chez l'angélique élève de la sœur Marthe et du bon vicaire de Saint-Etienne, la révélation de l'amour, qui est la vie de la femme, lui fut faite par un livre suave, par la main du Génie. Pour toute autre, cette lecture eût été sans danger; pour elle, ce livre fut pire qu'un livre obscène. La corruption est relative. Il est des natures vierges et sublimes qu'une seule pensée corrompt, elle y fait d'autant plus de dégâts que la nécessité d'une résistance n'a pas été prévue.
Graslin, son gendre d'élection, devait donc infailliblement épouser Véronique. Véronique eut tous les soirs un bouquet qui, le lendemain, parait son petit salon et qu'elle cachait aux voisins. Elle admira ces délicieux bijoux, ces perles, ces diamants, ces bracelets, ces rubis qui plaisent à toutes les filles d'Eve; elle se trouvait moins laide ainsi parée. Elle vit sa mère heureuse de ce mariage, et n'eut aucun terme de comparaison; elle ignorait d'ailleurs les devoirs, la fin du mariage; enfin elle entendit la voix solennelle du vicaire de Saint-Etienne lui vantant Graslin comme un homme d'honneur, avec qui elle mènerait une vie honorable. Véronique consentit donc à recevoir les soins de monsieur Graslin.
Véronique était simplement mise en mousseline blanche. Une assemblée assez imposante des femmes les plus distinguées de la ville attendait la noce à la cathédrale, où l'Evêque, connaissant la piété des Sauviat, daignait marier Véronique. La mariée fut trouvée généralement laide. Elle entra dans son hôtel, et y marcha de surprise en surprise. Un dîner d'apparat devait précéder le bal, auquel Graslin avait invité presque tout Limoges. (…) Ce fut pendant cette soirée que les deux anciens banquiers annoncèrent la fortune, immense en Limousin, donnée par le vieux Sauviat à sa fille. Dès neuf heures, le ferrailleur était allé se coucher chez lui, laissant sa femme présider au coucher de la mariée. Il fut dit dans toute la ville que madame Graslin était laide, mais bien faite.
Déjà proclamée laide, mais bien faite, elle fut alors regardée comme bonne, mais stupide. Elle apprenait tant de choses, elle avait tant à écouter et à voir, que son air, ses discours prêtèrent à ce jugement une apparence de justesse. Elle eut d'ailleurs une sorte de torpeur qui ressemblait au manque d'esprit. Le mariage, ce dur métier, disait-elle, pour lequel l'Église, le Code et sa mère lui avaient recommandé la plus grande résignation, la plus parfaite obéissance, sous peine de faillir à toutes les lois humaines et de causer d'irréparables malheurs, la jeta dans un étourdissement qui atteignit parfois à un délire vertigineux. Silencieuse et recueillie, elle s'écoutait autant qu'elle écoutait les autres. En éprouvant la plus violente difficulté d'être, selon l'expression de Fontenelle, et qui allait croissant, elle était épouvantée d'elle-même. La nature regimba sous les ordres de l'âme, et le corps méconnut la volonté.
Véronique maigrissait et devenait réellement laide. Ses yeux se fatiguèrent, ses traits grossirent, elle parut honteuse et gênée. Ses regards offrirent cette triste froideur, tant reprochée aux dévotes. Sa physionomie prit des teintes grises. Elle se traîna languissamment pendant cette première année de mariage, ordinairement si brillante pour les jeunes femmes. Aussi chercha-t-elle bientôt des distractions dans la lecture, en profitant du privilège qu'ont les femmes mariées de tout lire. Elle lut les romans de Walter Scott, les poèmes de lord Byron, les œuvres de Schiller et de Gœthe, enfin la nouvelle et l'ancienne littérature. Elle apprit à monter à cheval, à danser et à dessiner. Elle lava des aquarelles et des sépia, recherchant avec ardeur toutes les ressources que les femmes opposent aux ennuis de la solitude. Enfin elle se donna cette seconde éducation que les femmes tiennent presque toutes d'un homme, et qu'elle ne tint que d'elle-même. La supériorité d'une nature franche, libre, élevée comme dans un désert, mais fortifiée par la religion, lui avait imprimé une sorte de grandeur sauvage et des exigences auxquelles le monde de la province ne pouvait offrir aucune pâture. Tous les livres lui peignaient l'amour, elle cherchait une application à ses lectures, et n'apercevait de passion nulle part. L'amour restait dans son cœur à l'état de ces germes qui attendent un coup de soleil.
Ah! mon ami, je sens en moi des forces superbes, et malfaisantes peut-être, que rien ne peut humilier, que les plus durs commandements de la religion n'abattent point. En allant voir ma mère, et me trouvant seule dans la campagne, il me prend des envies de crier, et je crie. Il semble que mon corps est la prison où quelque mauvais génie retient une créature gémissant et attendant les paroles mystérieuses qui doivent briser une forme importune. Mais la comparaison n'est pas juste. Chez moi, n'est-ce pas au contraire le corps qui s'ennuie, si je puis employer cette expression.
L'Auvergnat se crut un excellent mari d'assister au dîner et au déjeuner préparés par les soins de sa femme; mais son inexactitude fut si grande, qu'il ne lui arriva pas dix fois par mois de commencer les repas avec elle; aussi par délicatesse exigea-t-il qu'elle ne l'attendît point. Néanmoins Véronique restait jusqu'à ce que Graslin fût venu, pour le servir elle-même, voulant au moins accomplir ses obligations d'épouse en quelque point visible, Jamais le banquier, à qui les choses du mariage étaient assez indifférentes, et qui n'avait vu que sept cent cinquante mille francs dans sa femme, ne s'aperçut des répulsions de Véronique. Insensiblement, il abandonna madame Graslin pour les affaires. Quand il voulut mettre un lit dans une chambre attenant à son cabinet, elle s'empressa de le satisfaire. Ainsi, trois ans après leur mariage, ces deux êtres mal assortis se retrouvèrent chacun dans leur sphère primitive, heureux l'un et l'autre d'y retourner.
Jean-François, alors âgé de vingt-cinq ans, était petit, mais bien fait. Ses cheveux crépus et durs, plantés assez bas, annonçaient une grande énergie. Ses yeux, d'un jaune clair et lumineux, se trouvaient trop rapprochés vers la naissance du nez, défaut qui lui donnait une ressemblance avec les oiseaux de proie. Il avait le visage rond et d'un coloris brun qui distingue les habitants du centre de la France. Un trait de sa physionomie confirmait une assertion de Lavater sur les gens destinés au meurtre, il avait les dents de devant croisées. Néanmoins sa figure présentait les caractères de la probité, d'une douce naïveté de mœurs ; aussi n'avait-il point semblé extraordinaire qu'une femme eût pu l'aimer avec passion. Sa bouche fraîche, ornée de dents d'une blancheur éclatante, était gracieuse. Le rouge des lèvres se faisait remarquer par cette teinte de minium qui annonce une férocité contenue, et qui trouve chez beaucoup d'êtres un champ libre dans les ardeurs du plaisir. Son maintien n'accusait aucune des mauvaises habitudes des ouvriers. Aux yeux des femmes qui suivirent les débats, il parut évident qu'une femme avait assoupli ces fibres accoutumées au travail, ennobli la contenance de cet homme des champs, et donné de la grâce à sa personne. Les femmes reconnaissent les traces de l'amour chez un homme, aussi bien que les hommes voient chez une femme si, selon un mot de la conversation, l'amour a passé par là.
47 - La Rabouilleuse, 1842
Un jour, en revenant de sa tournée, ce malicieux et vicieux vieillard aperçut une petite fille ravissante au bord des prairies dans l'avenue de Tivoli. Au bruit du cheval, l’enfant se dressa du fond d'un des ruisseaux qui, vus du haut d'Issoudun, ressemblent à des rubans d'argent au milieu d'une robe verte. Semblable à une naïade, la petite montra soudain au docteur une des plus belles têtes de Vierge que jamais un peintre ait pu rêver. Le vieux Rouget, qui connaissait tout le pays, ne connaissait pas ce miracle de beauté. La fille, quasi nue, portait une méchante jupe courte trouée et déchiquetée, en mauvaise étoffe de laine alternativement rayée de bistre et de blanc. Une feuille de gros papier attachée par un brin d'osier lui servait de coiffure. Dessous ce papier plein de bâtons et d'O, qui justifiait bien son nom de papier-écolier, était tordue et rattachée, par un peigne à peigner la queue des chevaux, la plus belle chevelure blonde qu'ait pu souhaiter une fille d'Eve. Sa jolie poitrine hâlée, son cou à peine couvert par un fichu en loques, qui jadis fut un madras, montrait des places blanches au-dessous du hâle. La jupe, passée entre les jambes, relevée à mi-corps et attachée par une grosse épingle, faisait assez l'effet d'un caleçon de nageur. Les pieds, les jambes, que l'eau claire permettait d'apercevoir, se recommandaient par une délicatesse digne de la statuaire au moyen âge. Ce charmant corps exposé au soleil avait un ton rougeâtre qui ne manquait pas de grâce. Le col et la poitrine méritaient d'être enveloppés de cachemire et de soie. Enfin, cette nymphe avait des yeux bleus garnis de cils dont le regard eût fait tomber à genoux un peintre et un poète. Le médecin, assez anatomiste pour reconnaître une taille délicieuse, comprit tout ce que les arts perdraient si ce charmant modèle se détruisait au travail des cham
ps.
48 - Un début dans la vie, 1842
- Zara est, comme on dit, une vilenie... - Oui, dit Georges, mais elle est fortifiée. - Parbleu! dit Schinner, les fortifications sont pour beaucoup dans mon aventure. A Zara, il se trouve beaucoup d'apothicaires, je me loge chez l'un d'eux. Dans les pays étrangers, tout le monde a pour principal métier de louer en garni, l'autre métier est un accessoire. Le soir, je me mets à mon balcon après avoir changé de linge. Or, sur le balcon d'en face, j'aperçois une femme, oh! mais une femme! une Grecque, c'est tout dire, la plus belle créature de toute la ville : des yeux fendus en amande, des paupières qui se dépliaient comme des jalousies, et des cils comme des pinceaux; un visage d'un ovale à rendre fou Raphaël, un teint d'un coloris délicieux, les teintes bien fondues, veloutées... des mains... oh!... - Qui n'étaient pas de beurre comme celles de la peinture de l'école de David, dit Mistigris. - Et un costume! le costume pur grec, reprit Schinner. Vous comprenez, me voilà incendié. Je questionne mon Diafoirus (2), il m'apprend que cette voisine se nomme Zéna. Je change de linge. Pour épouser Zéna, le mari, vieil infâme, a donné trois cent mille francs aux parents, tant était célèbre la beauté de cette fille vraiment la plus belle de toute la Dalmatie, Illyrie, Adriatique, etc. Dans ce pays-là, on achète sa femme, et sans voir (...) Il y a des nuits où mon sommeil est éclairé par les yeux de Zéna, reprit Schinner. Ce jeune premier de mari avait soixante-sept ans. Bon! Mais il était jaloux non pas comme un tigre, car on dit des tigres qu’ils sont jaloux comme un Dalmate, et mon homme était pire qu’un Dalmate, il valait trois
Dalmates et demi.
« Jamais, me dit le petit Diafoirus, il ne quitte sa femme. - Si elle pouvait avoir besoin de votre ministère, je vous remplacerais déguisé; c'est un tour qui a toujours du succès dans nos pièces de théâtre », lui répondis-je. Il serait trop long de vous peindre le plus délicieux temps de ma vie, à savoir, les trois jours que j’ai passés à ma fenêtre, échangeant des regards avec Zéna et changeant de linge tous les matins. C'était d'autant plus violemment chatouilleux que les moindres mouvements étaient significatifs et dangereux. Enfin Zéna jugea, sans doute, qu'un étranger, un Français, un artiste était, seul au monde, capable de lui faire les yeux doux au milieu des abîmes qui l'entouraient; et, comme elle exécrait son affreux pirate, elle répondait à mes regards par des oeillades à enlever un homme dans le cintre du paradis sans poulies. J'arrivais à la hauteur de Don Quichotte. Je m'exalte, je m'exalte!
Amoureux de sa femme avant de l'épouser, cette passion avait résisté chez le comte à tous les malheurs intimes de son mariage avec une veuve, toujours maîtresse d'elle-même avant comme après sa seconde union, et qui jouissait d'autant plus de sa liberté, que M. de Sérisy avait pour elle l'indulgence d'une mère pour un enfant gâté. Ses constants travaux lui servaient de bouclier contre des chagrins de cœur ensevelis avec ce soin que savent prendre les hommes politiques pour de tels secrets. Il comprenait d'ailleurs combien eût été ridicule sa jalousie aux yeux du monde qui n'eût guère admis une passion conjugale chez un vieil administrateur. Comment, dès les premiers jours de son mariage, fut-il fasciné par sa femme? Comment souffrit-il d'abord sans se venger? Comment n'osa-t-il plus se venger? Comment laissa-t-il le temps s'écouler, abusé par l'espérance? Par quels moyens une femme jeune, jolie et spirituelle l'avait-elle mis en servage? La réponse à toutes ces questions exigerait une longue histoire qui nuirait au sujet de cette scène, et que, sinon les hommes, du moins les femmes pourront entrevoir. Remarquons cependant que les immenses travaux et les chagrins du comte avaient contribué malheureusement à le priver des avantages nécessaires à un homme pour lutter contre de dangereuses comparaisons. Aussi le plus affreux des malheurs secrets du comte était-il d'avoir donné raison aux répugnances de sa femme par une maladie uniquement due à ses excès de travail. Bon, et même excellent pour la comtesse, il la laissait maîtresse chez elle; elle recevait tout Paris, elle allait à la campagne, elle en revenait, absolument comme si elle eût été veuve; il veillait à sa fortune et fournissait à son luxe, comme l'eût fait un intendant. La comtesse avait pour son mari la plus grande estime, elle aimait même sa tournure d'esprit; elle savait le rendre heureux par son approbation: aussi faisait-elle tout ce qu'elle voulait de ce pauvre homme en venant causer une heure avec lui. Comme les grands seigneurs d'autrefois, le comte protégeait si bien sa femme, que porter atteinte à sa considération eût été lui faire une injure impardonnable. Le monde admirait beaucoup ce caractère, et Mme de Sérisy devait immensément à son mari. Toute autre femme, quand même elle eût appartenu à une famille aussi distinguée que celle des Ronquerolles, aurait pu se voir à jamais perdue.
Cette femme, célèbre sous le Directoire par ses liaisons avec un des cinq rois du moment, épousa, par cette toute-puissante protection, un fournisseur qui gagna des millions, et que Napoléon ruina en 1802. Cet homme, nommé Husson, devint fou de son passage subit de l'opulence à la misère, il se jeta dans la Seine en laissant la belle Mme Husson grosse. Agée de vingt-deux ans, Mme Husson épousa, dans sa détresse, un employé nommé Clapart, jeune homme de vingt-sept ans, qui donnait, comme on dit, des espérances (...)
Malgré cette puissante protection, Clapart ne put jamais avancer, sa nullité se laissait trop promptement voir. Ruinée en 1815 par la chute de l'Empereur, la brillante Aspasie du Directoire resta sans autres ressources qu'une place de douze cents francs d'appointements qu'on eut pour Clapart, par le crédit du comte de Sérisy, dans les Bureaux de la Ville de Paris. (…) Après avoir langui pendant quelques jours, tant elle fut vivement atteinte par ces catastrophes, Mme Clapart se laissa dévorer par certains remords qui saisissent les mères dont la conduite a été jadis légère et qui dans leur vieillesse inclinent au repentir. Elle se considéra comme une créature maudite. Elle attribua les misères de son second mariage et les malheurs de son fils à une vengeance de Dieu qui lui faisait expier les fautes et les plaisirs de la jeunesse. Cette opinion fut bientôt une certitude pour elle. La pauvre mère alla se confesser, pour la première fois depuis quarante ans, au vicaire de Saint-Paul, l'abbé Gaudron, qui la jeta dans les pratiques de la dévotion. Mais une âme aussi maltraitée et aussi aimante que celle de Mme Clapart devait devenir simplement pieuse. L'ancienne Aspasie du Directoire voulut racheter ses péchés pour attirer les bénédictions de Dieu sur la tête de son pauvre Oscar, elle se voua donc bientôt aux exercices et aux œuvres de la piété la plus vive.
- Le pacha m'a donné un sérail... - Vous avez un sérail? dit Oscar. - Etiez-vous pacha à beaucoup de queues? demanda Mistigris. - Comment ne savez-vous pas, reprit George, qu'il n'y a que le sultan qui fasse des pachas, et que mon ami Tébélen, car nous étions amis comme Bourbons, se révoltait contre le Padischa! Vous savez, vous ne savez pas que le vrai nom du Grand-Seigneur est Padischa, et non pas Grand-Turc ou Sultan. Ne croyez pas que ce soit grand-chose, un sérail. Autant avoir un troupeau de chèvres. Ces femmes-là sont bien bêtes, et j'aime cent fois mieux les grisettes de la Chaumière, à Montparnasse. - C'est plus près, dit le comte de Sérisy. - Les femmes de sérail ne savent pas un mot de français, et la langue est indispensable pour s'entendre. Ali m'a donné cinq femmes légitimes et dix esclaves. A Janina, c'est comme si je n'avais rien eu. Dans l'Orient, voyez-vous, avoir des femmes, c'est très mauvais genre, on en a comme nous avons ici Voltaire et Rousseau; mais qui jamais ouvre son Voltaire ou son Rousseau? Personne. Et cependant le grand genre est d'être jaloux. On coud une femme dans un sac et on la jette à l'eau sur un simple soupçon, d'après un article de leur code. - En avez-vous jeté? demanda le fermier. - Moi, fi donc, un Français! je les ai aimées. » Là-dessus Georges refrisa, retroussa ses moustaches et prit un air rêveur.
« Vous aimez les arts, peut-être les cultivez-vous avec succès, madame? dit Joseph Bridau. - Non. Sans être négligée, mon éducation a été purement commerciale; mais j'ai un si profond et si délicat sentiment des arts, que M. Schinner me priait toujours de venir, quand il avait fini un morceau, pour lui donner mon avis. - Comme Molière consultait Laforêt », dit Mistigris. Sans savoir que Laforêt fût une servante, Mme Moreau répondit par une attitude penchée qui montrait que, dans son ignorance, elle acceptait ce mot comme un compliment. « Comment ne vous a-t-il pas offert de vous croquer? dit Bridau. Les peintres sont assez friands de belles personnes. - Qu'entendez-vous par ces paroles? fit Mme Moreau sur la figure de laquelle se peignit le courroux d'une reine offensée. - On appelle, en termes d'atelier, croquer une tête, en prendre une esquisse, dit Mistigris d'un air insinuant, et nous ne demandons à croquer que les belles têtes. De là le mot : Elle est jolie à croquer! - J'ignorais l'origine de ce terme, répondit-elle, en lançant à Mistigris une œillade pleine de douceur. - Mon élève, dit Bridau, monsieur Léon de Lora montre beaucoup de disposition pour le portrait. Il serait trop heureux, belle dame, de vous laisser un souvenir de notre passage ici en peignant votre charmante tête. » Joseph Bridau fit un signe à Mistigris, comme pour dire: « Allons, pousse ta pointe ! Elle n'est pas déjà si mal cette femme. » A ce coup d'œil, Léon de Lora se glissa sur le canapé, près d'Estelle, et lui prit une main qu'elle se laissa prendre. « Oh! si pour faire une surprise à votre époux, madame, vous vouliez me donner quelques séances en secret, je tâcherais de me surpasser. Vous êtes si belle, si fraîche, si charmante!. .. Un homme sans talent deviendrait un génie en vous ayant pour modèle! On puiserait dans vos yeux tant de ... - Puis, nous peindrons vos chers enfants dans les arabesques, dit Joseph en interrompant Mistigris. - J'aimerais mieux les avoir dans mon salon; mais ce serait indiscret, reprit-elle en regardant Bridau d'un air coquet. La beauté, madame, est une souveraine que les peintres adorent, et qui a sur eux bien des droits. « Ils sont charmants, pensa Mme Moreau. Aimez-vous la promenade le soir, après dîner, en calèche, dans les bois? - Oh! oh! oh! oh! oh! fit Mistigris à chaque circonstance et sur des tons extatiques; mais Presles sera le paradis terrestre? - Avec une Eve, une blonde, une jeune et ravissante femme », ajouta Bridau.
Cette comtesse de Las Florentinas y Cabirolos était tout bonnement Mlle Agathe-Florentine Cabirolle, première danseuse du théâtre de la Gaîté, chez qui l'oncle Cardot chantait la Mère Godichon. Un an après la perte très réparable de feu Mme Cardot, l'heureux négociant rencontra Florentine au sortir de la classe de Coulon. Éclairé par la beauté de cette fleur chorégraphique, Florentine avait alors treize ans, le marchand retiré la suivit jusque dans la rue Pastourelle, où il eut le plaisir d'apprendre que le futur ornement du Ballet devait le jour à une simple portière. En quinze jours, la mère et la fille établies rue de Crussol y connurent une modeste aisance. Ce fut donc à ce protecteur des arts, selon la phrase consacrée, que le Théâtre dut ce jeune talent. Ce généreux Mécène rendit alors ces deux créatures presque folles de joie en leur offrant un mobilier d'acajou, des tentures, des tapis et une cuisine montée; il leur permit de prendre une femme de ménage, et leur apporta deux cent cinquante francs par mois. Le père Cardot, orné de ses ailes de pigeon, parut alors être un ange, et fut traité comme devait l'être un bienfaiteur. Pour la passion du bonhomme, ce fut l'âge d'or.
De 1820 à 1823, Florentine acquit l'expérience dont doivent jouir toutes les danseuses de dix-neuf à vingt ans. Ses amies furent les illustres Mariette et Tullia, deux Premiers Sujets de l'Opéra; Florine, puis la pauvre Coralie, si tôt ravie aux arts, à l'amour et à Camusot. Comme le petit père Cardot avait acquis de son côté cinq ans de plus, il était tombé dans l'indulgence de cette demi-paternité que conçoivent les vieillards pour les jeunes talents qu'ils ont élevés et dont les succès sont devenus les leurs. D'ailleurs où et comment un homme de soixante-huit ans eût-il refait un attachement semblable, retrouvé de Florentine qui connût si bien ses habitudes et chez laquelle il pût chanter avec ses amis La Mère Godichon. Le petit père Cardot se trouva donc sous un joug à demi conjugal et d'une force irrésistible. Ce fut l'âge d'airain.
Georges Marest, riche de trente mille livres de rente, beau garçon, courtisait florentine. Toutes les danseuses ont la prétention d'aimer comme les aiment leurs protecteurs, d'avoir un jeune homme qui les mène à la promenade et leur arrange de folles parties de campagne. Quoique désintéressée, la fantaisie d'un Premier Sujet est toujours une passion qui coûte quelques bagatelles à l'heureux mortel choisi. C’est les diners chez les restaurateurs, les loges au spectacle, les voitures pour aller aux environs de Paris et pour en revenir, des vins exquis consommés à profusion, car les danseuses vivent comme vivaient autrefois les athlètes. Georges s'amusait comme s'amusent les jeunes gens qui passent de la discipline paternelle à l'indépendance, et la mort de son oncle, en doublant presque sa fortune, changeait ses idées.
Les clercs voletaient encore dans le ciel meublé de fantaisies où l'Ivresse enlève les jeunes gens, quand leur amphitryon les introduisit au milieu des salons de Florentine. Là, scintillaient des princesses de théâtre qui, sans doute instruites de la plaisanterie de Frédéric, s'amusaient à singer les femmes comme il faut. On prenait alors des glaces. Les bougies allumées faisaient flamber les candélabres. Les laquais de Tullia, de Mme du Val-Noble et de Florine, tous en grande livrée, servaient des friandises sur des plateaux d'argent. Les tentures, chefs-d'œuvre de l'industrie lyonnaise, rattachées par des cordelières d'or, étourdissaient les regards. Les fleurs des tapis ressemblaient à un parterre. Les plus riches babioles, des curiosités papillotaient aux yeux. Dans le premier moment et dans l'état où Georges les avait mis, les clercs et surtout Oscar crurent à la marquise de Las Florentinas y Cabirolos. L'or reluisait sur quatre tables de jeu dressées dans la chambre à coucher. Dans le salon, les femmes s'adonnaient à un vingt-et-un tenu par Nathan, le célèbre auteur. Après avoir erré, gris et presque endormis, sur les sombres boulevards extérieurs, les clercs se réveillaient donc dans un vrai palais d'Armide. Oscar, présenté par Georges à la prétendue marquise, resta tout hébété, ne reconnaissant pas la danseuse de la Gaîté dans cette femme aristocratiquement décolletée, enrichie de dentelles, presque semblable à une vignette de keepsake, et qui le reçut avec des grâces et des façons sans analogie dans le souvenir ou dans l'imagination d'un clerc tenu si sévèrement. Après avoir admiré toutes les richesses de cet appartement, les belles femmes qui s'y gaudissaient, et qui toutes avaient fait assaut de toilette entre elles pour l'inauguration de cette splendeur, Oscar fut pris par la main et conduit par Florentine à la table du vingt-et-un. « Venez, que je vous présente à la belle marquise d'Anglade, une de mes amies ... » Et elle mena le pauvre Oscar à la jolie Fanny Beaupré qui remplaçait depuis deux ans feu Coralie dans les affections de Camusot. Cette jeune actrice venait de se faire une réputation dans un rôle de marquise d'un mélodrame de la Porte-Saint-Martin, intitulé La Famille d'Anglade, un succès du temps.
49 - La Fausse maîtresse, 1842
Clémentine Laginska resta muette en examinant Adam. Les pieds presque tendus sur un coussin, la tête dans la position de celle d'un oiseau qui écoute au bord de son nid les bruits du bocage, elle eût paru ravissante à un homme blasé. Blonde et mince, les cheveux à l’anglaise ressemblait alors à ces figures quasi fabuleuses des keepsakes, surtout vêtue de son peignoir en soie façon de Perse, dont les plis touffus ne déguisaient pas si bien les trésors de corps et la finesse de la taille qu'on ne pût les admirer à travers ces voiles épais de fleurs et de broderies. En se croisant sur sa poitrine, l’étoffe aux brillantes couleurs laissait voir le bas du cou, dont les tons blancs contrastaient avec ceux d'une riche guipure appliquée sur épaules. Les yeux, bordés de cils noirs, ajoutaient à l'expression de curiosité qui fronçait une jolie bouche. Sur le front bien modelé, l'on remarquait les rondeurs caractéristiques de la Parisienne volontaire, rieuse, instruite mais inaccessible à des séductions vulgaires. Ses mains pendaient au bout de chaque bras de son fauteuil, presque transparentes. Ses doigts en fuseaux et retroussés du bout montraient des ongles, espèces d'amandes roses, où s'arrêtait la lumière. Adam souriait de l'impatience de sa femme, et la regardait d'un œil que la satiété conjugale ne tiédissait pas encore. Déjà cette petite comtesse fluette avait su se rendre maîtresse chez elle, car elle répondit à peine aux admirations d'Adam. Dans ses regards jetés à la dérobée sur lui, peut-être y avait-il déjà la conscience de la supériorité d'une Parisienne sur ce Polonais mièvre, maigre et rou
ge.
Par une matinée, Clémentine se donnait l'air de réfléchir, étalée sur une de ces méridiennes merveilleuses d'où l'on ne peut pas se lever, tant le tapissier qui les inventa sut saisir les rondeurs de la paresse et les aises du farl niente. Les portes de la serre ouvertes laissaient pénétrer les odeurs de la végétation et les parfums du tropique. La jeune femme regardait Adam fumant devant elle un élégant narguilé, la seule manière de fumer qu'elle eût permise dans cet appartement.
Le comte et la comtesse venaient de déjeuner, le ciel offrait une nappe d'azur sans le moindre nuage, le mois d'avril finissait. Ce ménage comptait deux ans de bonheur, et Clémentine avait depuis deux jours seulement découvert dans sa maison quelque chose qui ressemblait à un secret, à un mystère. Le Polonais, disons-le encore à sa gloire, est généralement faible devant la femme; il est si plein de tendresse pour elle, qu'il lui devient inférieur en Pologne; et quoique les Polonaises soient d'admirables femmes, le Polonais est encore plus promptement mis en déroute par une Parisienne.
50 - Les Mémoires de deux jeunes mariées, 1842
Nous menons la vie dissipée, et néanmoins pleine, des gens heureux. Les jours nous semblent toujours trop courts. Le monde, qui m'a revue déguisée en femme, a trouvé la baronne de Macumer beaucoup plus jolie que Louise de Chaulieu: l'amour heureux a son fard. Quand, par un beau soleil et par une belle gelée de janvier, alors que les arbres des Champs-Elysées sont fleuris de grappes blanches étoilées, nous passons, Felipe et moi, dans notre coupé, devant tout Paris, réunis là où nous étions séparés l'année dernière, il me vient des pensées par milliers et j'ai peur d'être un peu trop insolente, comme tu le pressentais dans ta dernière lett
re.
Si j'ignore les joies de la maternité, tu me les diras, et je serai mère par toi; mais il n'y a, selon moi, rien de comparable aux voluptés de l'amour. Tu vas me trouver bien bizarre; mais voici dix fois en dix mois que je me surprends à désirer de mourir à trente ans, dans toute la splendeur de la vie, dans les roses de l'amour, au sein des voluptés, de m'en aller rassasiée, sans mécompte, ayant vécu dans ce soleil en plein dans l'éther, et même un peu tuée par l'amour, n'ayant rien perdu de ma couronne, pas même une feuille, et gardant toutes mes illusions. Songe donc ce que c'est que d'avoir un coeur jeune dans un vieux corps, de trouver les figures muettes, froides, là où tout le monde, même les indifférents, nous souriait, d'être enfin une femme respectable... Mais c'est un enfer anticipé. Nous avons eu, Felipe et moi, notre première querelle à ce sujet. Je voulais qu'il eût la force de me tuer à trente ans, pendant mon sommeil, sans que je m'en doutasse, pour me faire entrer d'un rêve dans un autre.
Oh j'ai bien étudié l'amour, mon ange, et j'ai jeté plus d'une fois la sonde dans les gouffres de mon coeur. Après t'avoir bien examinée, je puis te le dire : tu n'aimes pas. Oui, chère reine de Paris, de même que les reines, tu désireras être traitée en grisette, tu souhaiteras être dominée, entraînée par un homme fort qui, au lieu de t'adorer, saura te meurtrir le bras en te le saisissant au milieu d'une scène de jalousie. Macumer t'aime trop pour pouvoir jamais soit te réprimander, soit te résister. Un seul de tes regards, une seule de tes paroles d'enjôleuse fait fondre le plus fort de ses vouloirs. Tôt ou tard, tu le mépriseras de ce qu'il t'aime trop. Hélas il te gâte, comme je te gâtais quand nous étions au couvent, car tu es une des plus séduisantes femmes et un des esprits les plus enchanteurs qu'on puisse imaginer. Tu es vraie surtout, et souvent le monde exige, pour notre propre bonheur, des mensonges auxquels tu ne descendras jamais. Ainsi le monde demande qu'une femme ne laisse point voir l'empire qu'elle exerce sur son mari. Socialement parlant, un mari ne doit pas plus paraître l'amant de sa femme quand il l'aime en amant, qu'une épouse ne doit jouer le rôle d'une maîtresse. Or, vous manquez tous deux à cette loi. Mon enfant, d'abord ce que le monde pardonne le moins en le jugeant d'après ce que tu m'en as dit, c'est le bonheur, on doit le lui cacher; mais ceci n'est rien. Il existe entre amants une égalité qui ne peut jamais, selon moi, apparaître entre une femme et son mari, sous peine d'un renversement social et sans des malheurs irréparables. Un homme nul est quelque chose d'effroyable; mais il y a quelque chose de pire, c'est un homme annulé. Dans un temps donné tu auras réduit Macumer à n'être que l'ombre d'un homme il n'aura plus sa volonté, il ne sera plus lui-même, mais une chose façonnée à ton usage; tu te le seras si bien assimilé, qu'au lieu d'être deux, il n'y aura plus qu'une personne dans votre ménage, et cet être-là sera nécessairement incomplet; tu en souffriras, et le mal sera sans remède quand tu daigneras ouvrir les yeux. Oh ! chère, tu es, comme te le disait ta mère, une folle courtisane.
Mon ange, quand cet homme sera sans forces, quand il aura trouvé la satiété dans le plaisir, quand il se sentira, je ne dis pas avili, mais sans sa dignité devant toi, les reproches que lui fera sa conscience lui donneront une sorte de remords, pour toi par cela même que tu te sentiras coupable. Enfin tu finiras par mépriser celui que tu ne te seras pas habituée à respecter. Songes-y. Le mépris chez la femme est la première forme que prend sa haine. Comme tu es noble de coeur, tu te souviendras toujours des sacrifices que Felipe t'aura faits; mais il n'aura plus à t'en faire après s'être en quelque sorte servi lui-même dans ce premier festin, et malheur à l'homme comme à la femme qui ne laissent rien à souhaiter !
Mon cher Abencérage est tombé à mes pieds en te traitant de radoteuse il m'a emmenée au balcon du palais où nous sommes, et d'où nous voyons une partie de Rome : là, son langage a été digne de la scène qui s'offrait à nos yeux; car il faisait un superbe clair de lune. Comme nous savons déjà l'italien, son amour, exprimé dans cette langue si molle et si favorable à la passion, m'a paru sublime. Il m'a dit que, quand même tu serais prophète, il préférait une nuit heureuse ou l'une de nos délicieuses matinées à toute une vie. A ce compte, il avait déjà vécu mille ans. Il voulait que je restasse sa maîtresse, et ne souhaitait pas d'autre titre que celui de mon amant. Il est si fier et si heureux de se voir chaque jour le préféré que, si Dieu lui apparaissait et lui donnait à opter entre vivre encore trente ans selon ta doctrine et avoir cinq enfants, ou n'avoir plus que cinq ans de vie en continuant nos chères amours fleuries, son choix serait fait : il aimerait mieux être aimé comme je l'aime et mourir.
Macumer n'a pas eu de voix pour me répondre, il fondait en larmes. Maintenant, je te remercie, ma Renée; je ne savais pas combien je suis aimée de mon beau, de mon royal Macumer. Rome est la ville où l'on aime. Quand on a une passion, c'est là qu il faut aller en jouir : on a les arts et Dieu pour complices.
P.S. Chère imbécile, ta lettre montre bien que tu ne connais l'amour qu'en idée. Sache donc que l'amour est un principe dont tous les effets sont si dissemblables qu'aucune théorie ne saurait les embrasser ni les régenter. Ceci est pour mon petit docteur en corset.
Le sentiment de mes fautes m'accable et c'est une amère consolation que de te les confier; pauvre Cassandre inécoutée. Je l'ai tué par mes exigences, par mes jalousies hors de propos, par mes continuelles tracasseries. Mon amour était d'autant plus terrible que nous avions une exquise et même sensibilité, nous parlions le même langage, il comprenait admirablement tout, et souvent ma plaisanterie allait, sans que je m'en doutasse, au fond de son coeur. Tu ne saurais imaginer jusqu'où ce cher esclave poussait l'obéissance : je lui disais parfois de s'en aller et de me laisser seule, il sortait sans discuter une fantaisie de laquelle peut-être il souffrait. Jusqu'à son dernier soupir il m'a bénie, en me répétant qu'une seule matinée, seul à seule avec moi, valait plus pour lui qu'une longue vie avec une autre femme aimée…,
Et pas d'enfant de lui. Cet intarissable amour qui me souriait toujours, qui n'avait que des fleurs et des joies à me verser, cet amour fut stérile. Je suis une créature maudite L'amour pur et violent comme il est quand il est absolu serait-il donc aussi infécond que l'aversion, de même que l'extrême chaleur des sables du désert et l'extrême froid du pôle empêchent toute existence ? Dieu serait-il jaloux de l'amour ? Je déraisonne.
Un silence de deux années a piqué ta curiosité, tu me demandes pourquoi je ne t'ai pas écrit; mais, ma chère Renée, il n'y a ni phrases, ni mots, ni langage pour exprimer mon bonheur : nos âmes ont la force de le soutenir, voilà tout en deux mots. Nous n’avons point le moindre effort à faire pour être heureux, nous nous entendons en toutes choses. En trois ans, il n'y a pas eu la moindre dissonance dans ce concert, le moindre désaccord d'expression dans nos sentiments, la moindre différence dans les moindres vouloirs. Enfin, ma chère, il n'est pas une de ces mille journées qui n'ait porté son fruit particulier, pas un moment que la fantaisie n'ait rendu délicieux. Non seulement notre vie, nous en avons la certitude, ne sera jamais monotone, mais encore elle ne sera peut-être jamais assez étendue pour contenir les poésies de notre amour, fécond comme la nature, varié comme elle. Non, pas un mécompte ! Nous nous plaisons encore bien mieux qu'au premier jour, et nous découvrons de moments en moments de nouvelles raisons de nous aimer. Nous nous promettons tous les soirs, en nous promenant après le dîner, d'aller à Paris par curiosité, comme on dit : J'irai voir la Suisse.
Nous restons au lit, nous déjeunons dans notre chambre; midi vient, il fait chaud, on se permet une petite sieste; puis il me demande de me laisser regarder, et il me regarde absolument comme si j’étais un tableau; il s'abîme en cette contemplation, qui, tu le devines, est réciproque. Il nous vient alors l'un à l'autre des larmes aux yeux; nous pensons à notre bonheur et nous tremblons. Je suis toujours sa maîtresse, c'est-à-dire que je parais aimer moins que je ne suis aimée. Cette tromperie est délicieuse. Il y a tant de charme pour nous autres femmes à voir le sentiment l'emporter sur le désir, à voir le maître encore timide s'arrêter là où nous souhaitons qu'il reste! Tu m'as demandé de te dire comment il est, mais, ma Renée, il est impossible de faire le portrait d'un homme qu'on aime, on ne saurait être dans le vrai. Puis, entre nous, avouons-nous sans pruderie un singulier et triste effet de nos moeurs : il n'y a rien de si différent que l'homme du monde et l'homme de l'amour; la différence est si grande que l'un ne peut ressembler en rien à l'autre. Celui qui prend les poses les plus gracieuses du plus gracieux danseur pour nous dire au coin d'une cheminée, le soir, une parole d'amour, peut n'avoir aucune des grâces secrètes que veut une femme. Au rebours, un homme qui paraît laid, sans manières, mal enveloppé de drap noir, cache un amant qui possède l'esprit de l'amour, et qui ne sera ridicule dans aucune de ces positions où nous-mêmes nous pouvons périr avec toutes nos grâces extérieures. Rencontrer chez un homme un accord mystérieux entre ce qu'il paraît être et ce qu'il est, en trouver un qui dans la vie secrète du mariage ait cette grâce innée qui ne se donne pas, qui ne s'acquiert point, que la statuaire antique a déployée dans les mariages voluptueux et chastes de ses statues, cette innocence du laisser-aller que les anciens ont mise dans leurs poèmes, et qui dans le déshabillé paraît avoir encore des vêtements pour les âmes, tout cet idéal qui ressort de nous-mêmes et qui tient au monde des harmonies, qui sans doute est le génie des choses; enfin cet immense problème cherché par l'imagination de toutes les femmes, eh ! bien, Gaston en est la vivante solution. Ah chère, je ne savais pas ce que c'était que l'amour, la jeunesse, l'esprit et la beauté réunis. Mon Gaston n'est jamais affecté, sa grâce est instinctive, elle se développe sans efforts. Quand nous marchons seuls dans les bois, sa main passée autour de ma taille, la mienne sur son épaule, son corps tenant au mien, nos têtes se touchant, nous allons d'un pas égal, par un mouvement uniforme et si doux, si bien le même, que pour des gens qui nous verraient passer, nous paraîtrions un même être glissant sur le sable des allées, à la façon des immortels d'Homère. Cette harmonie est dans le désir, dans la pensée, dans la parole. Quelquefois, sous la feuillée encore humide d'une pluie passagère, alors qu'au soir les herbes sont d'un vert lustré par l'eau, nous avons fait des promenades entières sans nous dire un seul mot, écoutant le bruit des gouttes qui tombaient, jouissant des couleurs rouges que le couchant étalait aux cimes ou broyait sur les écorces grises. Certes alors nos pensées étaient une prière secrète, confuse, qui montait au ciel comme une excuse de notre bonheur. Quelquefois nous nous écrions ensemble, au même moment, en voyant un bout d'allée qui tourne brusquement, et qui, de loin, nous offre de délicieuses images. Si tu savais ce qu'il y a de miel et de profondeur dans un baiser presque timide qui se donne au milieu de cette sainte nature... c'est à croire que Dieu ne nous a faits que pour le prier ainsi. Et nous rentrons toujours plus amoureux l'un de l'autre. Cet amour entre deux époux semblerait une insulte à la société dans Paris, il faut s'y livrer comme des amants, au fond des bois.
Ma vie, pleine de plaisirs, te paraîtrait d'ailleurs excessivement laborieuse. D'abord, ma chère, apprends que Louise-Armande-Marie de Chaulieu fait elle-même sa chambre. Je ne souffrirais jamais que des soins mercenaires, qu'une femme ou une fille étrangère s'initiassent (femme littéraire !) aux secrets de ma chambre. Ma religion embrasse les moindres choses nécessaires à son culte. Ce n'est pas jalousie, mais bien respect de soi-même. Aussi ma chambre est-elle faite avec le soin qu'une jeune amoureuse peut prendre de ses atours. Je suis méticuleuse comme une vieille fille. Mon cabinet de toilette, au lieu d'être un tohu-bohu, est un délicieux boudoir. Mes recherches ont tout prévu. Le maître, le souverain peut y entrer en tout temps; son regard ne sera point affligé, étonné ni désenchanté : fleurs, parfums, élégance, tout y charme la vue. Pendant qu'il dort encore, le matin, au jour, sans qu'il s'en soit encore douté, je me lève, je passe dans ce cabinet où, rendue savante par les expériences de ma mère, j'enlève les traces du sommeil avec des lotions d'eau froide. Pendant que nous dormons, la peau, moins excitée, fait mal ses fonctions; elle devient chaude, elle a comme un brouillard visible à l'oeil des cirons, une sorte d'atmosphère. Sous l'éponge qui ruisselle, une femme sort jeune fille. Là peut-être est l'explication du mythe de Vénus sortant des eaux.
L'eau me donne alors les grâces piquantes de l'aurore; je me peigne, me parfume les cheveux; et, après cette toilette minutieuse, je me glisse comme une couleuvre, afin qu'à son réveil, le maître me trouve pimpante comme une matinée de printemps. Il est charmé par cette fraîcheur de fleur nouvellement éclose, sans pouvoir s'expliquer le pourquoi. Plus tard, la toilette de la journée regarde alors ma femme de chambre, et a lieu dans un salon d'habillement. Il y a, comme tu le penses, la toilette du coucher. Ainsi, j'en fais trois pour monsieur mon époux, quelquefois quatre; mais ceci, ma chère, tient à d'autres mythes de l'antiquité.
J'ai trente ans bientôt, et à cet âge une femme commence de terribles lamentations intérieures. Si je suis belle encore, j'aperçois les limites de la vie féminine; après, que deviendrai-je ? Quand j'aurai quarante ans, il ne les aura pas, il sera jeune encore, et je serai vieille. Lorsque cette pensée pénètre dans mon coeur, je reste à ses pieds une heure, en lui faisant jurer, quand il sentira moins d'amour pour moi, de me le dire à l'instant. Mais c'est un enfant, il me le jure comme si son amour ne devait jamais diminuer, et il est si beau que... tu comprends ! je le crois. Adieu, cher ange, serons-nous encore pendant des années sans nous écrire ? Le bonheur est monotone dans ses expressions; aussi peut être est-ce à cause de cette difficulté que Dante paraît plus grand aux âmes aimantes dans son Paradis que dans son Enfer. Je ne suis pas Dante, je ne suis que ton amie, et tiens à ne pas t'ennuyer. Toi, tu peux m'écrire, car tu as dans tes enfants un bonheur varié qui va croissant, tandis que le mien...
51 - Honorine. 1843
Monsieur l’abbé prêche pour son saint, car c’est Jésus-Christ qui a crée l’adultère… En Orient, berceau de l’humanité, la femme ne fut qu’un plaisir, et y fuit alors une chose ; on ne lui demandait pas d’autres vertus que l’obéissance et la beauté. En mettant l’âme au dessus du corps, la famille européenne moderne, fille de Jésus, a inventé le mariage indissoluble, elle en a fait un sacrement. L’amour ne se décrète p
as.
Elevée par ma mère, Honorine s’éveillait alors à la vie…Elle entrevoyait son avenir comme une fête perpétuelle ; innocente et pure, aucun délire n’avait troublé son sommeil… Elle ne cherchait même pas le secret de ses émotions involontaires par un beau jour de printemps. Enfin, elle se sentait faible, destinée à l’obéissance, et attendait le mariage sans le désirer. Sa rieuse imagination ignorait la corruption, peut-être nécessaire, que la littérature inocule par la peinture des passions ; elle ne savait rien du monde et ne connaissait aucun des dangers de la société.
Quand j’eus vingt-six ans, et Honorine dix-neuf, nous nous mariâmes.
J’allai dans le monde, j’initiai ma femme à la vie sociale, et je regardai comme un de mes devoirs de l’instruire. J’ai reconnu plus tard que les mariages contractés dans les conditions du nôtre renfermaient un écueil contre lequel doivent se briser bien des affections, bien des prudences, bien des existences. Le mari devient un pédagogue, un professeur, si vous voulez ; et l’amour périt sous la férule qui, tôt ou tard, blesse ; car une épouse jeune et belle, sage et rieuse n’admet pas de supériorités au-dessus de celles dont elle est douée par la nature.
Puis arriva la terrible nuit (trois ans après leur mariage) où je fus surpris par la lettre d’adieu d’Honorine. Par quelle poésie ma femme était-elle séduite ? Etait-ce les sens, était-ce les magnétismes du malheur ou du génie, laquelle de ces forces l’avait ou surprise ou entraînée ?
J’ai compris que j’avais fait de ma femme une poésie dont je jouissais avec tant d’ivresse que je croyais mon ivresse partagée. Ah ! Maurice, un amour sans discernement est, chez un mari, une faute qui peut préparer tous les crimes d’une femme ! J’avais probablement laissé sans emploi les forces de cette enfant, chérie comme une enfant ; je l’ai peut-être fatiguée de mon amour avant que l’heure de l’amour eût sonné pour elle ! … Dans une situation si cruelle, elle se sera trouvée sans défense contre un homme qui l’aura violemment émue. Et moi, si sagace magistrat, dit-on, moi dont le cœur est bon, mais dont l’esprit était occupé, j’ai deviné trop tard ces lois du code féminin méconnues, je les ai lues à la clarté de l’incendie qui dévorait mon toit.
Aussi dix-huit mois après sa fuite, était-elle abandonnée par son amant… Cet homme avait sans doute compté sur l’existence heureuse et dorée, en Suisse ou en Italie, que se donnent les grandes dames en quittant leurs maris. Ce misérable a laissé la chère créature enceinte et sans un sou !
Cette scène, racontée par le comte Octave, se passe en novembre 1820, au moment où Honorine accouche d’un enfant qui ne survivra pas.
L’amour du comte Octave, ministre d’Etat, pour Honorine, sa femme en allée avec un autre homme :
Vous m’avez surpris me frottant les mains quelquefois et en proie à une sorte de bonheur. Eh bien ! Je venais de faire réussir une ruse digne de théâtre. Je venais de tromper ma femme, de lui envoyer, par une marchande à la toilette, un châle des Indes proposé comme venant d’une actrice qui l’avait à peine porté, mais dans lequel, moi, ce grave magistrat que vous savez, je m’étais couché pendant une nuit.
On m’a parlé d’un poète qui, devenu presque fou d’amour pour une cantatrice, avait, au début de sa passion, acheté le plus beau lit de Paris, sans savoir le résultat que l’actrice réservait à sa passion. Trois jours avant l’arrivée de Marie-Louise, Napoléon s’est roulé dans son lit de noces à Compiègne. Toutes les passions gigantesques ont la même allure. J’aime en poète et en empereur !
Par la violence de mes paroles, vous pouvez et vous devez croire à la passion physique la plus intense, puisque, depuis neuf ans, elle annule toutes mes facultés… »
Quoique svelte, Honorine n’était pas maigre, et ses formes me semblèrent être de celles qui réveillent encore l’amour quand il se croit épuisé.
Chaque fois que mes yeux rencontreront les siens, j’y verrai toujours ma faute, même quand les yeux de mon mari seront pleins d’amour. La grandeur de sa générosité m’attestera la grandeur de mon crime. Mes regards, toujours inquiets, liront toujours une sentence invisible. J’aurai dans le cœur des souvenirs confus qui se combattront. Jamais le mariage n’éveillera dans mon être les cruelles délices, le délire mortel de la passion ; je tuerai mon mari par ma froideur, par des comparaisons qui se devineront, quoique cachées au fond de ma conscience…
Quel double supplice ! Octave doutera toujours de moi, je douterai toujours de lui. Je lui opposerai, bien involontairement, un rival indigne de lui, un homme que je méprise, mais qui m’a fait connaître des voluptés gravées en traits de feu, dont j’ai honte et dont je me souviens irrésistiblement… Personne, monsieur, ne peut me prouver que l’amour se recommence, car je ne veux et ne puis accepter l’amour de personne. Une jeune fille est comme une fleur qu’on a cueillie ; mais la femme coupable est une fleur sur laquelle on a marché…. Je bois la coupe amère des expiations ; mais, en la buvant, j’ai terriblement épelé cette sentence : « Expier n’est pas effacer. »
Oh ! Monsieur, combien de vertus faut-il fouler aux pieds pour, non pas se donner, mais se rendre à un mari qu’on a trompé ? Qui peut les compter ?…
Tenez, j’irai plus loin. Une femme a du courage devant un mari qui ne sait rien ; elle déploie alors dans ses hypocrisies une force sauvage, elle trompe pour donner un double bonheur. Mais une mutuelle certitude n’est-elle pas avilissante ? Moi, j’échangerais des humiliations contre des extases ! Octave ne finirait-il point par trouver de la dépravation dans mes consentements ? Le mariage est fondé sur l’estime, sur des sacrifices faits de part et d’autre ; mais, ni Octave ni moi, nous ne pouvons nous estimer le lendemain de notre réunion : il m’aura déshonorée par quelque amour de vieillard pour une courtisane ; et moi, j’aurai la honte perpétuelle d’être une chose au lieu d’être une dame. Je ne serai pas la vertu, je serai le plaisir dans sa maison. Voilà les fruits amers d’une faute. Je me suis fait un lit conjugal où je ne puis que me retourner sur des chardons, un lit sans sommeil.
Enfin, dois-je vous faire cet épouvantable aveu ? Je me sens toujours le sein mordu par un enfant conçu dans l’ivresse et la joie, dans la croyance au bonheur, par un enfant que j’ai nourri pendant sept mois, de qui je serai grosse toute ma vie. (L’enfant qu’elle a eu de son amant et qui est mort sept mois après sa naissance.)
En comparant involontairement Amélie et Honorine, je trouvais plus de charme à la femme en faute qu’à la jeune fille pure. La femme épuisée, quasi morte, la pécheresse à relever me semblait sublime.
Hélas ! Il faut avoir expérimenté la vie pour savoir que le mariage exclut la passion, que la famille ne saurait avoir les orages de l’amour pour base.
Octave, je t’aime, mais autrement que tu veux être aimé : j’aime ton âme… mais, sache-le, je t’aime assez pour mourir à ton service, comme une esclave d’orient, et sans regret.
Puisque mon spirituel espion s’est marié, qu’il se rappelle ce que la fleuriste de la rue Saint-Maur lui lègue ici comme enseignement : que votre femme soit promptement mère ! Jetez-la dans les matérialités les plus vulgaires du ménage ; empêchez-la de cultiver dans son cœur la mystérieuse fleur de l’Idéal, cette perfection céleste à laquelle j’ai cru, cette fleur enchantée, aux couleurs ardentes, et dont les parfums inspirent le dégoût des réalités.
Saint Bernard a eu raison de dire qu’il n’y a plus de vie là où il n’y a plus d’amour.
52 - La Muse du département, 1843
Le petit La Baudraye avait surpris dans les yeux de Dinah, quand elle regardait le journaliste en lui rendant la balle de la plaisanterie, cette rapide et lumineuse tendresse qui dore le regard d'une femme à l'heure où la prudence cesse, où commence l'entraînement. Dinah ne prit pas plus garde à l'invitation que lui faisait ainsi son mari d'observer les convenances, que Lousteau ne prit pour lui les malicieux avis de Dinah le jour de son arrivée. Tout autre que Bianchon se serait étonné du prompt succès de Lousteau; mais il ne fut même point blessé de la préférence que Dinah donnait au Feuilleton sur la Faculté, tant il était médecin! Eh effet, Dinah, grande elle-même, devait être plus accessible à l'esprit qu'à la grandeur. L'amour préfère ordinairement les contrastes aux similitudes. La franchise et la bonhomie du docteur, sa profession, tout le desservait. Voici pourquoi les femmes qui veulent aimer, et Dinah voulait autant aimer qu'être aimée, ont une horreur instinctive pour les hommes voués à des occupations tyranniques; elles sont, malgré leurs supériorités, toujours femmes en fait d'envahissement. Poète et feuilletoniste, le libertin Lousteau paré de sa misanthropie offrait ce clinquant d'âme et cette vie à demi oisive qui plaît aux femm
es.
Il quitta le bras de madame de La Baudraye en le laissant prendre à Lousteau qui le serra sur son coeur avec une expression de tendresse. Quelle différence pour Dinah! le bras d'Etienne lui causa la plus vive émotion quand celui de Bianchon ne lui avait rien fait éprouver. Il y eut alors entre elle et le journaliste un de ces regards rouges qui sont plus que des aveux. « Il n'y a plus que les femmes de province qui portent des robes d'organdi, la seule étoffe dont le chiffonnage ne peut pas s'effacer, se dit alors en lui-même Lousteau. Cette femme, qui m'a choisi pour amant, va faire des façons à cause de sa robe. Si elle avait mis une robe de foulard, je serais heureux... A quoi tiennent les résistances. - » Pendant que Lousteau recherchait si madame de La Baudraye avait eu l'intention de s'imposer à elle-même une barrière infranchissable en choisissant une robe d'organdi…
Le mois d'octobre fut ravissant, l'automne est la plus belle saison des vallées de la Loire; mais en 1836 il fut particulièrement magnifique. La nature semblait être la complice du bonheur de Dinah, qui, selon les prédictions de Bianchon, arriva par degrés à un violent amour de cœur. En un mois, la châtelaine changea complètement. Elle fut étonnée de retrouver tant de facultés inertes, endormies, inutiles jusqu'alors. Lousteau fut un ange pour elle, car l'amour de cœur, ce besoin réel des âmes grandes, faisait d'elle une femme entièrement nouvelle. Dinah vivait! elle trouvait l'emploi de ses forces, elle découvrait des perspectives inattendues dans son avenir, elle était heureuse enfin, heureuse sans soucis, sans entraves. Cet immense château, les jardins, le parc, la forêt étaient si favorables à l'amour! Lousteau rencontra chez madame de La Baudraye une naïveté d'impression, une innocence, si vous voulez, qui la rendit originale : il y eut en elle du piquant, de l'imprévu beaucoup plus que chez une jeune fille. Lousteau fut sensible à une flatterie qui chez presque toutes les femmes est une comédie, mais qui chez Dinah fut vraie : elle apprenait de lui l'amour, il était bien le premier dans ce coeur. Enfin, il se donna la peine d'être excessivement aimable. Les hommes ont, comme les femmes d'ailleurs, un répertoire de récits, de cantilènes, de nocturnes, de motifs, de rentrées (faut-il dire de recettes, quoiqu'il s'agisse d'amour?) qu'ils croient leur exclusive propriété. Les gens arrivés à l'âge de Lousteau tâchent de distribuer habilement les pièces de ce trésor dans l'opéra d'une passion; mais, en ne voyant qu'une bonne fortune dans son aventure avec Dinah, le Parisien voulut graver son souvenir en traits ineffaçables sur ce cœur, et il prodigua durant ce beau mois d'octobre ses plus coquettes mélodies et ses plus savantes barcarolles. Enfin, il épuisa les ressources de la mise en scène de l'amour, pour se servir d'une de ces expressions détournées de l'argot du théâtre et qui rend admirablement bien ce manège. « Si cette femme-là m'oublie!... » se disait-il parfois en revenant avec elle au château d'une longue promenade dans les bois, « je ne lui en voudrai pas, elle aura trouvé mieux!... » Quand, de part et d'autre, deux êtres ont échangé les duos de cette délicieuse partition et qu'ils se plaisent encore, on peut dire qu'ils s'aiment véritablement.
Après quatre années d’intimité, l’amour de cette femme avait fini par réunir toutes les nuances découvertes par notre esprit d’analyse et que la société moderne a créées ; un des hommes les plus remarquables de ce temps, dont la perte récente afflige encore les lettres, Beyle (Stendhal) les a, le premier, parfaitement caractérisées. Lousteau produisait sur Dinah cette vive commotion, explicable par le magnétisme, qui met en désarroi les forces de l’âme et du corps, qui détruit tout principe de résistance chez les femmes. Un regard de Lousteau, sa main posée sur celle de Dinah la rendaient tout obéissance. Une parole douce, un sourire de cet homme fleurissaient l’âme de cette pauvre femme, émue ou attristée par la caresse ou par la froideur de ses yeux ; lorsqu’elle lui donnait le bras en marchant à son pas, dans la rue ou sur le boulevard, elle était si bien fondue en lui qu’elle perdait la conscience de son moi. Charmée par l’esprit, magnétisée par les manières de ce garçon, elle ne voyait que de légers défauts dans ses vices. Elle aimait les bouffées de cigare que le vent lui apportait du jardin dans la chambre, elle allait les respirer, elle n’en faisait pas une grimace, elle se cachait pour en jouir. Tel est sans doute le véritable amour, il comprend toutes les manières d’aimer : amour de cœur, amour de tête, amour-passion, amour-caprice, amour-goût, selon les définitions de Beyle.
En ce moment, Etienne et Dinah se trouvaient dans la phase la plus brillante et la plus complète de la passion, à cette période où l'on s'est habitué parfaitement l'un à l'autre, et où néanmoins l'amour conserve de la saveur. On se connaît, mais on ne s'est pas encore compris, on n'a pas repassé dans les mêmes plis de l'âme, on ne s'est pas étudié de manière à savoir, comme plus tard, la pensée, les paroles, le geste à propos des plus grands comme des plus petits événements. Les âmes vont à tout propos du même côté. Aussi, Dinah disait-elle à Lousteau de ces magiques paroles accompagnées d'expressions, de ces regards plus magiques encore que toutes les femmes trouvent alors – « tue-moi quand tu ne m'aimeras plus. »
La satiété de Lousteau, cet horrible dénouement du concubinage, s'était trahie en mille petites choses qui sont comme des grains de sable jetés aux vitres du pavillon magique où l'on rêve quand on aime. Ces grains de sable, qui deviennent des cailloux, Dinah ne les avait vus que quand ils avaient eu la grosseur d'une pierre. Madame de La Baudraye avait fini par bien juger Lousteau. - C'est, disait-elle à sa mère, un poète sans aucune défense contre le malheur, lâche par paresse et non par défaut de coeur, un peu trop complaisant à la volupté; enfin, c'est un chat qu'on ne peut pas haïr.
Le nouveau rôle adopté par Dinah était horriblement douloureux, mais Lousteau ne le rendit pas facile à jouer. Quand il voulait sortir après dîner, il jouait de petites scènes d'amitié ravissantes, il disait à Dinah des mots vraiment pleins de tendresse, il prenait son compagnon par la chaîne, et quand il l'en avait meurtrie dans les meurtrissures, le royal ingrat disait : - T'ai-je fait mal?
Ces menteuses caresses, ces déguisements eurent quelquefois des suites déshonorantes pour Dinah qui croyait à des retours de tendresse. Elle se sentit comme un jouet entre les mains de cet homme, et elle finit par se dire - Eh bien! je veux être son jouet ! en y trouvant des plaisirs aigus, des jouissances de damné. Quand cette femme d'esprit si viril se jeta par la pensée dans la solitude, elle sentit son courage défaillir. Elle préféra les supplices prévus, inévitables de cette intimité féroce, à la privation de jouissances d'autant plus exquises qu’elles naissaient au milieu de remords, de luttes épouvantables avec elle-même, de non qui se changeaient en oui! Ce fut à tout moment la goutte d'eau saumâtre trouvée dans le désert, bue avec plus de délices que le voyageur n'en éprouvait à savourer les meilleurs vins à la table d'un prince. Quand Dinah se disait à minuit: « Rentrera-t-il, ne rentrera-t-il pas? » elle ne renaissait qu'au bruit connu des bottes d’Etienne, elle reconnaissait sa manière de sonner. Souvent elle essayait des voluptés comme d'un frein, elle se plaisait à lutter contre ses rivales, à ne leur rien laisser dans ce coeur rassasié. Combien de fois joua-t-elle la tragédie du Dernier jour d'un condamné, se disant : - Demain, nous nous quitterons! Et combien de fois un mot, un regard, une caresse empreinte de naïveté la fit-elle retomber dans l'amour.
Le journaliste se faisait plaindre, il prenait des précautions contre la jalousie de Dinah, quand il acceptait une partie. Enfin il commettait des infidélités sans vergogne. Quand monsieur de Clagny, vraiment désespéré de voir Dinah dans une situation si déshonorante, quand elle pouvait être si riche, si haut placée et au moment où ses primitives ambitions allaient être accomplies, arriva lui dire - On vous trompe! - Elle répondit : - Je le sais !
Un soir monsieur de Clagny ramenait en compagnie de sa femme sa chère comtesse profondément soucieuse. Tous trois venaient d'assister à la première représentation de La Main droite et la Main gauche, le premier drame de Léon Cozlan.
- A quoi pensez-vous? demanda le magistrat effrayé de la mélancolie de son idole.
Comment oser avouer qu'elle regrettait parfois son ancienne fange? Elle sentait un vide énorme dans la vie du monde, elle ne savait à qui rapporter ses succès, ses triomphes, ses toilettes. Parfois les souvenirs de ses misères revenaient mêlés au souvenir de voluptés dévorantes. Elle en voulait parfois à Lousteau de ne pas s'occuper d'elle, elle aurait voulu recevoir de lui des lettres ou tendres ou furieuses. Dinah ne répondant pas, le magistrat répéta sa question en prenant la main de la comtesse et la lui serrant entre les siennes d'un air dévot.
Lousteau prit la main, l'attira sur son cœur et la pressa tendrement. « - Une goutte d'eau dans le désert, et... par la main d'un ange!... Dieu fait toujours bien les choses! »
Ce fut dit moitié plaisanterie et moitié attendrissement; mais, croyez-le bien, ce fut aussi beau, comme jeu de théâtre, que celui de Talma dans son fameux rôle de Leicester où tout était joué par lui en nuances de ce genre. Dinah sentit battre le cœur à travers l'épaisseur du drap, il battait de plaisir, car le journaliste échappait à l'épervier judiciaire; mais il battait aussi d'un désir bien naturel à l'aspect de Dinah rajeunie et renouvelée par l'opulence. Madame de La Baudraye, en examinant Etienne à la dérobée, aperçut la physionomie en harmonie avec toutes les fleurs d'amour qui, pour elle, renaissaient dans ce cœur palpitant; elle essaya de plonger ses yeux, une fois, dans les yeux de celui qu'elle avait tant aimé, mais un sang tumultueux se précipita dans ses veines et lui troubla la tête. Ces deux êtres échangèrent alors le même regard rouge qui, sur le quai de Cosne, avait donné l'audace à Lousteau de froisser la robe d'organdi. Le bohémien attira Dinah par la taille, elle se laissa prendre, et les deux joues se touchèrent.
53 - Honorine, 1843
En Orient, berceau de l’humanité, la femme ne fut qu’un plaisir, et y fut alors une chose ; on ne lui demandait pas d’autres vertus que l’obéissance et la beauté. En mettant l’âme au dessus du corps, la famille européenne moderne, fille de Jésus, a inventé le mariage indissoluble, elle en a fait un sacrement. Les Orientaux ont raison, lui dis-je un soir de vous renfermer en ne vous considérant que comme les instruments de leurs plaisirs. L’Europe est bien punie de vous avoir admises à faire partie du monde, et de vous y accepter sur un pied d'égalité. Selon moi, la femme est l'être le plus improbe et le plus lâche qui puisse se rencontrer. Et c'est là, d'ailleurs, d'où viennent ses charmes : le beau plaisir de chasser un animal domestiqu
e !
54 - Illusions Perdues, 1843
Le poète aperçut madame de Bargeton assise sur un canapé à petit matelas piqué, devant une table ronde couverte d'un tapis vert, éclairée par un flambeau de vieille forme, à deux bougies et à garde-vue. La reine ne se leva point, elle se tortilla fort agréablement sur son siège, en souriant au poète, que ce trémoussement serpentin émut beaucoup, il le trouva distingué. La robe, négligemment croisée, laissait voir une poitrine de neige, où l'oeil devinait une gorge intacte et bien placée. Il trouva cette femme plutôt maigrie que maigre, amoureuse sans amour, maladive malgré sa force; ses défauts, que ses manières exagéraient, lui plurent, car les jeunes gens commencent par aimer l'exagération, ce mensonge des belles âmes. Son imagination s'empara d'abord de ces yeux de feu, de ces boucles élégantes où ruisselait la lumière, de cette éclatante blancheur, points lumineux auxquels il se prit comme un papillon aux bougies. Puis cette âme parla trop à la sienne pour qu’il pût juger la fem
me.
Madame de Sénonches (Zéphirine) était grande et belle, mais couperosée déjà par une certaine ardeur de foie qui la faisait passer pour une femme exigeante. Sa taille fine, ses délicates proportions lui permettaient d'avoir des manières langoureuses qui sentaient l'affectation, mais qui peignaient la passion et les caprices toujours satisfaits d'une personne aimée.
Coralie offrait le type sublime de la figure juive, ce long visage ovale d'un ton d'ivoire blond, à bouche rouge comme une grenade, à menton fin comme le bord d'une coupe. Sous des paupières brûlées par une prunelle de jais, sous des cils recourbés, on devinait un regard languissant où scintillaient à propos les ardeurs du désert. Ces yeux obombrés par un cercle olivâtre, étaient surmontés de sourcils arqués et fournis. Sur un front brun, couronné de deux bandeaux d'ébène où brillaient alors les lumières comme sur du vernis, siégeait une magnificence de pensée qui aurait pu faire croire à du génie. Mais, semblable à beaucoup d'actrices, Coralie sans esprit malgré son ironie de coulisses, sans instruction malgré son expérience de boudoir n'avait que l'esprit des sens et la bonté des femmes amoureuses. Coralie faisait la joie de la salle où tous les yeux serraient sa taille bien prise dans sa basquine, et flattaient sa croupe andalouse qui imprimait des torsions lascives à la jupe.
55 - Illusions Perdues, 1843
Le poète aperçut madame de Bargeton assise sur un canapé à petit matelas piqué, devant une table ronde couverte d'un tapis vert, éclairée par un flambeau de vieille forme, à deux bougies et à garde-vue. La reine ne se leva point, elle se tortilla fort agréablement sur son siège, en souriant au poète, que ce trémoussement serpentin émut beaucoup, il le trouva distingué. L'excessive beauté de Lucien, la timidité de ses manières, sa voix, tout en lui saisit madame de Bargeton. Le poète était déjà la poésie. Les trois heures passées près d'elle furent pour Lucien un de ces rêves que l'on voudrait rendre éternels. Il trouva cette femme plutôt maigrie que maigre, amoureuse sans amour, maladive malgré sa force; ses défauts, que ses manières exagéraient, lui plurent, car les jeunes gens commencent par aimer l'exagération, ce mensonge des belles âmes. Il ne remarqua point la flétrissure des joues couperosées sur les pommettes, et auxquelles les ennuis et quelques souffrances avaient donné des tons de brique. Son imagination s'empara d'abord de ces yeux de feu, de ces boucles élégantes où ruisselait la lumière, de cette éclatante blancheur, points lumineux auxquels il se prit comme un papillon aux bougies. Puis cette âme parla trop à la sienne pour qu'il pût juger la fem
me.
Elle se traitait fort mal intérieurement, elle se disait que ce serait une folie d'aimer un jeune homme de vingt ans, qui par sa position était déjà si loin d'elle. Ses familiarités étaient capricieusement démenties par les fiertés que lui inspiraient ses scrupules. Elle se montrait tour à tour altière et protectrice, tendre et flatteuse. D'abord intimidé par le haut rang de cette femme, Lucien eut donc toutes les terreurs, les espoirs et les désespérances qui martèlent le premier amour et le mettent si avant dans le coeur par les coups que frappent alternativement la douleur et le plaisir. Pendant deux mois il vit en elle une bienfaitrice qui allait s'occuper de lui maternellement. Mais les confidences commencèrent. Madame de Bargeton appela son poète cher Lucien; puis cher, tout court. Le poète enhardi nomma cette grande dame Naïs. En l'entendant lui donner ce nom, elle eut une de ces colères qui séduisent tant un enfant; elle lui reprocha de prendre le nom dont se servait tout le monde. La fière et noble Nègrepelisse offrit à ce bel ange celui de ses noms qui se trouvait encore neuf, elle voulut être Louise pour lui.
Eve était une grande brune, aux cheveux noirs, aux yeux bleus. Quoiqu'elle offrît les symptômes d'un caractère viril, elle était douce, tendre et dévouée. Sa candeur, sa naïveté, sa tranquille résignation à une vie laborieuse, sa sagesse que nulle médisance n'attaquait, avaient dû séduire David Séchard. Aussi, depuis leur première entrevue, une sourde et simple passion s'était-elle émue entre eux, à l'allemande, sans manifestations bruyantes ni déclarations empressées. Chacun d'eux avait pensé secrètement à l'autre, comme s'ils eussent été séparés par quelque mari jaloux que ce sentiment aurait offensé.
Madame de Sénonches (Zéphirine) était grande et belle, mais couperosée déjà par une certaine ardeur de foie qui la faisait passer pour une femme exigeante. Sa taille fine, ses délicates proportions lui permettaient d'avoir des manières langoureuses qui sentaient l'affectation, mais qui peignaient la passion et les caprices toujours satisfaits d'une personne aimée.
Francis était un homme assez distingué, qui avait quitté le consulat de Valence et ses espérances dans la diplomatie, pour venir vivre à Angoulême auprès de Zéphirine, dite aussi Zizine. L'ancien consul prenait soin du ménage, faisait l'éducation des enfants, leur apprenait les langues étrangères, et dirigeait la fortune de monsieur et de madame de Sénonches avec un entier dévouement. L'Angoulême noble, l'Angoulême administratif, l'Angoulême bourgeois avaient longtemps glosé sur la parfaite unité de ce ménage en trois personnes; mais, à la longue, ce mystère de trinité conjugale parut si rare et si joli, que monsieur du Hautoy eût semblé prodigieusement immoral s'il avait fait mine de se marier. D'ailleurs, on commençait à soupçonner dans l'attachement excessif de madame de Sénonches pour une filleule appelée mademoiselle de la Haye qui lui servait de demoiselle de compagnie, des mystères inquiétants; et, malgré quelques impossibilités apparentes offertes par des dates, on trouvait des ressemblances frappantes entre Françoise de la Haye et Francis du Hautoy.
De toutes rues adjacentes allaient et venaient un grand nombre de filles qui pouvaient s'y promener sans rétribution. De tous les points de Paris, une fille de joie accourait faire son Palais. Les Galeries de Pierre appartenaient à des maisons privilégiées qui payaient le droit d'exposer des créatures habillées comme des princesses, entre telle ou telle arcade, et à la place correspondante dans le jardin; tandis que les Galeries-de-Bois étaient pour la prostitution un terrain public, le Palais par excellence, mot qui signifiait alors le temple de la prostitution. Une femme pouvait y venir, en sortir accompagnée de sa proie, et l'emmener où bon lui semblait. Ces femmes attiraient donc le soir aux Galeries-de-Bois une foule si considérable qu'on y marchait au pas, comme à la procession ou au bal masqué. Cette lenteur, qui ne gênait personne, servait à l'examen. Ces femmes avaient une mise qui n'existe plus; la manière dont elles se tenaient décolletées jusqu'au milieu du dos, et très bas aussi par devant; leurs bizarres coiffures inventées pour attirer les regards : celle-ci en Cauchoise, celle-là en Espagnole; l'une bouclée comme un caniche, l'autre en bandeaux lisses; leurs jambes serrées par des bas blancs et montrées on ne sait comment, mais toujours à propos, toute cette infâme poésie est perdue. La licence des interrogations et des réponses, ce cynisme public en harmonie avec le lieu ne se retrouve plus, ni au bal masqué, ni dans les bals si célèbres qui se donnent aujourd'hui. C'était horrible et gai. La chair éclatante des épaules et des gorges étincelait au milieu des vêtements d'hommes presque toujours sombres, et produisait les plus magnifiques oppositions. Le brouhaha des voix et le bruit de la promenade formaient un murmure qui s'entendait dès le milieu du jardin, comme une basse continue brodée des éclats de rire des filles ou des cris de quelque rare dispute. Les personnes comme il faut, les hommes les plus marquants y étaient coudoyés par des gens à figure patibulaire. Ces monstrueux assemblages avaient je ne sais quoi de piquant, les hommes les plus insensibles étaient émus. Aussi tout Paris est-il venu là jusqu'au dernier moment; il s'y est promené sur le plancher de bois que l'architecte a fait au-dessus des caves pendant qu'il les bâtissait. Des regrets immenses et unanimes ont accompagné la chute de ces ignobles morceaux de bois.
Lucien, qui venait là pour la première fois le soir, fut étourdi de cet aspect, auquel ne résistaient pas les provinciaux ni les jeunes gens. Il perdit bientôt son introducteur.
- Si tu étais beau comme ce garçon-là, je te donnerais du retour, dit une créature à un vieillard en lui montrant Lucien.
Lucien devint honteux comme le chien d'un aveugle, il suivit le torrent dans un état d'hébétement et d'excitation difficile à décrire. Harcelé par les regards des femmes, sollicité par des rondeurs blanches, par des gorges audacieuses qui l'éblouissaient, il se raccrochait à son manuscrit qu'il serrait pour qu'on ne le lui volât point, l'innocent !
Des pensées ardentes enflammaient son âme, comme ses sens étaient embrasés par le spectacle de ces actrices aux yeux lascifs et relevés par le rouge, à gorges étincelantes, vêtues de basquines voluptueuses à plis licencieux, à jupes courtes, montrant leurs jambes en bas rouges à coins verts, chaussées de manière à mettre un parterre en émoi. Deux corruptions marchaient sur deux lignes parallèles, comme deux nappes qui, dans une inondation, veulent se rejoindre; elles dévoraient le poète accoudé dans le coin de la loge, le bras sur le velours rouge de l'appui, la main pendante, les yeux fixés sur la toile, et d'autant plus accessible aux enchantements de cette vie mélangée d'éclairs et de nuages qu’elle brillait comme un feu d'artifice après la nuit profonde de sa vie travailleuse, obscure, monotone. Tout à coup la lumière amoureuse d'un oeil ruissela sur les yeux inattentifs de Lucien, en trouant le rideau du théâtre. Le poète, réveillé de son engourdissement, reconnut l'oeil de Coralie qui le brûlait…
- Coralie est folle de vous, lui dit Lousteau en entrant. Votre beauté, digne des plus illustres marbres de la Grèce, fait un ravage inouï dans les coulisses. Vous êtes heureux, mon cher. A dix-huit ans, Coralie pourra dans quelques jours avoir soixante mille francs par an pour sa beauté. Elle est encore très sage. Vendue par sa mère, il y a trois ans, soixante mille francs, elle n'a encore récolté que des chagrins, et cherche le bonheur. Elle est entrée au théâtre par désespoir, elle avait en horreur de Marsay, son premier acquéreur; et, au sortir de la galère, car elle a été bientôt lâchée par le roi de nos dandies, elle a trouvé ce bon Camusot qu'elle n'aime guère; mais il est comme un père pour elle, elle le souffre et se laisse aimer. Elle a refusé déjà les plus riches propositions, et se tient à Camusot qui ne la tourmente pas. Vous êtes donc son premier amour. Oh! elle a reçu comme un coup de pistolet dans le coeur en vous voyant, et Florine est allée l'arraisonner dans sa loge où elle pleure de votre froideur.
Lucien ne put s'empêcher de rire, et regarda Coralie. Cette femme, une des plus charmantes et des plus délicieuses actrices de Paris, la rivale de madame Perrin et de mademoiselle Fleuriet auxquelles elle ressemblait et dont le sort devait être le sien, était le type des filles qui exercent à volonté la fascination sur les hommes. Coralie offrait le type sublime de la figure juive, ce long visage ovale d'un ton d'ivoire blond. à bouche rouge comme une grenade, à menton fin comme le bord d'une coupe. Sous des paupières brûlées par une prunelle de jais, sous des cils recourbés, on devinait un regard languissant où scintillaient à propos les ardeurs du désert. Mais, semblable à beaucoup d'actrices, Coralie sans esprit malgré son ironie de coulisses, sans instruction malgré son expérience de boudoir n'avait que l'esprit des sens et la bonté des femmes amoureuses. Pouvait-on d'ailleurs s'occuper du moral, quand elle éblouissait le regard avec ses bras ronds et polis, ses doigts tournés en fuseau, ses épaules dorées, avec la gorge chantée par le Cantique des Cantiques, avec un col mobile et recourbé, avec des jambes d'une élégance adorable, et chaussées en soie rouge? Ces beautés d'une poésie vraiment orientale étaient encore mises en relief par le costume espagnol convenu dans nos théâtres. Coralie faisait la joie de la salle où tous les yeux serraient sa taille bien prise dans sa basquine, et flattaient sa croupe andalouse qui imprimait des torsions lascives à la jupe. Il y eut un moment où Lucien, en voyant cette créature jouant pour lui seul, se souciant de Camusot autant que le gamin du paradis se soucie de la pelure d'une pomme, mit l'amour sensuel au-dessus de l'amour pur, la jouissance au-dessus du désir, et le démon de la luxure lui souffla d'atroces pensées.
…Coralie trouvait la jambe de Lucien et la pressait entre les siennes, elle lui prit la main et la lui serra. Elle se tut alors et parut concentrée dans une de ces jouissances infinies qui récompensent ces pauvres créatures de tous leurs chagrins passés, de leurs malheurs, et qui développent dans leur âme une poésie inconnue aux autres femmes à qui ces violents contrastes manquent, heureusement...
L’actrice profita d’un moment d’obscurité pour porter à ses lèvres la main de Lucien, et la baisa en la mouillant de pleurs. Lucien fut alors ému jusque dans la moelle de ses os. L’humilité de la courtisane amoureuse comporte des magnificences qui en remontrent aux anges.
Le souper, servi dans une argenterie neuve, dans une porcelaine de Sèvres, sur du linge damassé, respirait une magnificence cossue…
En traversant le salon, Coralie avait dit à l'oreille de Florine: - Fais-moi si bien griser Camusot qu'il soit obligé de rester endormi chez toi.
- Tu as donc fait ton journaliste? répondit Florine en employant un mot du langage particulier à ces filles.
- Non, ma chère, je l'aime ! répliqua Coralie en faisant un admirable petit mouvement d'épaules.
Ces paroles avaient retenti dans l'oreille de Lucien, apportées par le cinquième péché capital. Coralie était admirablement bien habillée, et sa toilette mettait savamment en relief ses beautés spéciales; car toute femme a des perfections qui lui sont propres. Sa robe, comme celle de Florine, avait le mérite d'être d'une délicieuse étoffe inédite nommée mousseline de soie, dont la primeur appartenait pour quelques jours à Camusot, l'une des providences Parisiennes des fabriques de Lyon, en sa qualité de chef du Cocon d'Or. Ainsi l'amour et la toilette, ce fard et ce parfum de la femme, rehaussaient les séductions de l'heureuse Coralie. Un plaisir attendu, et qui ne nous échappera pas, exerce des séductions immenses sur les jeunes gens. Peut-être la certitude est-elle à leurs yeux tout l'attrait des mauvais lieux, peut-être est-elle le secret des longues fidélités ? L'amour pur, sincère, le premier amour enfin, joint à l'une de ces rages fantasques qui piquent ces pauvres créatures, et aussi l'admiration causée par la grande beauté de Lucien, donnèrent l'esprit du coeur à Coralie. - Je t'aimerais laid et malade ! dit-elle à l'oreille de Lucien en se mettant à table. Quel mot pour un poète! Camusot disparut et Lucien ne le vit plus en voyant Coralie.
Dix heures après, vers midi, Lucien se réveilla sous les yeux de Coralie qui l’avait regardé dormant ! Il comprit cela, le poète. L’actrice était encore dans sa belle robe…Coralie fut déshabillée en un moment, et se coula comme une couleuvre auprès de Lucien. A cinq heures, le poète dormait bercé par des voluptés divines…Coralie était debout. Pour jouer son rôle d’Andalouse, elle devait être à sept heures au théâtre. Elle avait encore contemplé son poète endormi dans le plaisir, elle s’était enivrée sans pouvoir se repaître de ce noble amour, qui réunissait les sens au cœur, et le cœur aux sens pour les exalter ensemble.
56 - Splendeur et misère des courtisanes, 1844
Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la fraîcheur de l'enveloppe, son étrange vie lui avait communiqué le je ne sais quoi de la femme : ce n'est plus le tissu lisse et serré des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton chaud de la maturité, il y a de la fleur encore. Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l'embonpoint. Cette richesse de santé, cette perfection de l'animal chez une créature à qui la volupté tenait lieu de la pensée doit être un fait éminent aux yeux des physiologistes. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célèbres de la duchesse de Berri, des cheveux qu'aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils étaient abondants, et si longs, qu'en tombant à terre ils y formaient des anneaux, car Esther possédait cette moyenne taille qui permet de faire d'une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter, reprendre et porter sans fatigue. Nerveuse à l'excès, mais délicate en apparence, Esther attirait soudain l'attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de Raphaël a le plus artistement coupées, car Raphaël est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive. Quand la jeunesse revêt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté de sourcils à racines perdues ; quand la lumière, en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d'un rose clair, il y a là des trésors de tendresse à contenter un amant, des beautés à désespérer la peinture. L'origine d'Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques, et dont la couleur était un gris d'ardoise qui contractait, aux lumières, la teinte bleue des ailes noires du corbeau. L'excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l'éclat. Il n'y a que les races venues des déserts qui possèdent dans l'oeil le pouvoir de la fascination sur tous, car une femme fascine toujours quelqu'un. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l'infini qu'ils ont contemplé. Ce regard n'exerçait point de fascination terrible, il jetait une douce chaleur, il attendrissait sans étonner, et les plus dures volontés se fondaient sous sa flamme. Esther avait vaincu la haine, elle avait étonné les dépravés de Paris, enfin ce regard et la douceur de sa peau suave lui avaient mérité le surnom terrible qui venait de lui faire prendre sa mesure dans la tombe. Tout, chez elle, était en harmonie avec ces caractères de la péri des sables ardents. Son nez, comme celui des Arabes, était fin, mince, à narines ovales, bien placées, retroussées sur les bords. Sa bouche rouge et fraîche était une rose qu'aucune flétrissure ne déparait, les orgies n'y avaient point laissé de traces. Une seule chose à laquelle elle n'avait pu remédier trahissait la courtisane tombée trop bas : ses ongles déchirés qui voulaient du temps pour reprendre une forme élégante, tant ils avaient été déformés par les soins les plus vulgaires du ména
ge.
Par une circonstance rare, pour ne pas dire impossible chez les très jeunes filles, ses mains, d’une incomparable noblesse, étaient molles, transparentes et blanches comme les mains d’une femme en couches de son second enfant. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célèbres de la duchesse de Berri qu’aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils étaient abondants, et si longs, qu’en tombant à terre ils y formaient des anneaux, car Esther possédait cette moyenne taille qui permet de faire d’une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter, reprendre et porter sans fatigue. Sa peau fine comme du papier de Chine et d’une chaude couleur d’ambre nuancée par des veines rouges, était luisante sans sécheresse, douce sans moiteur. Nerveuse à l’excès, mais délicate en apparence, Esther attirait soudain l’attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de Raphaël a le plus artistement coupées, car Raphaël est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive. Ce trait merveilleux était produit par la profondeur de l’arcade sous laquelle la courbe ressemblait par sa netteté à l’arête d’une voûte. Quand la jeunesse revêt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté de sourcils à racines perdues ; quand la lumière, en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d’un rose clair, il y a là des trésors de tendresse à contenter un amant, des beautés à désespérer la peinture.
A onze heures et demie du soir, cinq équipages étaient arrêtés rue Saint-Georges, à la porte de l'illustre courtisane : c'était celui de Lucien qui vint avec Rastignac, Blondet et Bixiou, celui de du Tillet, celui du baron de Nucingen, celui du Nabab et celui de Florine que du Tillet racola. La triple clôture des fenêtres était déguisée par les plis des magnifiques rideaux de la Chine. Le souper devait être servi à une heure, les bougies flambaient, le petit salon et la salle à manger déployaient leurs somptuosités. On se promit une de ces nuits de débauche auxquelles ces trois femmes et ces hommes pouvaient seuls résister. On joua d'abord, car il fallait attendre environ deux heures. Esther avait mis Lucien à côté d'elle et lui tenait le pied entre les siens sous la table.
Il existe en nous plusieurs mémoires ; le corps, l'esprit ont chacun la leur ; et la nostalgie, par exemple, est une maladie de la mémoire physique. Pendant le troisième mois, la violence de cette âme vierge, qui tendait à pleines ailes vers le paradis, fut donc, non pas domptée, mais entravée par une sourde résistance dont la cause était ignorée d'Esther elle-même. Comme les moutons d'Écosse, elle voulait paître à l'écart, elle ne pouvait vaincre les instincts développés par la débauche. Les rues boueuses du Paris qu'elle avait abjuré la rappelaient-elles? Les chaînes de ses horribles habitudes rompues tenaient-elles à elle par des scellements oubliés, et les sentait-elle comme, selon les médecins, les vieux soldats souffrent encore dans les membres qu'ils n'ont plus? Les vices et leurs excès avaient-ils si bien pénétré jusqu'à sa moelle que les eaux saintes n'atteignaient pas encore le démon caché là? Implantée dans la corruption, elle s'y était développée. Sa patrie infernale exerçait encore son empire, malgré les ordres souverains d'une volonté absolue. Ce qu'elle haïssait était pour elle la vie, ce qu'elle aimait la tuait. Par moments, la pauvre fille était poussée à courir dans les magnifiques jardins du couvent, elle allait affairée d'arbre en arbre, elle se jetait désespérément aux coins obscurs en y cherchant, quoi? elle ne le savait pas, mais elle succombait au démon, elle coquetait avec les arbres, elle leur disait des paroles qu'elle ne prononçait point. Elle se coulait parfois le long des murs, le soir, comme une couleuvre, sans châle, les épaules nues. Souvent à la chapelle, durant les offices, elle restait les yeux fixés sur le crucifix, et chacun l'admirait, les larmes la gagnaient; mais elle pleurait de rage ; au lieu des images sacrées qu'elle voulait voir, les nuits flamboyantes où elle conduisait l'orgie comme Habeneck conduit au Conservatoire une symphonie de Beethoven, ces nuits rieuses et lascives, coupées de mouvements nerveux, de rires inextinguibles, se dressaient échevelées, furieuses, brutales. Elle était au dehors suave comme une vierge qui ne tient à la terre que par sa forme féminine, au dedans s'agitait une impériale Messaline.
- Mon enfant, j’ai tenté de vous donner au ciel ; mais la fille repentie sera toujours une mystification pour l’Eglise ; s’il s’en trouvait une, elle redeviendrait courtisane dans le Paradis…Vous êtes fille, vous resterez fille, vous mourrez fille ; car malgré les séduisantes théories des éleveurs de bêtes, on ne peut devenir ici-bas que ce qu’on est. L’homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l’amour.
Comme il y a certes aussi loin des moeurs qu’elle quittait aux moeurs qu'elle prenait qu’il y a de distance entre l'état sauvage et la civilisation, elle avait la grâce et la naïveté, la profondeur, qui distinguent la merveilleuse héroïne des Puritains d'Amérique. Elle avait aussi, sans le savoir elle-même, un amour au coeur qui la rongeait, un amour étrange, un désir plus violent chez elle qui savait tout, qu'il ne l'est chez une vierge qui ne sait rien, quoique ces deux désirs eussent la même cause et la même fin.
57 - Ursule Mirouet, 1844
Dites votre situation à Mme de Serizy tout naïvement, sans honte ; elle vous sera très utile ; tandis que, si vous jouez avec elle la charade du premier amour, elle se posera en Madone de Raphaël, jouera aux jeux innocents, et vous fera voyager à grands frais dans le pays de Tend
re.
Quand, en voyant passer aux Champs-Élysées une de ces charmantes petites voitures basses appelés escargots, doublée de soie gris de lin, ornée d'agréments bleus, vous y admirez une jolie femme blonde, la figure enveloppée comme d'un feuillage par des milliers de boucles, montrant des yeux semblables à des pervenches lumineuses et pleins d'amour, légèrement appuyée sur un beau jeune homme; si vous étiez mordu par un désir envieux, pensez que ce beau couple aimé de Dieu a d'avance payé sa quote-part aux malheurs de la vie. Ces deux amants mariés seront vraisemblablement le vicomte de Portenduère et sa femme. Il n'y a pas deux ménages semblables dans Paris.
- Voyons ! reprit de Marsay, qui toisa Savinien comme un maquignon estime un cheval. Vous avez de beaux yeux bleus bien fendus, vous avez un front blanc bien dessiné, des cheveux noirs magnifiques, de petites moustaches qui font bien sur votre joue pâle, et une taille svelte; vous avez un pied qui annonce de la race, des épaules et une poitrine pas trop commissionnaires et cependant solides. Vous êtes ce que j'appelle un brun élégant. Votre figure est dans le genre de celle de Louis XIII, peu de couleurs, le nez d'une jolie forme; et vous avez de plus ce qui plaît aux femmes, un je ne sais quoi dont ne se rendent pas compte les hommes eux-mêmes et qui tient à l'air, à la démarche, au son de voix, au lancer du regard, au geste, à une foule de petites choses que les femmes voient et auxquelles elles attachent un certain sens qui nous échappe. Vous ne vous connaissez pas, mon cher. Avec un peu de tenue, en six mois, vous enchanteriez une Anglaise de cent mille livres, en prenant surtout le titre de vicomte de Portenduère auquel vous avez droit. Ma charmante belle mère lady Dudley, qui n'a pas sa pareille pour embrocher deux cœurs, vous la découvrirait dans quelques uns des terrains d'alluvion de la Grande-Bretagne (…) Voulez-vous mon avis, mon cher enfant? Je vous dirai comme au petit d'Esgrignon : Payez vos dettes avec mesure, en gardant de quoi vivre pendant trois ans, et mariez-vous en province avec la première fille qui aura trente mille livres de rente. En trois ans, vous aurez trouvé quelque sage héritière qui voudra se nommer Mme de Portenduère. Voilà la sagesse. Buvons donc. Je vous porte ce toast: A la fille d'argent !
Au petit jour, à Bouron, Savinien s'éveilla le premier. Il aperçut alors Ursule dans le désordre où les cahots avaient mis sa tête : le bonnet s'était chiffonné, retroussé; les nattes déroulées tombaient de chaque côté de ce visage animé par la chaleur de la voiture; mais, dans cette situation, horrible pour les femmes auxquelles la toilette est nécessaire, la jeunesse et la beauté triomphent. L'innocence a toujours un beau sommeil. Les lèvres entr'ouvertes laissaient voir de jolies dents, le châle défait permettait de remarquer, sans offenser Ursule, sous les plis d'une robe de mousseline peinte, toutes les grâces du corsage. Enfin, la pureté de cette âme vierge brillait sur cette physionomie et se laissait voir d'autant mieux, qu'aucune autre expression ne la troublait (…) En entrant à Nemours, à cinq heures du matin, Ursule s'éveilla toute honteuse de son désordre et de rencontrer le regard plein d'admiration de Savinien. Pendant l'heure que la diligence mit à venir de Bouron, où elle s'arrêta quelques minutes, le jeune homme s'était épris d'Ursule. Il avait étudié la candeur de cette âme, la beauté du corps, la blancheur du teint, la finesse des traits, le charme de la voix qui avait prononcé la phrase si courte et si expressive où la pauvre enfant disait tout en ne voulant rien dire. Enfin je ne sais quel pressentiment lui fit voir dans Ursule la femme que le docteur lui avait dépeinte, en l'encadrant d'or avec ces mots magiques : Sept à huit cent mille francs !
Ainsi, dans un siècle où les rangs se nivellent, où la manie de l'égalité met de plain-pied tous les individus et menace tout, jusqu'à la subordination militaire, dernier retranchement du pouvoir en France; où, par conséquent, les passions n'ont plus d'autres obstacles à vaincre que les antipathies personnelles ou le défaut d'équilibre entre les fortunes, l'obstination d'une vieille Bretonne et la dignité du docteur Minoret élevaient entre ces deux amants des barrières destinées, comme autrefois, moins à détruire qu'à fortifier l'amour. Pour un homme passionné, toute femme vaut ce qu'elle lui coûte; or, Savinien apercevait une lutte, des efforts, des incertitudes qui lui rendaient déjà cette jeune fille chère : il voulait la conquérir. Peut-être nos sentiments obéissent-ils aux lois de la nature sur la durée de ses créations : à longue vie, longue enfance !
58 - Le colonel Chabert, 1844
Vous connaissez ma femme ? demanda le colonel. - Oui, répliqua Derville en inclinant la tête. - Comment est-elle ? - Toujours ravissante. » Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés dans le sang et le feu des champs de bataille. « Monsieur », dit-il avec une sorte de gaieté, car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l'air comme s'il quittait un cachot; « monsieur dit-il, si j'avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens quand ils farcissent leurs phrases du mot amour. Alors elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable pour celui qui leur plaît Comment aurais-je pu intéresser une femme? j'avais une face de Requiem, j'étais vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt il un Esquimau qu'à un Français, moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799, moi, Chabert,
comte de l'Empire!
Il existe à Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme; elles se font un calus à l'endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s'amuser (…) Derville avait, sans le savoir, mis le doigt sur la plaie secrète, enfoncé la main dans le cancer qui dévorait madame Ferraud. Il fut reçu par elle dans une jolie salle à manger d'hiver, où elle déjeunait en jouant avec un singe attaché par une chaîne à une espèce de petit poteau garni de bâtons de fer. La comtesse était enveloppée dans un élégant peignoir, les boucles de ses cheveux, négligemment rattachés, s'échappaient d'un bonnet qui lui donnait un air mutin. Elle était fraîche et rieuse. L'argent, le vermeil, la nacre étincelaient sur la table, et il y avait autour d'elle des fleurs curieuses plantées dans de magnifiques vases en porcelaine. En voyant la femme du comte Chabert, riche de ses dépouilles, au sein du luxe, au faîte de la société, tandis que le malheureux vivait chez un pauvre nourrisseur au milieu des bestiaux, l'avoué se dit : « La morale de ceci est qu'une jolie femme ne voudra jamais reconnaître son mari, ni même son amant dans un homme en vieux carrick, en perruque de chiendent et en bottes percées.
59 - Modeste Mignon, 1844
Elle n'est jamais sortie du Havre, elle croit en l'infaillibilité du Havre, elle achète tout au Havre, elle s'y fait habiller; elle se dit Normande jusqu'au bout des ongles, elle vénère son père et adore son mari. Le petit Latournelle eut la hardiesse d'épouser cette fille arrivée à l'âge anti-matrimonial de trente-trois ans, et sut en avoir un fils. Comme il eût obtenu partout ailleurs les soixante mille francs de dot donnés par le greffier, on attribua son intrépidité peu commune au désir d'éviter l'invasion du Minotaure, de laquelle ses moyens personnels l'eussent difficilement garanti, s'il avait eu l'imprudence de mettre le feu chez lui, en y mettant une jeune et jolie femme. Le notaire avait tout bonnement reconnu les grandes qualités de mademoiselle Agnès (elle se nommait Agnès), et remarqué combien la beauté d'une femme passe promptement pour un ma
ri.
Depuis deux mois, Modeste prend soin d'elle, comme si elle devait aller à un rendez-vous. Elle est devenue excessivement difficile pour sa chaussure, elle veut faire valoir son pied, elle gronde madame Gobet, la cordonnière. Il en est de même avec sa couturière. En de certains jours, ma pauvre petite reste morne, attentive, comme si elle attendait quelqu'un; sa voix a des intonations brèves comme si, quand on l'interroge, on la contrariait dans son attente, dans ses calculs secrets; puis, si ce quelqu'un attendu, est venu ... Eh bien! Modeste est gaie! Cette gaieté se trahit par les notes de sa voix, par des accents que je saisis, que j'explique. Modeste, au lieu de demeurer assise, songeuse, dépense une activité folle en mouvements désordonnés... Par le baiser que me donne ma pauvre Modeste, je devine ce qui se passe en elle: si elle a reçu ce qu'elle attend, ou si elle est inquiète. Il y a bien des nuances dans les baisers, même dans ceux d'une fille innocente, car Modeste est l'innocence même, mais, c'est comme une innocence instruite.
Or, depuis un mois surtout, Modeste se livrait à des chants de rossignol, à des tentatives, dont le sens, dont la poésie avait éveillé l'attention de sa mère, assez surprise de voir Modeste acharnée à la composition, essayant des airs sur des paroles.
Que suis-je, moi, maintenant ?... Ah! pourquoi m'avoir appelée à la vie! En un moment j'ai senti que ma pesante enveloppe me quittait! Mon âme a brisé le cristal qui la retenait captive, elle a circulé dans mes veines! Enfin, le froid silence des choses a cessé tout à coup pour moi. Tout, dans la nature, m'a parlé. Les horribles pavés du Havre m'ont paru comme un chemin fleuri. J'ai reconnu dans la mer une vieille amie dont le langage plein de sympathies pour moi ne m'était pas assez connu. J'ai vu clairement que les roses de mon jardin et de ma serre m'adorent depuis longtemps et me disaient tout bas d'aimer, elles ont souri toutes à mon retour de l'église, et j'ai enfin entendu votre nom de Melchior murmuré par les cloches des fleurs, je l'ai lu écrit sur les nuages! Oui, me voilà vivante, grâce à toi! Epousée par un seul de tes regards d'Orient qui a percé mon voile noir, tu m'as jeté ton sang au cœur, il m'a rendu brûlante de la tête aux pieds!
60 - La cousine Bette, 1844
Adeline, alors âgée de seize ans, pouvait être comparée à la fameuse Mme du Barry, comme elle, fille de la Lor­raine. C'était une de ces beautés complètes, foudroyantes, une de ces femmes semblables à Mme Tallien, que la nature fabrique avec un soin particulier ; elle leur dispense ses plus précieux dons : la distinction, la noblesse, la grâce, la finesse, l'élégance, une chair à part, un teint broyé dans cet atelier inconnu où travaille le hasard. Ces belles femmes-là se ressemblent toutes entre elles. Bianca Capella dont le portrait est un des chefs-d'œuvre de Bronzino, la Vénus de Jean Goujon dont l'original est la fameuse Diane de Poitiers, la signora Olympia dont le portrait est à la galerie Doria, enfin Ninon, Mme du Barry, Mme Tallien, Mlle George, Mme Récamier, toutes ces femmes, restées belles en dépit des années, de leurs passions ou de leur vie à plaisirs excessifs, ont dans la taille, dans la charpente, dans le caractère de la beauté des similitudes frappantes, et à faire croire qu'il existe dans l'océan des générations un courant aphrodisien d'où sortent toutes ces Vénus, filles de la même onde salée ! Adeline Fischer, une des plus belles de cette tribu divine, possédait les caractères sublimes, les lignes serpentines, le tissu vénéneux de ces femmes nées reines. La chevelure blonde que notre mère Eve a tenue de la main de Dieu, une taille d'impératrice, un air de grandeur, des contours augustes dans le profil, une modestie villageoise arrêtaient sur son passage tous les hommes, charmés comme le sont les amateurs devant un Rapha
ël (…)
Au moment où cette scène commence, si la cousine Bette avait voulu se laisser habiller à la mode; si elle s'était, comme les Parisiennes, habituée à porter chaque nouvelle mode, elle eût été présentable et acceptable; mais elle gardait la raideur d'un bâton. Or, sans grâces, la femme n'existe point à Paris. Cette fille, dont le caractère ressemblait prodigieusement à celui des Corses, travaillée inutilement par les instincts des natures fortes, eût aimé à protéger un homme faible; mais à force de vivre dans la capitale, la capitale l'avait changée à la surface. Le poli parisien faisait rouille sur cette âme vigoureusement trempée. Douée d'une finesse devenue profonde, comme chez tous les gens voués à un célibat réel, avec le tour piquant qu'elle imprimait à ses idées, elle eût paru redoutable dans toute autre situation, méchante, elle eût brouillé la famille la plus unie.
Au moment où le baron Hulot mit la cousine de sa femme à la porte de cette maison, en lui disant : « Adieu, cousine! » une jeune femme, petite, svelte, jolie, mise avec une grande élégance, exhalant un parfum choisi, passait entre la voiture et la muraille pour entrer aussi dans la maison. Cette dame échangea, sans aucune espèce de préméditation, un regard avec le baron, uniquement pour voir le cousin de la locataire; mais le libertin ressentit cette vive impression, passagère chez tous les Parisiens, quand ils rencontrent une jolie femme qui réalise, comme disent les entomologistes, leurs desiderata, et il mit avec une sage lenteur un de ses gants avant de remonter en voiture, pour se donner une contenance et pouvoir suivre de l'œil la jeune femme dont la robe était agréablement balancée par autre chose que par ces affreuses et frauduleuses sous-jupes en crinoline (…) Quand l'inconnue eut atteint le palier de l'escalier qui desservait le corps de logis situé sur la rue, elle regarda la porte cochère du coin de l'œil, sans se retourner positivement, et vit le baron cloué sur place par l'admiration, dévoré de désir et de curiosité. C'est comme une fleur que toutes les Parisiennes respirent avec plaisir, en la trou­vant sur leur passage. Certaines femmes attachées à leurs devoirs, vertueuses et jolies, reviennent au logis assez maussades, lorsqu'elles n'ont pas fait leur petit bouquet pendant la promenade. La jeune femme monta rapidement l'escalier. Bientôt une fenêtre de l'appartement du deuxième étage s'ouvrit, et la jeune femme s'y montra, mais en compagnie d'un monsieur dont le crâne pelé, dont l'œil peu courroucé révélaient un mari - Sont-elles fines et spirituelles ces créatures-là !... se dit le baron, elle m'indique ainsi sa demeure. C'est un peu trop vif, surtout dans ce quartier-ci.
Hortense ressemblait à sa mère, mais elle avait des che­veux d'or, ondés naturellement et abondants à étonner. Son éclat tenait de celui de la nacre. On voyait bien en elle le fruit d'un honnête mariage, d'un amour noble et pur dans toute sa force. C'était un mouvement passionné dans la physionomie, une gaieté dans les traits, un entrain de jeunesse, une fraîcheur de vie, une richesse de santé qui vibraient en dehors d'elle et produisaient des rayons élec­triques. Hortense appelait le regard. Quand ses yeux d'un bleu d'outremer, nageant dans ce fluide qu'y verse l'inno­cence, s'arrêtaient sur un passant, il tressaillait involon­tairement. D'ailleurs pas une seule de ces taches de rous­seur, qui font payer à ces blondes dorées leur blancheur lactée, n'altérait son teint. Grande, potelée sans être grasse, d'une taille svelte dont la noblesse égalait celle de sa mère, elle méritait ce titre de déesse si prodigué dans les anciens auteurs. Aussi, quiconque voyait Hortense dans la rue, ne pouvait-il retenir cette exclamation: « Mon Dieu ! la belle fille ! » Elle était si vraiment innocente, qu'elle disait en rentrant: « Mais qu'ont-ils donc tous, maman, à crier : la belle fille ! quand tu es avec moi ? n'es-tu pas plus belle que moi ? .. » Et, en effet, à quarante-sept ans passés, la baronne pouvait être préférée à sa fille par les amateurs de couchers de soleil…
Oui, si je n'avais pas eu le malheur de rencontrer ce vieux roquentin, je posséderais encore Josépha; car, moi, voyez-vous, je ne l'aurais jamais mise au théâtre, elle serait restée obscure, sage, et à moi. Oh! si vous l'aviez vue, il y a huit ans: mince et nerveuse, le teint doré d'une Andalouse, comme on dit, les cheveux noirs et luisants comme du satin, un œil à longs cils bruns qui jetait des éclairs, une distinction de duchesse dans les gestes, la modestie de la pauvreté, de la grâce honnête, de la gentillesse comme une biche sauvage. Par la faute du sieur Hulot, ces charmes, cette pureté, tout est devenu piège à loup, chatière à pièces de cent sous. La petite est la reine des impures, comme on dit. Enfin elle blague, aujourd'hui, elle qui ne connaissait rien de rien, pas même ce mot-là. - Une femme mariée, bien comme il faut, reprit la cousine. - Vraiment! s'écria Crevel ouvrant des yeux animés autant par le désir que par ce mot magique: « Une femme comme il faut. » - Oui, reprit Bette, des talents, musicienne, vingt-trois ans, une jolie figure candide, une peau d'une blancheur éblouissante, des dents de jeune chien, des yeux comme des étoiles, un front superbe ... et des petits pieds, je n'en ai jamais vu de pareils, ils ne sont pas plus larges que son busc. - Et les oreilles? demanda Crevel vivement émoustillé par ce signalement d'amour. - Des oreilles à mouler, répondit-elle. - De petites mains ? ... - Je vous dis, en un seul mot, que c'est un bijou de femme, et d'une honnêteté, d'une pudeur, d'une délica­tesse !... une belle âme, un ange, toutes les distinctions, car elle a pour père un maréchal de France ...
Mais qu'a-t-il donc tant pour lui, ce grand mâtin de vieux baron? reprit-il. Il me semble que je le vaux bien, ajouta-t-il en se mirant dans une glace et se mettant en position. Héloïse m'a sou­vent dit, dans le moment où les femmes ne mentent pas, que j'étais étonnant. - Oh! répliqua la cousine, les femmes aiment les hommes gros, ils sont presque tous bons ; et, entre vous et le baron, moi je vous choisirais. M. Hulot est spirituel, bel homme, il a de la tournure ; mais vous, vous êtes solide, et puis, tenez ... vous paraissez encore plus mauvais sujet que lui!
La beauté vénale sans amateurs, sans célébrité, sans la croix de déshonneur que lui valent des fortunes dissipées, c'est un Corrège dans un grenier, c'est le génie expirant dans sa mansarde. Une Laïs à Paris doit donc, avant tout, trouver un homme riche qui se passionne assez pour lui donner son prix. Elle doit surtout conserver une grande élégance qui, pour elle, est une enseigne, avoir d'assez bonnes manières pour flatter l'amour-propre des hommes, posséder cet esprit à la Sophie Arnould, qui réveille l'apathie des riches; enfin elle doit se faire désirer par les libertins en paraissant être fidèle à un seul, dont le bonheur est alors envié. Ces conditions, que ces sortes de femmes appellent la chance, se réalisent assez difficilement à Paris, quoique ce soit une ville pleine de millionnaires, de désœuvrés, de gens blasés et à fantaisies. La Providence a sans doute pro­tégé fortement en ceci les ménages d'employés et la petite bourgeoisie, pour qui ces obstacles sont au moins doublés par le milieu dans lequel ils accomplissent leurs évolutions. Néanmoins, il se trouve encore assez de Mme Marneffe à Paris, pour que Valérie doive figurer comme un type dans cette histoire des mœurs. De ces femmes, les unes obéissent à la fois à des passions vraies et à la nécessité, comme Mme Colleville qui fut pendant si longtemps attachée à l'un des plus célèbres orateurs du côté gauche, le banquier Keller; les autres sont poussées par la vanité, comme Mme de La Baudraye, restée à peu près honnête malgré sa fuite avec Lousteau; celles-ci sont entraînées par les exigences de la toilette, et celles-là par l'impossibilité de faire vivre un ménage avec des appointements évidemment trop faibles. La parcimonie de l'Etat ou des Chambres, si vous voulez, cause bien des malheurs, engendre bien des corruptions. On s'apitoie en ce moment beaucoup sur le sort des classes ouvrières, on les présente comme égorgées par les fabricants ; mais l'Etat est plus dur cent fois que l’industriel le plus avide; il pousse, en fait de traitements, l'économie jusqu'au non-sens. Travaillez beaucoup, l'indus­trie vous paye en raison de votre travail; mais que donne l'Etat à tant d'obscurs et dévoués travailleurs?
Dévier du sentier de l'honneur, est pour la femme mariée un crime inexcusable; mais il est des degrés dans cette situation. Quelques femmes, loin d'être dépravées, cachent leurs fautes et demeurent d'honnêtes femmes en apparence, comme les deux dont les aventures viennent d'être rappe­lées ; tandis que certaines d'entre elles joignent à leurs fautes les ignominies de la spéculation. Mme Marneffe est donc en quelque sorte le type de ces ambitieuses cour­tisanes mariées qui, de prime abord, acceptent la dépra­vation dans toutes ses conséquences, et qui sont décidées à faire fortune en s'amusant, sans scrupule sur les moyens; mais elles ont presque toujours, comme Mme Marneffe, leurs maris pour embaucheurs et pour complices. Ces machiavels en jupon sont les femmes les plus dangereuses; et, de toutes les mauvaises espèces de Parisiennes, c'est la pire. Une vraie courtisane, comme les Josépha, les Schontz, les Malaga, les Jenny Cadine, etc., porte dans la franchise de sa situation un avertissement aussi lumineux que la lanterne rouge de la prostitution, ou que les quinquets du Trente-et-Quarante. Un homme sait alors qu'il s'en va là de sa ruine. Mais la doucereuse honnêteté, mais les sem­blants de vertu, mais les façons hypocrites d'une femme mariée qui ne laisse jamais voir que les besoins vulgaires d'un ménage, et qui se refuse en apparence aux folies, entraîne à des ruines sans éclat, et qui sont d'autant plus singulières qu'on les excuse en ne se les expliquant point. Cette tirade ira comme une flèche au cœur de bien des familles. On voit des Mme Marneffe à tous les étages de l'Etat social, et même au milieu des cours…
A chaque présent, c'était un fort à emporter, une conscience à violer. Le pauvre baron employait des stratagèmes pour offrir une bagatelle, fort chère d'ailleurs, en s'applaudissant de rencontrer enfin une vertu, de trouver la réalisation de ses rêves. Dans ce ménage, primitif (disait-il), le baron était aussi dieu que chez lui. M. Marneffe paraissait être à mille lieues de croire que le Jupiter de son ministère eût l'intention de descendre en pluie d'or chez sa femme, et il se faisait le valet de son auguste chef.
Mme Marneffe, âgée de vingt-trois ans, bourgeoise pure et timorée, fleur cachée dans la rue du Doyenné, devait ignorer les dépravations et la démoralisation courtisanesques qui maintenant causaient d'affreux dégoûts au baron, car il n'avait pas encore connu les charmes de la vertu qui combat, et la craintive Valérie les lui faisait savourer, comme dit la chanson, tout le long de la rivière.
- J'ai tous les dehors de l'honnêteté, reprit Mme Mar­neffe en posant sa main sur la main de Lisbeth comme pour en accepter la foi, je suis une femme mariée et je suis ma maîtresse, à tel point que le matin, en partant au minis­tère, s'il prend fantaisie à Marneffe de me dire adieu et qu'il trouve la porte de ma chambre fermée, il s’en va tout tranquillement. Si je ne viens pas dîner, il dîne très bien avec la bonne, car la bonne est toute à monsieur, et, tous les soirs, après le dîner, il sort pour ne rentrer qu'à minuit ou une heure. Malheureusement, depuis un an, me voilà sans femme de chambre, ce qui veut dire que, depuis un an, je suis veuve ... Je n'ai eu qu'une passion, un bonheur ... c'était un riche Brésilien parti depuis un an, ma seule faute! Il est allé vendre ses biens, tout réaliser pour pouvoir s'établir en France. Que trouvera-t-il de sa Valérie? un fumier. Bah! ce sera sa faute et non la mienne, pourquoi tarde-t-il tant à revenir? Peut-être aussi aura-t-il fait naufrage, comme ma vertu.
En vraie créole de Paris, Mme Maneffe abhorrait la peine, elle avait la nonchalance des chattes qui ne courent et ne s'élancent que forcées par la nécessité. Pour elle, la vie devait être tout plaisir, et le plaisir devait être sans difficultés. Elle aimait les fleurs, pourvu qu'on les lui fit venir chez elle. Elle ne concevait pas une partie de spec­tacle, sans une bonne loge toute à elle, et une voiture pour s'y rendre. Ces goûts de courtisane, Valérie les tenait de sa mère, comblée par le général Montcomet pendant les séjours qu'il faisait à Paris, et qui, pendant vingt ans, avait vu tout le monde à ses pieds; qui, gaspilleuse, avait tout dissipé, tout mangé dans cette vie luxueuse dont le programme est perdu depuis la chute de Napoléon. Les grands de l'Empire ont égalé, dans leurs folies, les grands seigneurs d'autrefois (…)
La puissante étreinte de la misère qui mordait au sang Valérie le jour où, selon l'expression de Marneffe, elle avait fait Hulot, avait décidé cette jeune femme à prendre sa beauté pour moyen de fortune. Aussi, depuis quelques jours éprouvait-elle le besoin d'avoir auprès d'elle, à l'instar de sa mère, une amie dévouée à qui l'on confie ce qu'on doit cacher à une femme de chambre, et qui peut agir, aller, venir, penser pour nous, une âme damnée enfin, consentant à un partage inégal de la vie. Or, elle avait deviné, tout aussi bien que Lisbeth, les intentions dans lesquelles le baron voulait la lier avec la cousine Bette. Conseillée par la redoutable intelligence de la créole pari­sienne qui passe ses heures étendue sur un divan, à pro­mener la lanterne de son observation dans tous les coins obscurs des âmes, des sentiments et des intrigues, elle avait inventé de se faire un complice de l'espion. Proba­blement cette terrible indiscrétion était préméditée; elle avait reconnu le vrai caractère de cette ardente fille, pas­sionnée à vide, et voulait se l'attacher.
Mme Marneffe avait fini, comme on voit, par tellement fasciner le vieux beau de l'Empire, qu'il croyait lui faire commettre sa première faute, et lui avoir inspiré assez de passion pour lui faire oublier tous ses devoirs. Elle se disait abandonnée par l'infâme Marneffe, après trois jours de mariage, et par d'épouvantables motifs. Depuis, elle était restée la plus sage jeune fille, et très heureuse, car le mariage lui paraissait une horrible chose. De là venait sa tristesse actuelle.
- S'il en était de l'amour comme du mariage ? dit-elle en pleurant.
Ces coquets mensonges, que débitent presque toutes les femmes dans la situation où se trouvait Valérie, faisaient entrevoir au baron les roses du septième ciel. Aussi, Valérie fit-elle des façons, tandis que l'amoureux artiste et Hor­tense attendaient peut-être impatiemment que la baronne eût donné sa dernière bénédiction et son dernier baiser à la jeune fille.
Ainsi, la rareté des entrevues maintenait chez Crevel le désir à l'état de passion. Il s'y heurtait toujours contre la dureté vertueuse de Valérie­ qui jouait le remords, qui parlait de ce que son père devait penser d'elle dans le paradis des braves. Il avait à vaincre une espèce de froideur de laquelle la fine commère lui faisait croire qu'il triomphait, elle paraissait céder à la passion folle de ce bourgeois; mais elle reprenait, comme honteuse, son orgueil de femme décente et ses airs de vertu, ni plus ni moins qu'une Anglaise, et aplatissait toujours son Crevel sous le poids de sa dignité, car Crevel l'avait de prime abord avalée vertueuse. Enfin, Valérie pos­sédait des spécialités de tendresse qui la rendaient indis­pensable à Crevel aussi bien qu'au baron. En présence du monde, elle offrait la réunion enchanteresse de la candeur pudique et rêveuse, de la décence irréprochable, et de l'esprit rehaussé par la gentillesse, par la grâce, par les manières de la créole; mais, dans le tête-à-tête, elle dépassait les courtisanes, elle y était drôle, amusante, fertile en inventions nouvelles. Ce contraste plaît énormément à l'individu du genre Crevel; il est flatté d'être l'unique auteur de cette comédie, il la croit jouée à son seul profit, et il rit de cette délicieuse hypocrisie, en admirant la comédienne.
Valérie, protégée par ces deux passions en sentinelle à ses côtés et par un mari jaloux, attirait tous les regards, excitait tous les désirs, dans le cercle où elle rayonnait. Ainsi, tout en gardant les apparences, elle était arrivée, en trois ans environ, à réaliser les conditions les plus difficiles du succès que cherchent les courtisanes, et qu'elles accomplissent si rarement, aidées par le scandale, par leur audace et par l'éclat de leur vie au soleil. Comme un diamant bien taillé que Chanor aurait délicieusement serti, la beauté de Valérie, naguère enfouie dans la mine de la rue du Doyenné, valait plus que sa valeur, elle faisait des malheureux !...
Ce soir-là, par un de ces bonheurs qui n'arrivent qu'aux jolies femmes, Valérie était délicieusement mise. Sa blanche poitrine étincelait serrée dans une guipure dont les tons roux faisaient valoir le satin mat de ces belles épaules des Parisiennes qui savent (par quels procédés, on l'ignore !) avoir de belles chairs et rester sveltes. Vêtue d'une robe de velours noir qui semblait à chaque instant près de quitter ses épaules, elle était coiffée en dentelle mêlée à des fleurs à grappes. Ses bras, à la fois mignons et potelés, sortaient de manches à sabots fourrées de dentelles. Elle ressemblait à ces beaux fruits coquettement arrangés dans une belle assiette et qui donnent des démangeaisons à l'acier du couteau.
Après trois ans de mariage, Hortense était avec son mari comme un chien avec son maître, elle répondait à tous ses mouvements par un regard qui ressemblait à une interrogation, elle tenait toujours les yeux sur lui, comme un avare sur son trésor, elle attendrissait par son abnégation admiratrice. On reconnaissait en elle le génie et les conseils de sa mère. Sa beauté, toujours la même, était alors altérée poétiquement, d'ailleurs, par les ombres douces d'une mélancolie cachée. - La femme, dit Hulot, est un être inexplicable. - Je l'explique, dit Crevel: nous sommes vieux, le Brésilien est jeune et beau ... - Oui, c'est vrai, dit Hulot, je l'avoue, nous vieillissons. Mais, mon ami, comment renoncer à voir ces belles créa­tures se déshabillant, roulant leurs cheveux, nous regar­dant avec un fin sourire à travers leurs doigts quand elles mettent leurs papillotes, faisant toutes leurs mines, débi­tant leurs mensonges, et se disant peu aimées, quand elles nous voient harassés par les affaires, et nous distrayant malgré tout ? - Oui, ma foi! c'est la seule chose agréable de la vie ... s'écria Crevel. Ah! quand un minois vous sourit, et qu'on vous dit : « Mon bon chéri, sais-tu combien tu es aimable ! Moi, je suis sans doute autrement faite que les autres femmes qui se passionnent pour de petits jeunes gens à barbe de bouc, des drôles qui fument, et grossiers comme des laquais! car leur jeunesse leur donne une insolence ! ... Enfin, ils viennent, ils vous disent bonjour et ils s'en vont... Moi, que tu soupçonnes de coquetterie, je préfère à ces moutards les gens de cinquante ans, on garde ça longtemps; c'est dévoué, ça sait qu'une femme se retrouve difficilement, et ils nous apprécient... Voilà pourquoi je t'aime, grand scélérat!... » Et elles accompagnent ces espèces d'aveux, de minauderies, de gentillesses, de…Ah ! c'est faux comme des programmes d'hôtel de ville. - Le mensonge vaut souvent mieux que la vérité, dit Hulot en se rappelant quelques scènes charmantes évo­quées par la pantomime de Crevel qui singeait Valérie. On est forcé de travailler le mensonge, de coudre des paillettes à ses habits de théâtre ... - Et puis enfin, on les a, ces menteuses ! dit brutalement Crevel. - Valérie est une fée, cria le baron, elle vous métamor­phose un vieillard en jeune homme… - Ah! oui, reprit Crevel, c'est une anguille qui vous coule entre les mains; mais c'est la plus jolie des anguilles... blanche et douce comme du sucre!... drôle comme Arnal, et des inventions! Ah! - Oh! oui, elle est bien spirituelle! s'écria le baron ne pensant plus à sa femme.
Ainsi, Wenceslas Steinbock, qui depuis trois ans adorait sa femme, et qui se savait un dieu pour elle, fut tellement piqué de se voir à peine remarqué par Mme Mar­neffe, qu'il se fit un point d'honneur en lui-même d'en obtenir quelque attention. En comparant Valérie à sa femme, il donna l'avantage à la première. Hortense était une belle chair, comme le disait Valérie à Lisbeth; mais il y avait en Mme Marneffe l'esprit dans la forme et le piquant du vice. Le dévouement d'Hortense est un sentiment qui, pour un mari, lui semble dû; la conscience de l'immense valeur d'un amour absolu se perd bientôt, comme le débiteur se figure, au bout de quelque temps, que le prêt est à lui. Cette loyauté sublime devient en quelque sorte le pain quotidien de l'âme, et l'infidélité séduit comme une friandise. La femme dédaigneuse, une femme dangereuse surtout, irrite la curiosité, comme les épices relèvent la bonne chère. Le mépris, si bien joué par Valérie, était d'ailleurs une nouveauté pour Wenceslas, après trois ans de plaisirs faciles. Hortense fut la femme et Valérie fut la maîtresse. Beaucoup d'hommes veulent avoir ces deux éditions du même ouvrage, quoique ce soit une immense preuve d'infériorité chez un homme que de ne pas savoir faire de sa femme sa maîtresse. On doit avoir toutes les femmes dans la sienne.
Le lendemain, Valérie se mit sous les armes en faisant une de ces toilettes que les Parisiennes inventent quand elles veulent jouir de tous leurs avantages. Elle s'étudia dans cette œuvre, comme un homme qui va se battre repasse ses feintes et ses rompus. Pas un pli, pas une ride. Valérie avait sa plus belle blancheur, sa mollesse, sa finesse. Enfin ses mouches attiraient insensiblement le regard. On croit les mouches du dix-huitième siècle per­dues ou supprimées ; on se trompe. Aujourd'hui les femmes, plus habiles que celles du temps passé, mendient le coup de lorgnette par d'audacieux stratagèmes. Telle découvre, la première, cette cocarde de rubans, au centre de laquelle on met un diamant, et elle accapare les regards pendant toute une soirée; telle autre ressuscite la résille ou se plante un poignard dans les cheveux pour faire penser à sa jarre­tière; celle-ci se met des poignets en velours noir; celle-là reparaît avec des barbes. Ces sublimes efforts, ces Austerlitz de la coquetterie ou de l'amour deviennent alors des modes pour les sphères inférieures, au moment où les heureuses créatrices en cherchent d'autres. Pour cette soirée, où Valérie voulait réussir, elle se posa trois mouches. Elle s'était fait peigner avec une eau qui chan­gea, pour quelques jours, ses cheveux blonds en cheveux cendrés. Mme Steinbock étant d'un blond ardent, elle vou­lut ne lui ressembler en rien. Cette couleur nouvelle donna quelque chose de piquant et d'étrange à Valérie qui préoc­cupa ses fidèles à tel point, que Montès lui dit : « Qu'avez-­vous donc ce soir ? » Puis elle se mit un collier de velours noir assez large qui fit ressortir la blancheur de sa poitrine. La troisième mouche pouvait se comparer à l'ex-assassine de nos grand-mères. Valérie se planta le plus joli petit bouton de rose au milieu de son corsage, en haut du busc, dans le creux le plus mignon. C'était à faire baisser les regards de tous les hommes au-dessous de trente ans.
En ce moment, Valérie apportait elle-même à Steinbock une tasse de thé. C'était plus qu'une distinction, c'était une faveur. Il y a, dans la manière dont une femme s'acquitte de cette fonction, tout un langage; mais les femmes le savent bien; aussi est-ce une étude curieuse à faire que celle de leurs mouvements, de leurs gestes, de leurs regards, de leur ton, de leur accent, quand elles accomplis­sent cet acte de politesse en apparence si simple. Depuis la demande: Prenez-vous du thé? - Voulez-vous du thé? - Une tasse de thé? - froidement formulée, et l'ordre d'en apporter donné à la nymphe qui tient l'urne, jusqu'à l'énorme poème de l'Odalisque venant de la table à thé, la tasse à la main, jusqu'au pacha du cœur et la lui présentant d'un air soumis, l'offrant d'une voix caressante, avec un regard plein de promesses voluptueuses, un physiologiste peut observer tous les sentiments féminins, depuis l'aversion, depuis l'indifférence, jusqu'à la déclaration de Phèdre à Hippolyte. Les femmes peuvent là se faire, à volonté, méprisantes jusqu'à l'insulte, humbles jusqu'à l'esclavage de l'Orient. Valérie fut plus qu'une femme, elle fut le serpent fait femme, elle acheva son œuvre diabolique en marchant jusqu'à Steinbock, une tasse de thé à la main.
De même que Crevel se mettait en position, toutes les femmes ont une attitude victorieuse, une pose étudiée, où elles se font irrésistiblement admirer. On en voit qui, dans les salons, passent leur vie à regarder la dentelle de leurs chemisettes et à remettre en place les épaulettes de leurs robes, ou bien à faire jouer les brillants de leur prunelle en contemplant les corniches. Mme Marneffe, elle, ne triomphait pas en face comme toutes les autres. Elle se retourna brusquement pour aller à la table à thé retrouver Lisbeth. Ce mouvement de danseuse agitant sa robe, par lequel elle avait conquis Hulot, fascina Steinbock.
- On ne marie pas aujourd'hui, sans dot, une fille aussi belle que l'est Mlle Hortense, reprit Crevel en reprenant son air pincé. Votre fille est une de ces beautés effrayantes pour les maris; c'est comme un cheval de luxe qui exige trop de soins coûteux pour avoir beaucoup d'acquéreurs. Allez donc à pied avec une pareille femme au bras? tout le monde vous regardera, vous suivra, désirera votre épouse. Ce succès inquiète beaucoup de gens qui ne veulent pas avoir des amants à tuer; car, après tout, on n'en tue jamais qu'un. Vous ne pouvez, dans la situation où vous êtes, marier votre fille que de trois manières : par mon secours, vous n'en voulez pas ! et d'un ; en trouvant un vieillard de soixante ans, très riche, sans enfants, et qui voudrait en avoir, c'est difficile, mais cela se rencontre, il y a tant de vieux qui prennent des Josépha, des Jenny Cadine, pourquoi n'en rencontrerait­-on pas un qui ferait la même bêtise légitimement ? ... Si je n'avais pas ma Célestine et nos deux petits-enfants, j'épouserais Hortense. Et de deux! La dernière manière est la plus facile (…) Paris est une ville où tous les gens d'énergie qui pous­sent comme des sauvageons sur le territoire français, se donnent rendez-vous, et il y grouille bien des talents, sans feu ni lieu, des courages capables de tout, même de faire fortune (...) Eh bien! l'un de ces condottieri, comme on dit, de la commandite, de la plume ou de la brosse, est le seul être, à Paris, capable d'épouser une belle fille sans le sou, car ils ont tous les genres de courage.
Valérie voulait se trouver dans un milieu plein de fraîcheur afin de plaire à M. le directeur, et plaire assez pour avoir le droit d'être cruelle, de lui tenir la dragée haute, comme à un enfant, en employant les ressources de la tactique moderne. Elle avait jugé Hulot. Laissez vingt-quatre heures à une Parisienne aux abois, elle boule­verserait un ministère.
Cet homme de l'Empire, habitué au genre Empire, devait ignorer absolument les façons de l'amour moderne. Les nouveaux scrupules, les différentes conversations inventées depuis 1830, et où la pauvre faible femme finit par se faire considérer comme la victime des désirs de son amant, comme une sœur de charité qui panse des blessures, comme un ange qui se dévoue. Ce nouvel art d'aimer consomme énormément de paroles évangéliques à l'œuvre du diable. La passion est un martyre. On aspire à l'idéal, à l'infini, de part et d'autre l'on veut devenir meilleurs par l'amour. Toutes ces belles phrases sont un prétexte à mettre encore plus d'ardeur dans la pratique, plus de rage dans les chutes que par le passé. Cette hypocrisie, le caractère de notre temps, a gangrené la galanterie. On est deux anges, et l'on se comporte comme deux démons, si l'on peut. L'amour n'avait pas le temps de s'analyser ainsi lui-même entre deux campagnes, et, en 1809, il allait aussi vite que l'Empire, en succès. Or, sous la Restauration, le bel Hulot, en redevenant homme à femmes, avait d'abord consolé quelques anciennes amies alors tombées, comme des astres éteints, du firmament politique, et de là, vieil­lard, il s'était laissé capturer par les Jenny Cadine et les Josépha.
Mme Marneffe avait dressé ses batteries en apprenant les antécédents du directeur, que son mari lui raconta longuement, après quelques renseignements pris dans les bureaux. La comédie du sentiment moderne pouvant avoir pour le baron le charme de la nouveauté, le parti de Valérie était pris, et, disons-le, l'essai qu'elle fit de sa puissance pendant cette matinée répondit à toutes ses espérances. Grâce à ces manœuvres sentimentales, romanesques et romantiques, Valérie obtint, sans avoir rien promis, la place de sous-chef et la croix de la Légion d'honneur pour son mari.
Cette petite guerre n'alla pas sans des dîners au Rocher-­de-Cancale, sans des parties de spectacles, sans beaucoup de cadeaux en mantilles, en écharpes, en robes, en bijoux. L'appartement de la rue du Doyenné déplaisait, le baron complota d'en meubler un magnifiquement, rue Vaneau, dans une charmante maison moderne.
M. Marneffe obtint un congé de quinze jours, à prendre dans un mois, pour aller régler des affaires d'intérêt dans son pays, et une gratification. Il se promit de faire un petit voyage en Suisse pour y étudier le beau sexe.
Les passions vraies ont leur instinct. Mettez un gourmand à même de prendre un fruit dans un plat, il ne se trompera pas et saisira, même sans voir, le meilleur. De même, laissez aux jeunes filles bien élevées le choix absolu de leurs maris, si elles sont en position d'avoir ceux qu'elles désigneront, elles se tromperont rarement. La nature est infaillible. L'œuvre de la nature, en ce genre s'appelle : aimer à première vue. En amour, la première vue est tout bonnement la seconde vue.
Ah! il est bien heureux de remplacer du jour au lendemain Josépha ! dit Crevel en continuant. Mais je n'en suis pas étonné, car il me disait, un soir à souper, que, dans sa jeunesse, pour n'être pas au dépourvu, il avait toujours trois maîtresses, celle qu'il était en train de quitter, la régnante et celle à laquelle il faisait la cour pour l'avenir. Il devait tenir en réserve quelque grisette dans son vivier! dans son parc aux cerfs! Il est très Louis XV, le gaillard! Oh ! est-il heureux d'être bel homme! Néan­moins, il vieillit, il est marqué ... il aura donné dans quel­que petite ouvrière.
Pour quiconque observe le monde social, ce sera toujours un objet d'admiration que la plénitude, la perfection et la rapidité des conceptions chez les natures vierges.
La virginité, comme toutes les monstruosités, a des richesses spéciales, des grandeurs absorbantes. La vie, dont les forces sont économisées, a pris chez l'individu vierge une qualité de résistance et de durée incalculable. Le cer­veau s'est enrichi dans l'ensemble de ses facultés réservées. Lorsque les gens chastes ont besoin de leur corps ou de leur âme, qu'ils recourent à l'action ou à la pensée, ils trouvent alors de l'acier dans leurs muscles ou de la science infuse dans leur intelligence, une force diabolique ou la magie noire de la volonté (…)
En un moment donc la cousine Bette devint le Mohican dont les pièges sont inévitables, dont la dissimulation est impénétrable, dont la décision rapide est fondée sur la per­fection inouïe des organes. Elle fut la haine et la vengeance sans transaction, comme elles sont en Italie, en Espagne et en Orient. Ces deux sentiments, qui sont doublés de l'amitié, de l'amour poussés jusqu'à l'absolu, ne sont connus que dans les pays baignés de soleil. Mais Lisbeth fut surtout fille de la Lorraine, c'est-à-dire résolue à tromper.
Samson n'est rien, là. C'est le cadavre de la force. Dalila, c'est la passion qui ruine tout. - Eh bien! reprit-elle, voilà comment je comprends la composition. Samson s'est réveillé sans cheveux comme beaucoup de dandies à faux toupets. Le héros est là sur le bord du lit, vous n'avez donc qu'à en figurer la base, cachée par des linges, par des draperies. Il est là comme Marius sur les ruines de Carthage, les bras croisés, la tête rasée, Napoléon à Sainte-Hélène, quoi! Dalila est à genoux, à peu près comme la Madeleine de Canova. Quand une fille a ruiné son homme elle l'adore. Selon moi, la Juive a eu peur de Samson, terrible, puissant, mais elle a dû aimer Samson devenu petit garçon. Donc, Dalila déplore sa faute, elle voudrait rendre à son amant ses che­veux, elle n'ose pas le regarder, et elle le regarde en sou­riant, car elle aperçoit son pardon dans la faiblesse de Samson. Ce groupe, et celui de la farouche Judith, seraient la femme expliquée. La vertu coupe la tête, le vice ne vous coupe que les cheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs! Oui, si je n'avais pas eu le malheur de rencontrer ce vieux roquentin, je posséderais encore Josépha; car, moi, voyez-vous, je ne l'aurais jamais mise au théâtre, elle serait restée obscure, sage, et à moi. Oh! si vous l'aviez vue, il y a huit ans: mince et nerveuse, le teint doré d'une Andalouse, comme on dit, les cheveux noirs et lui­sants comme du satin, un œil à longs cils bruns qui jetait des éclairs, une distinction de duchesse dans les gestes, la modestie de la pauvreté, de la grâce honnête, de la gentil­lesse comme une biche sauvage. Par la faute du sieur Hulot, ces charmes, cette pureté, tout est devenu piège à loup, chatière à pièces de cent sous. La petite est la reine des impures, comme on dit.
« Je suis à croquer ! » se dit-elle en repassant ses attitudes dans la glace, absolument comme une danseuse fait ses pliés.
Adeline choisit avec soin les éléments de sa toilette; mais la femme pieuse et chaste resta chastement mise, malgré ses petites inventions de coquetterie. A quoi bon des bas de soie gris tout neufs, des souliers en satin à cothurnes, puisqu'elle ignorait totalement l'art d'avancer, au moment décisif, un joli pied en le faisant dépasser de quelques lignes une robe à demi soulevée pour ouvrir des horizons au désir ! Elle mit bien sa plus jolie robe de mousseline à fleurs peintes, décolletée et à manches courtes ; mais, épouvantée de ses nudités, elle couvrit ses beaux bras de manches en gaze claire, elle voila sa poitrine et ses épaules d'un fichu brodé. Sa coiffure à l'anglaise lui parut être trop significative, elle en éteignit l'entrain par un très joli bonnet; mais, avec ou sans bonnet, eût-elle su jouer avec ses rouleaux dorés pour exhiber, pour faire admirer ses mains en fuseau ?... Voici quel fut son fard. La certitude de sa criminalité, les prépa­ratifs d'une faute délibérée causèrent à cette sainte femme une violente fièvre qui lui rendit l'éclat de la jeunesse pour un moment. Ses yeux brillèrent, son teint resplendit. Au lieu de se donner un air séduisant, elle se vit en quelque sorte un air dévergondé qui lui fit horreur
La pauvre Adeline, incapable d'inventer une mouche, de se poser un bouton de rose dans le beau milieu du corsage, de trouver les stra­tagèmes de toilette destinés à réveiller chez les hommes des désirs amortis, ne fut que soigneusement habillée. N'est pas courtisane qui veut ! La femme est le potage de l'hom­me, a dit plaisamment Molière par la bouche du judicieux Gros-René. Cette comparaison suppose une sorte de science culinaire en amour. La femme vertueuse et digne serait alors le repas homérique, la chair jetée sur les charbons ardents. La courtisane, au contraire, serait l'œuvre de Ca­rême avec ses condiments, avec ses épices et ses recher­ches. La baronne ne pouvait pas, ne savait pas servir sa blanche poitrine dans un magnifique plat de guipure, à l'instar de Mme Marneffe. Elle ignorait le secret de certai­nes attitudes, l'effet de certains regards.
Valérie ôta son peignoir, elle était en chemise, elle se trouva dans sa robe de chambre comme une cou­leuvre sous sa touffe d'herbe. Elle se posa de manière à rendre Crevel, comme a dit Rabelais, déchaussé de sa cervelle jusqu'aux talons, tant elle fut drôle et sublime de nu visible à travers le brouillard de la batiste.
Le lendemain à midi, après un succulent déjeuner, Hulot vit entrer un de ces vivants chefs-d'œuvre que Paris, seul au monde, peut fabriquer à cause de l'incessant concubinage du luxe et de la misère, du vice et de l'honnêteté, du désir réprimé et de la tentation renaissante, qui rend cette ville l'héritière des Ninive, des Babylone et de la Rome impériale. Mlle Olympe Bijou, petite fille de seize ans, montra le visage sublime que Raphaël a trouvé pour ses vierges… Le baron, repris par la main griffue de la volupté, sentit toute sa vie s'échapper par ses yeux. Il oublia tout devant cette sublime créature. - Et, lui dit Josépha dans l'oreille, c'est garanti neuf …
Séraphine Sinet, dite Carabine, en sa qualité de maîtresse en titre de l'amphitryon, était venue l'une des premières, et faisait resplendir sous les nappes de lumière ses épaules sans rivales à Paris, un cou tourné comme par un tourneur, sans un pli ! son visage mutin et sa robe de satin broché, bleu sur bleu, ornée de dentelles d'Angleterre en qualité suffisante à nourrir un village pendant un mois. La jolie Jenny Cadine, qui ne jouait pas à son théâtre, et dont le portrait est trop connu pour en dire quoi que ce soit, arriva dans une toilette d'une richesse fabuleuse. Une partie est toujours pour ces dames un Longchamp de toilettes, où chacune d'elles veut faire obtenir un prix à son million­naire, en disant ainsi à ses rivales: « Voilà le prix que je vaux! » Une troisième femme, sans doute au début de la carrière, regardait, presque honteuse, le luxe des deux commères posées et riches. Simplement habillée en cachemire blanc orné de passementeries bleues, elle avait été coiffée en fleurs, par un coiffeur du genre Merlan dont la main mal­habile avait donné, sans le savoir, les grâces de la niaiserie à des cheveux blonds adorables. Encore gênée dans sa robe, elle avait la timidité, selon la phrase consacrée, inséparable d'un premier début. Elle arrivait de Valognes pour placer à Paris une fraîcheur désespérante, une candeur à irriter le désir chez un mourant, et une beauté digne de toutes celles que la Normandie a déjà fournies aux différents théâtres de la capitale. Les lignes de cette figure intacte offraient l'idéal de la pureté des anges. Elle se nommait Cydalise.
Au moment où Cydalise et le baron montaient, Valérie, debout devant la cheminée, où brûlait une falourde, se faisait lacer par Wenceslas. C'est le moment où la femme qui n'est ni trop grasse ni trop maigre, comme était la fine, l'élégante Valérie, offre des beautés surnaturelles. La chair rosée, à teintes moites, sollicite un regard des yeux les plus endormis. Les lignes du corps, alors si peu voilé, sont si nettement accusées par les plis éclatants du jupon et par le basin du corset, que la femme est irrésistible, comme tout ce qu'on est obligé de quitter. Le visage heu­reux et souriant dans le miroir, le pied qui s'impatiente, la main qui va réparant le désordre des boucles de la coif­fure mal reconstruite, les yeux où déborde la reconnais­sance; puis le feu du contentement qui, semblable à un coucher de soleil, embrase les plus menus détails de la physionomie, tout de cette heure en fait une mine à sou­venirs !... Les femmes connaissent si bien leur puissance en ce moment qu'elles y trouvent toujours ce qu'on peut appeler le regain du rendez-vous.
Dix minutes après, cette jeune personne revint, tenant par la main une fille de quinze ans et demi, d'une beauté tout italienne. Mlle Judici tenait du sang paternel cette peau jaunâtre au jour, qui le soir, aux lumières, devient d'une blancheur éclatante, des yeux d'une grandeur, d'une forme, d'un éclat oriental. des cils fournis et recourbés qui ressemblaient à de petites plumes noires, une chevelure d'ébène, et cette majesté native de la Lombardie qui fait croire à l'étranger, quand il se promène le dimanche à Milan, que les filles des portiers sont autant de reines. La baronne poussa un pro­fond soupir en voyant ce chef-d'œuvre féminin dans la boue de la prostitution, et jura de la ramener à la vertu.
Au commencement du mois de décembre 1845, Célestine prit pour fille de cuisine, une grosse Normande d’Isigny, à taille courte, à bons bras rouges, munie d'un visage commun, bête comme une pièce de circonstance, et qui se décida difficilement à quitter le bonnet de coton classique dont se coiffent les filles de la Basse-Normandie. Cette fille, douée d'un embonpoint de nourrice, semblait près de faire éclater la cotonnade dont elle entourait son corsage. On eût dit que sa figure rougeaude avait été taillée dans du caillou; tant les jaunes contours en étaient fermes. On ne fit naturellement aucune attention dans la maison, à l'entrée de cette fille appelée Agathe, la vraie fille délurée que la province envoie journellement à Paris. Elle tenta médiocrement le cuisinier, tant elle était grossière dans son langage, car elle avait servi les rouliers, elle sortait d'une auberge de faubourg, et au lieu de faire la conquête du chef et d'obtenir de lui qu'il lui montrât le grand art de la cuisine, elle fut l'objet de son mépris.
Le lendemain à midi, après un succulent déjeuner, Hulot vit entrer un de ces vivants chefs-d'œuvre que Paris, seul au monde, peut fabriquer à cause de l'incessant concubinage du luxe et de la misère, du vice et de l'honnêteté, du désir réprimé et de la tentation renaissante, qui rend cette ville l'héritière des Ninive, des Babylone et de la Rome impériale. Mlle Olympe Bijou, petite fille de seize ans, montra le visage sublime que Raphaël a trouvé pour ses vierges… Le baron, repris par la main griffue de la volupté, sentit toute sa vie s'échapper par ses yeux. Il oublia tout devant cette sublime créature. - Et, lui dit Josépha dans l'oreille, c'est garanti neuf …
Séraphine Sinet, dite Carabine, en sa qualité de maîtresse en titre de l'amphitryon, était venue l'une des premières, et faisait resplendir sous les nappes de lumière ses épaules sans rivales à Paris, un cou tourné comme par un tourneur, sans un pli ! son visage mutin et sa robe de satin broché, bleu sur bleu, ornée de dentelles d'Angleterre en qualité suffisante à nourrir un village pendant un mois. La jolie Jenny Cadine, qui ne jouait pas à son théâtre, et dont le portrait est trop connu pour en dire quoi que ce soit, arriva dans une toilette d'une richesse fabuleuse. Une partie est toujours pour ces dames un Longchamp de toilettes, où chacune d'elles veut faire obtenir un prix à son million­naire, en disant ainsi à ses rivales: « Voilà le prix que je vaux! » Une troisième femme, sans doute au début de la carrière, regardait, presque honteuse, le luxe des deux commères posées et riches. Simplement habillée en cachemire blanc orné de passementeries bleues, elle avait été coiffée en fleurs, par un coiffeur du genre Merlan dont la main mal­habile avait donné, sans le savoir, les grâces de la niaiserie à des cheveux blonds adorables. Encore gênée dans sa robe, elle avait la timidité, selon la phrase consacrée, inséparable d'un premier début. Elle arrivait de Valognes pour placer à Paris une fraîcheur désespérante, une candeur à irriter le désir chez un mourant, et une beauté digne de toutes celles que la Normandie a déjà fournies aux différents théâtres de la capitale. Les lignes de cette figure intacte offraient l'idéal de la pureté des anges. Elle se nommait Cydalise.
Au moment où Cydalise et le baron montaient, Valérie, debout devant la cheminée, où brûlait une falourde, se faisait lacer par Wenceslas. C'est le moment où la femme qui n'est ni trop grasse ni trop maigre, comme était la fine, l'élégante Valérie, offre des beautés surnaturelles. La chair rosée, à teintes moites, sollicite un regard des yeux les plus endormis. Les lignes du corps, alors si peu voilé, sont si nettement accusées par les plis éclatants du jupon et par le basin du corset, que la femme est irrésistible, comme tout ce qu'on est obligé de quitter. Le visage heu­reux et souriant dans le miroir, le pied qui s'impatiente, la main qui va réparant le désordre des boucles de la coif­fure mal reconstruite, les yeux où déborde la reconnais­sance; puis le feu du contentement qui, semblable à un coucher de soleil, embrase les plus menus détails de la physionomie, tout de cette heure en fait une mine à sou­venirs !... Les femmes connaissent si bien leur puissance en ce moment qu'elles y trouvent toujours ce qu'on peut appeler le regain du rendez-vous.
Dix minutes après, cette jeune personne revint, tenant par la main une fille de quinze ans et demi, d'une beauté tout italienne. Mlle Judici tenait du sang paternel cette peau jaunâtre au jour, qui le soir, aux lumières, devient d'une blancheur éclatante, des yeux d'une grandeur, d'une forme, d'un éclat oriental. des cils fournis et recourbés qui ressemblaient à de petites plumes noires, une chevelure d'ébène, et cette majesté native de la Lombardie qui fait croire à l'étranger, quand il se promène le dimanche à Milan, que les filles des portiers sont autant de reines. La baronne poussa un pro­fond soupir en voyant ce chef-d'œuvre féminin dans la boue de la prostitution, et jura de la ramener à la vertu.
Au commencement du mois de décembre 1845, Célestine prit pour fille de cuisine, une grosse Normande d’Isigny, à taille courte, à bons bras rouges, munie d'un visage commun, bête comme une pièce de circonstance, et qui se décida difficilement à quitter le bonnet de coton classique dont se coiffent les filles de la Basse-Normandie. Cette fille, douée d'un embonpoint de nourrice, semblait près de faire éclater la cotonnade dont elle entourait son corsage. On eût dit que sa figure rougeaude avait été taillée dans du caillou; tant les jaunes contours en étaient fermes. On ne fit naturellement aucune attention dans la maison, à l'entrée de cette fille appelée Agathe, la vraie fille délurée que la province envoie journellement à Paris. Elle tenta médiocrement le cuisinier, tant elle était grossière dans son langage, car elle avait servi les rouliers, elle sortait d'une auberge de faubourg, et au lieu de faire la conquête du chef et d'obtenir de lui qu'il lui montrât le grand art de la cuisine, elle fut l'objet de son mépris.
61 - Petites misères de la vie conjugale, 1845
Tiens, Caroline, amusons-nous. Il faut bien que tu mettes ta nouvelle robe (la pareille à celle de madame Deschars), et... ma foi, nous irons voir quelque bêtise aux Variétés. Ces sortes de propositions rendent toujours les femmes légitimes de la plus belle humeur. Et d'aller ! Adolphe a commandé pour deux chez Borel, au Rocher de Cancale, un joli petit dîner fin. (…) Les femmes, dans un dîner privé, mangent peu, leur secret harnais les gêne, elles ont le corset de parade, elles sont en présence de femmes dont les yeux et la langue sont également redoutables. Elles aiment, non pas la bonne, mais la jolie chère : sucer des écrevisses, gober des cailles au gratin, tortiller l'aile d'un coq de bruyère, et commencer par un morceau de poisson bien frais relevé par une de ces sauces qui font la gloire de la cuisine française. La France règne par le goût en tout: le dessin, les modes, etc. La sauce est le triomphe du goût en cuisine. Donc, grisettes, bourgeoises et duchesses, sont enchantées d'un bon petit dîner arrosé de vins exquis, pris en petite quantité, terminé par des fruits comme il n'en vient qu'à Paris, surtout quand on va digérer ce petit dîner au spectacle, dans une bonne loge, en écoutant des bêtises, celles de la scène, et celles qui se disent à l'oreille pour expliquer celles de la scène. Seulement l'addition du restaurant est de cent francs, la loge en coûte trente, et les voitures, la toilette (gants frais, bouquet, etc.), autant. Cette galanterie monte à un total de cent soixante francs, quelque chose comme quatre mille francs par mois, si l'on va souvent à l'Opéra-Comique, aux Italiens et au Grand Opéra. Quatre mille francs par mois valent aujourd'hui deux millions de capital. Mais votre bonheur conjugal vaut
cela.
- Depuis quelque temps, Adolphe est charmant. Je ne sais pas ce que j'ai fait pour mériter tant de gracieusetés, mais il me comble. Il ajoute du prix à tout par ces délicatesses qui nous impressionnent tant, nous autres femmes ... Après m'avoir menée lundi au Rocher de Cancale, il m'a soutenu que Véry faisait aussi bien la cuisine que Borel, et il a recommencé la partie dont je vous ai parlé, mais en m'offrant au dessert un coupon de loge à l'Opéra. L'on donnait Guillaume Tell, qui, vous le savez, est ma passion. - Vous êtes bien heureuse, répond madame Deschars sèchement et avec une évidente jalousie. - Mais une femme qui remplit bien ses devoirs mérite, il me semble, ce bonheur... Quand cette phrase atroce se promène sur les lèvres d'une femme mariée, il est clair qu'elle fait son devoir, à la façon des écoliers, pour la récompense qu'elle attend. Au collège, on veut gagner des exemptions; en mariage, on espère un châle, un bijou. Donc plus d'amour!
Pendant le déshabiller de votre femme, vous restez étendu sur la causeuse. Quand tombe la robe, vous contemplez la divine apparition qui vous ouvre la porte d'ivoire des châteaux en Espagne. Extase ravissante ! vous voyez la sublime jeune fille!... Elle est blanche comme la voile du galion qui entre à Cadix chargé de trésors. Elle en a les merveilleux bossoirs qui fascinent le négociant avide. Votre femme, heureuse d'être admirée, s'explique alors votre air taciturne. Cette jeune fille sublime, vous la voyez les yeux fermés; elle domine votre pensée, et vous dites alors : Divine !adorable ! Existe--il deux femmes pareilles ? Rose des nuits ! Tour d'ivoire! Vierge céleste ! Étoile du soir et du matin 1
L'amour conjugal, qui, selon les auteurs, est un cas particulier d'amour, a, plus que toute autre chose humaine, sa campagne de France, son funeste 1814. Le diable aime surtout à mettre sa queue dans les affaires des pauvres femmes délaissées, et Caroline en est là.
Caroline en est à rêver aux moyens de ramener son mari. Caroline passe à la maison beaucoup d'heures solitaires, pendant lesquelles son imagination travaille. Elle va, vient, se lève, et souvent elle reste songeuse à sa fenêtre, regardant la rue sans y rien voir, la figure collée aux vitres, et se trouvant comme dans un désert au milieu de ses petits-dunkerques, de ses appartements meublés avec luxe.
Or, à Paris, à moins d’habiter un hôtel à soi, sis entre cour et jardin, toutes les existences sont accouplées. A chaque étage d'une maison, un ménage trouve dans la maison située en face un autre ménage. Chacun plonge à volonté ses regards chez le voisin. Il existe une servitude d'observation mutuelle, un droit de visite commun auquel nul ne peut se soustraire. Dans un temps donné, le matin, vous vous levez de bonne heure, la servante du voisin fait l'appartement, laisse les fenêtres ouvertes et les tapis sur les appuis: vous devinez alors une infinité de choses, et réciproquement. Aussi, dans un temps donné, connaissez-vous les habitudes de la jolie, de la vieille, de la jeune, de la coquette, de la vertueuse femme d'en face, ou les caprices du fat, les inventions du vieux garçon, la couleur des meubles, le chat du second ou du troisième. Tout est indice et matière à divination. Au quatrième étage, une grisette surprise se voit, toujours trop tard, comme la chaste Suzanne, en proie aux jumelles ravies d'un vieil employé à dix huit cent francs, qui devient criminel gratis. Par compensation, un beau surnuméraire, jeune de ses dix-neuf ans, apparaît à une dévote dans le simple appareil d'un homme qui se barbifie. L'observation ne s'endort jamais, tandis que la prudence a ses moments d'oubli. Les rideaux ne sont pas toujours détachés à temps. Une femme avant la chute du jour, s'approche de la fenêtre pour enfiler une aiguille, et le mari d'en face admire alors une tête de Raphaël, qu'il trouve digne de lui, garde national imposant sous les armes. Passez place Saint-Georges et vous pouvez y surprendre les secrets de trois jolies femmes, si vous avez de l'esprit dans le regard.
Oh! la sainte vie privée, où est-elle? Paris est une ville qui se montre quasi nue; à toute heure, une ville essentiellement courtisane et sans chasteté. Pour qu'une existence y ait de la pudeur, elle doit posséder cent mille francs de rente. Les vertus y sont plus chères que les vices. Caroline, dont le regard glisse parfois entre les mousselines protectrices qui cachent son intérieur aux cinq étages de la maison d'en face, finit par observer un jeune ménage plongé dans les joies de la lune de miel, et venu nouvellement au premier devant ses fenêtres. Elle se livre aux observations les plus irritantes. On ferme les persiennes de bonne heure, on les ouvre tard. Un jour Caroline, levée à huit heures, toujours par hasard, voit la femme de chambre apprêtant un bain ou quelque toilette du matin, un délicieux déshabillé. Caroline soupire. Elle se met à l'affût comme un chasseur, elle surprend la jeune femme la figure illuminée par le bonheur. Enfin, à force d'épier ce charmant ménage, elle voit monsieur et madame ouvrant la fenêtre, et légèrement pressés l'un contre l'autre, accoudés au balcon, y respirant l'air du soir. Caroline se donne des maux de nerfs en étudiant sur les rideaux, un soir que l'on oublie de fermer les persiennes, les ombres de ces deux enfants se combattant, dessinant des fantasmagories explicables ou inexplicables. Souvent la jeune femme, assise mélancolique et rêveuse, attend l'époux absent, elle entend le pas d'un cheval, le bruit d'un cabriolet au bout de la rue, elle s'élance de son divan, et, d'après son mouvement, il est facile de voir qu'elle s'écrie: - C'est lui !...
Le docteur se lève. - Que pensez-vous de moi, monsieur? dit Caroline. - Madame, il faut des soins, beaucoup de soins, prendre des adoucissants, de l'eau de guimauve, un régime doux, viandes blanches, faire beaucoup d'exercice. - En voilà pour vingt francs, se dit en lui-même Adolphe en souriant. Le grand médecin prend Adolphe par le bras, et l'emmène en se faisant reconduire. Caroline les suit sur la pointe du pied. - Mon cher, dit le grand médecin, je viens de traiter fort légèrement madame, il ne fallait pas l'effrayer, ceci vous regarde plus que vous ne pensez ... Ne négligez pas trop madame. Madame est d'un tempérament puissant; mais elle peut arriver à un état morbide dont vous vous repentiriez. Si vous l'aimez, aimez-la ... si vous ne l'aimez plus, et que vous teniez à conserver la mère de vos enfants, la décision à prendre est un cas d'hygiène, mais elle ne peut venir que de vous! - Comme il m'a comprise ! ... se dit Caroline.
62 - Les Paysans, 1845
Ainsi Tonsard fut déçu tout d'abord dans l'espérance, assez joliment caressée, de conquérir une espèce de bien-être par l'augmentation de ses propriétés. Le gendre paresseux rencontra, par un accident assez ordinaire, un beau-père fainéant. Les affaires devaient aller d'autant plus mal que la Tonsard, douée d'une espèce de beauté champêtre, grande et bien faite, n'aimait point à travailler en plein air. Tonsard s'en prit à sa femme de la faillite paternelle, et la maltraita par suite de cette vengeance familière au peuple dont les yeux, uniquement occupés de l'effet, remontent rarement jusqu'à la cause. En trouvant sa chaîne pesante, cette femme voulut l'alléger. Elle se servit des vices de Tonsard pour se rendre maîtresse de lui. Gourmande, aimant ses aises, elle encouragea la paresse et la gourmandise de cet homme. D'abord, elle sut se procurer la faveur des gens du château, sans que Tonsard lui reprochât les moyens en voyant les résultats. Il s'inquiéta fort peu de ce que faisait sa femme, pourvu qu'elle fît tout ce qu'il voulait. C'est la secrète transaction de la moitié des ménages. La Tonsard créa donc la buvette du Grand-I-Vert, dont les premiers consommateurs furent les gens des Aigues, les gardes et les chasseurs. Gaubertin l'intendant de mademoiselle Laguerre, un des premiers chalands de la belle Tonsard, lui donna quelques pièces d'excellent vin pour allécher la pratique. L'effet de ces présents, périodiques tant que le régisseur resta garçon, et la renommée de beauté peu sauvage qui signala la Tonsard aux Don Juan de la vallée, achalandèrent le Grand-I-Vert. En sa qualité de gourmande, la Tonsard devint excellente cuisinière, et quoique ses talents ne s'exerçassent que sur les plats en usage dans la campagne, le civet, la sauce du gibier, la matelotte, l'omelette, elle passa dans le pays pour savoir admirablement cuisiner un de ces repas qui se mangent sur le bout de la table et dont les épices, prodiguées outre mesure, excitent à boire. En deux ans, elle se rendit ainsi maîtresse de Tonsard et le poussa sur une pente mauvaise à laquelle il ne demandait pas mieux que de s'abandonn
er.
En restant au logis, la Tonsard était restée fraîche, blanche, potelée, par exception aux femmes des champs qui passent aussi rapidement que les fleurs, et qui sont déjà vieilles à trente ans. Aussi la Tonsard aimait-elle à être bien mise. Elle n'était que propre, mais au village, cette propreté vaut le luxe. Les filles, mieux vêtues que ne le comportait leur pauvreté, suivaient l'exemple de leur mère. Sous leurs robes presque élégantes, relativement, elles portaient du linge plus fin que celui des paysannes les plus riches. Aux jours de fêtes, elles se montraient en jolies toilettes gagnées Dieu sait comme! La livrée des Aigues leur vendait, à des prix facilement payés, des robes de femmes de chambre achetées à Paris et qu'elles refaisaient pour elles. Ces deux filles, les bohémiennes de la vallée, ne recevaient pas un liard de leurs parents, qui leur donnaient uniquement la nourriture et les couchaient sur d'affreux grabats avec leur grand mère dans le grenier où leurs frères couchaient blottis à même le foin comme des animaux. Ni le père, ni la mère ne songeaient à cette promiscuité.
Les ouvriers, les mauvais garnements du pays prirent à la longue en affection le cabaret du Grand-I-Vert, autant à cause des talents de la Tonsard que de la camaraderie existant entre cette famille et le menu peuple de la vallée. Les deux filles, toutes deux remarquablement belles, continuaient les mœurs de leur mère.
Hé ! c'est le damné curé ! dit Tonsard, un chercheur de péchés qui veut nous nourrir d'hosties.
- Ça c'est vrai, s'écria Vaudoyer, nous étions heureux sans le curé, faut se défaire de ce mangeux de Bon Dieu, vlà l'ennemi.
- Le Gringalet, reprit Fourchon en désignant l'abbé Brossette par le surnom qu'il devait à son air piètre, succomberait peut-être à quelque matoise, puisqu'il observe tous les carêmes. Et, en le tambourinant par un bon charivari s'il était pris en riolle, son évêque serait forcé de l'envoyer ailleurs : Voilà qui plairait diablement à ce brave père Rigou ... Si la fille à Courtecuisse voulait quitter sa bourgeoise d'Auxerre, elle est si jolie qu'en faisant la dévote, elle sauverait la patrie. Et Ran ! tan-plan!
Cette fille presque avortée, d'une énergie monténégrine, aimait le grand, le beau, le noble garde général ; mais comme les enfants de cet âge savent aimer quand elles aiment, c'est-à-dire avec la rage d'un désir enfantin, avec les forces de la jeunesse, avec le dévouement qui chez les vraies vierges enfantent de divines poésies. Catherine venait donc de passer ses grossières mains sur les cordes les plus sensibles de cette harpe, toutes montées à casser. Danser sous les yeux de Michaud, aller à la fête de Soulanges, y briller, s'inscrire dans le souvenir de ce maître adoré ? ... Quelles idées ! les lancer dans cette tête volcanique, n'était-ce pas jeter des charbons allumés sur de la paille exposée au soleil d'août ?
- Non, Catherine, répondit la Péchina, je suis laide, chétive, mon lot est de vivre dans mon coin, de rester fille, seule au monde.
- Les hommes aiment les chétiotes, reprit Catherine. Tu me vois bien, moi? dit-elle en montrant ses beaux bras, je plais à Godain qui est une vraie guernouille, je plais à ce petit Charles qui accompagne le comte, mais le fils Lupin a peur de moi. Je te le répète. C'est les petits hommes qui m'aiment et qui disent à La-Ville-aux-Fayes ou à Soulanges: « Le beau brin de fille ! » Eh ! bien, toi, tu plairas aux beaux hommes…
Les bourgeois nous aiment, eux, comme ils aiment la cuisine, il leur faut de nouvelles platées tous les jours. Où donc as-tu vu des bourgeois qui nous épousent, nous autres paysannes? Vois donc si Sarcus-le-Riche laisse son fils libre de se marier avec la belle Gatienne Giboulard d'Auxerre, qui pourtant est la fille d'un riche menuisier!... Tu n'es jamais allée au Tivoli de Soulanges, chez Socquard, viens-y? tu les verras là, les bourgeois ! tu concevras alors qu'ils valent à peine l'argent qu'on leur soutire quand nous les attrapons.
- On dit que c'est bien beau, la foire à Soulanges ! s'écria naïvement la Péchina.
- Je vas te dire ce que c'est, en deux mots, reprit Catherine. On y est reluquée quand on est belle. A quoi cela sert-il d'être jolie comme tu l'es, si ce n'est pas pour être admirée par les hommes?
- J'aime Michaud, madame, vous le savez; eh ! bien, seriez-vous contente de voir près de vous, chez vous, une rivale ? …
- Une rivale ? ...
- Oui, madame, cette moricaude que vous m'avez donnée à garder, aime Michaud sans le savoir, pauvre petite!... La conduite de cette enfant, longtemps un mystère pour moi, s'est éclaircie depuis quelques jours ...
- A treize ans! …
- Oui, madame ... Et vous avouerez qu'une femme grosse de trois mois, qui nourrira son enfant elle-même, peut avoir des craintes; mais pour ne pas vous les dire devant ces messieurs, je vous ai parlé de sottises sans importance, ajouta finement la généreuse femme du garde général.
- Est-il vrai, monsieur le curé, demanda madame ùe Montcornet, que j'aie sauvé cette petite des griffes de Rigou?
- Toutes les jeunes filles au-dessous de quinze ans que vous voudrez recueillir au château seront arrachées à ce monstre, répondit l'abbé Brossette. En essayant d'attirer cette enfant chez lui, dès l'âge de douze ans, madame, l'apostat voulait satisfaire à la fois et son libertinage et sa vengeance.
La comtesse avait placé Geneviève Niseron, la Péchina, dans un couvent d'Auxerre, sous prétexte de lui faire apprendre assez de couture pour pouvoir l'employer chez elle, mais en réalité pour la soustraire aux infâmes tentatives de Nicolas Tonsard, que Rigou était parvenu à exempter du service militaire; la comtesse pensait aussi qu'une éducation religieuse, la clôture et une surveillance monastique, sauraient dompter à la longue les passions ardentes de cette précoce petite fille dont le sang monténégrin lui apparaissait parfois comme une flamme menaçante, s'apprêtant de loin à incendier le bonheur domestique de sa fidèle Olympe Michaud.
La Péchina, sans être autre chose qu'une pauvre petite paysanne, offrait le spectacle d'une effrayante précocité, comme beaucoup de créatures destinées à finir prématurément, ainsi qu'elles ont fleuri. Produit bizarre du sang monténégrin et du sang bourguignon, conçue et portée à travers les fatigues de la guerre, elle s'était sans doute ressentie de ces circonstances. Mince, fluette, brune comme une feuille de tabac, petite, elle possédait une force incroyable, mais cachée aux yeux des paysans, à qui les mystères des organisations nerveuses sont inconnus. On n'admet pas les nerfs dans le système médical des campagnes.
A treize ans, Geneviève avait achevé sa croissance quoiqu'elle eût à peine la taille d'un enfant de son âge. Sa figure devait-elle à son origine ou au soleil de la Bourgogne ce teint de topaze à la fois sombre et brillant, sombre par la couleur, brillant par le grain du tissu, qui donne à une petite fille un air vieux, la science médicale nous blâmerait peut-être de l'affirmer. Cette vieillesse anticipée du masque était rachetée par la vivacité, par l'éclat, par la richesse de lumière qui faisaient des yeux de la Péchina deux étoiles. Comme à tous ces yeux pleins de soleil, et qui veulent peut-être des abris puissants, les paupières étaient armées de cils d'une longueur presque démesurée (…)
La physionomie de la Péchina ne mentait pas. Elle avait l'âme de son regard de feu, l'esprit de ses lèvres brillantées par ses dents prestigieuses, la pensée de son front sublime, la fureur de ses narines toujours prêtes à hennir. Aussi l'amour, comme on le conçoit dans les sables brûlants, dans les déserts, agitait-il ce cœur âgé de vingt ans, en dépit des treize ans de l'enfant du Monténégro, qui, semblable à cette cime neigeuse, ne devait jamais se parer des fleurs du printemps.
Les observateurs comprendront alors que la Péchina, chez qui la passion sortait par tous les pores, réveillât en des natures perverses la fantaisie endormie par l'abus ; de même qu’à table l'eau vient à la bouche à l'aspect de ces fruits contournés, troués, tachés de noir que les gourmands connaissent par expérience, et sous la peau desquels la nature se plait à mettre des saveurs et des parfums de choix. Pourquoi Nicolas, ce manouvrier vulgaire, pourchassait-il cette créature digne d'un poète, quand tous les gens de cette vallée en avaient pitié comme d'une difformité maladive? Pourquoi Rigou, le vieillard, éprouvait-il pour elle une passion de jeune homme? Qui des deux était jeune ou vieillard? Le jeune paysan était-il aussi blasé que le vieillard? Comment les deux extrêmes de la vie se réunissaient-ils dans un commun et sinistre caprice? La force qui finit ressemble-t-elle à la force qui commence?
Annette était, depuis 1795, la dixième jolie bonne prise par Rigou qui se flattait d'arriver à la tombe avec ces relais de jeunes filles. Venue à seize ans, à dix-neuf ans Annette devait être renvoyée. Chacune de ces bonnes, choisie à Auxerre, à Clamecy, dans le Morvan, avec des soins méticuleux, était attirée par la promesse d'un beau sort, mais madame Rigou s'entêtait à vivre. Et toujours au bout de trois ans, une querelle amenée par l'insolence de la servante envers sa pauvre maîtresse, en nécessitait le renvoi (…) Ce Louis XV sans trône ne s'en tenait pas uniquement à la jolie Annette. Oppresseur hypothécaire des terres achetées par les paysans au-delà de leurs moyens, il faisait son sérail de la vallée, depuis Soulanges jusqu'à cinq lieues au-delà de Couches vers la Brie, sans y dépenser autre chose que des retardements de poursuites pour obtenir ces fugitifs trésors qui dévorent la fortune de tant de vieillards.
Le gendarme, obligé d'aimer une femme plus âgée que lui de dix ans, et qui gardait le maniement de sa fortune, l'entretenait dans les idées qu'elle avait fini par concevoir de sa beauté. Néanmoins, quand on l'enviait, quand on lui parlait de son bonheur, le gendarme souhaitait quelquefois qu'on fût à sa place; car, pour cacher ses peccadilles, il prenait des précautions comme on en prend avec une jeune femme adorée, et il n'avait pu introduire que depuis quelques jours une jolie servante au logis.
Le tabellion, car il se nommait lui-même tabellion, garde-notes, petit notaire, en se mettant par la raillerie au-dessus de son état; le tabellion restait dans les termes d'une galanterie parlée avec madame la mairesse, qui se sentait un faible pour Lupin, quoiqu'il fût blond et qu'il portât lunettes. La Cochet n'avait jamais aimé que les hommes bruns, moustachés, à bosquets sur les phalanges des doigts, des Alcides enfin. Mais elle faisait une exception pour Lupin, à cause de son élégance, et d'ailleurs, elle pensait que son triomphe à Soulanges ne serait complet qu'avec un adorateur; mais, au grand désespoir de Soudry, les adorateurs de la reine n'osaient pas donner à leur admiration une forme adultère.
L'ex-gendarme cligna d'un air goguenard, et montra le jambon que Jeannette, sa jolie servante, apportait. - Ça vous réveille, un joli morceau comme celui-là ! dit le maire; c'est fait à la maison ! Il est entamé d'hier ... - Mon compère, je ne vous connaissais pas celle-là ! Où l'avez-vous pêchée? dit l'ancien bénédictin à l'oreille de Soudry. - Elle est comme le jambon, répondit le gendarme en recommençant à cligner; je l'ai depuis huit jours.
Jeannette, encore en bonnet de nuit, en jupe courte, pieds nus dans des pantoufles, ayant passé ce corps de jupe fait comme une brassière, à la mode dans la classe paysanne, et sur lequel elle ajustait un foulard croisé qui ne cachait pas entièrement de jeunes et frais appas, ne paraissait pas moins appétissante que le jambon vanté par Soudry. Petite, rondelette, elle laissait voir ses bras nus pendants, marbrés de rouge, au bout desquels de grosses mains à fossettes, à doigts courts et bien façonnés du bout, annonçaient une riche santé. C'était la vraie figure bourguignotte, rougeaude, mais blanche aux tempes, au col, aux oreilles; les cheveux châtains, le coin de l'œil retroussé vers le haut de l'oreille, les narines ouvertes, la bouche sensuelle, un peu de duvet le long des joues; puis, une expression vive tempérée par une attitude modeste et menteuse qui faisait d'elle un modèle de servante friponne. - En honneur, Jeannette ressemble au jambon, dit Rigou. Si je n'avais pas une Annette, je voudrais une Jeannette. - L'une vaut l'autre, dit l'ex-gendarme, car votre Annette est douce, blonde, mignarde... Comment va madame Rigou ? ... dort-elle ? ... reprit brusquement Soudry pour faire voir à Rigou qu'il comprenait la plaisanterie. - Elle est éveillée avec notre coq, répondit Rigou, mais elle se couche comme les poules. Moi, je reste à lire le Constitutionnel. Le soir et le matin, ma femme me laisse dormir, elle n'entrerait pas chez moi pour un monde ... - Ici c'est tout le contraire, répondit Jeannette. Madame reste avec les bourgeois de la ville à jouer; ils sont quelquefois quinze au salon. Monsieur se couche à huit heures, et nous nous levons au jour ... - Ça vous paraît différent, dit Rigou, mais au fond c'est la même chose. Eh ! bien, ma belle enfant, venez chez moi, j'enverrai Annette ici, ce sera la même chose, et ce sera différent. - Vieux coquin, dit Soudry, tu la rends honteuse. - Comment, gendarme! tu ne veux qu'un cheval dans ton écurie ? ... Enfin chacun prend son bonheur où il le trouve.
Madame Gaubertin vint retrouver ses convives au jardin. C'était une femme assez blanche, à longues boucles à l'anglaise tombant le long de ses joues, qui jouait le genre passionné-vertueux, qui feignait de ne jamais avoir connu l'amour, qui mettait tous les fonctionnaires sur la question platonique, et qui avait pour attentif le Procureur du roi, son patito, disait-elle.
Certes, il y a des voluptés inouïes à conduire une femme qui, dans les hauts et bas des allées glissantes, où la terre est tapissée de mousse, fait semblant d'avoir peur ou réellement a peur, et se colle à vous, et vous fait sentir une pression involontaire ou calculée de la fraîche moiteur de son bras, du poids de sa grasse et blanche épaule, et qui se met à sourire si l'on vient à lui dire qu'elle empêche de conduire. Le cheval semble être dans le secret de ces interruptions, il regarde à droite et à gauche.
Ce spectacle nouveau pour la comtesse, cette nature si vigoureuse en ses effets, si peu connue et si grande, la plongea dans une rêverie molle; elle s'accota sur le tilbury et se laissa aller au plaisir d'être auprès d'Emile; ses yeux étaient occupés, son cœur parlait, elle répondait à cette voix intérieure en harmonie avec la sienne; lui aussi il la regardait à la dérobée, et il jouissait de cette méditation rêveuse, pendant laquelle les rubans de la capote s'étaient dénoués et livraient au vent du matin les boucles soyeuses de la chevelure blonde avec un abandon voluptueux.
63 - Entre savants, 1845
On ne se souvient plus des fantaisies de l'Empire; mais, pendant les quinze premières années de ce siècle, une harpe fut un meuble indispensable pour les femmes qui jouissaient d'un joli pied et d'un beau bras. Beaucoup de portraits de famille attestent dans les salons la haute estime en laquelle fut la harpe, mise à la mode par la famille impériale, et que le piano détrô
na.
La jolie madame de Marmus eut, tout d'abord, un fils qui mourut à dix-huit mois. Elle fut très fière d'appartenir à un savant de premier ordre, et qui passait pour un des favoris de l'Empereur, à qui d'ailleurs elle dut d'aller aux Tuileries, et de s'y faire annoncer sous le nom sonore de madame de Saint-Leu.
Le savant, alors âgé de trente ans, fut très heureux, et Napoléon mit le comble au bonheur de son camarade de l'expédition d'Égypte en le nommant; l'un des premiers, chevalier de la Légion d'honneur.
Quand madame de Saint-Leu commença sa seconde grossesse, l'illustre académicien se plongea dans d'immenses travaux, et s'habitua par degrés à ne plus voir sa femme qu'aux heures des repas. Encore, fallait-il le harceler pour l'empêcher de trouver sa soupe froide.
Enchanté de ce que sa femme trouvait des cavaliers (le mot du temps) pour la mener aux bals et aux fêtes, il se couchait le premier, roulait vers la ruelle, en vertu de la loi de gravité, laissait ainsi sa place à sa femme qui, la plupart du temps, se déshabillait, se couchait du côté du bord, sans qu'il se réveillât. Mais, comme il se levait de grand matin, il était si constamment assassiné par un : « Mon Dieu, Saint-Leu, est-ce ennuyeux d'être réveillée ainsi! », quand il essayait de passer par dessus sa femme, qu'en 1804 il se fit mettre un petit lit en fer dans son cabinet, et s'en trouva bien plus heureux.
L'Empire déployait ses pompes et ses vanités, ses fêtes splendides, son luxe asiatique, et il y eut tant de grandes actions, qu'il se trouva moins de jolies femmes que de héros à récompenser.
Les femmes se disputèrent alors les preux de l'Empire, et, sur cent mères, il y en eut quatre-vingt-dix-neuf qui mirent leurs enfants en nourrice.
Ce temps fut sa grande époque. Elle passait pour une des plus jolies femmes de la cour impériale.
De 1812 à 1814, Flore se passionna pour les arts; elle consola l'un des peintres célèbres de l'Empire, Sommervieux, qui lui resta toujours attaché, et à qui elle fit oublier la duchesse de Carigliano, l'une des plus perfides créatures de cette époque.
Ce temps fut paisible, obscur, rempli par des romans, par des lavis, par deux couches, car Flore eut un fils et une fille
A trente-trois ans, Flore était encore une femme très agréable. Elle tourna les yeux sur l'aristocratie, et tourna la tête au vieux duc de Lenoncourt.
Les grands seigneurs furent alors, pour Flore, ce qu'ils sont pour Mascarille, doués de toutes les sciences, et surtout de savoir-vivre. Le premier gentilhomme de la chambre eut assez d'esprit pour deviner la position de madame de Saint-Leu, et il lui fit obtenir un des meilleurs bureaux de loterie. Il fit porter monsieur de Saint-Leu pour une pension de quinze cents francs par an sur les fonds accordés aux sciences et aux lettres. Ce ne fut pas tout. Madame de Saint-Leu eut quinze cents francs comme harpiste de la chapelle du roi.
Dans le monde, quand madame de Saint-Leu était félicitée de porter un nom illustre, elle souriait dédaigneusement et disait : - Ah! vous ne savez pas combien les savants sont bêtes! Ils ne pensent ni à leur fortune, ni à leur famille. Mais monsieur de Saint-Leu ne sait pas seulement si j'existe! Quelques femmes pâles, étiolées, ennuyées, se disaient en murmurant et voyant cette femme de savant si leste, si pimpante, à quarante-deux ans : - Ah! pourquoi ne m'a-t-on pas mariée à un savant!
64 - L’hôpital et le peuple, 1845
Ce profond regret devint du désespoir quand Tauleron atteignit un petit bourg en avant de Clermont. Il trouva, là, sous l'humble toit d'un de ces petits cabarets nommés des bouchons, où dinent, déjeunent et couchent les artisans ambulants, une fille, l'ainée de sept enfants, d'une beauté champêtre et raphaëlesque. Raphaël a deux types, celui de ses célèbres vierges, et celui, beaucoup moins célèbre mais plus vrai, des grosses, fortes filles vigoureusement dessinées qui trouent leurs robes par des chairs de marbre, par des formes aussi prononcées que si Michel-Ange les avait contournées. Ces filles de la race adamique meublent ses fresques, ses magnifiques pages bibliques, et il leur a donné des poses qui prouvent avec quel soin il étudiait le peuple transteverin. La jeune Auvergnate gardait les vaches, portait le lait à Clermont, faisait l'ouvrage de quatre femmes occupées, elle faisait de l'herbe, elle filait pendant l'hiver, elle était remarquable par une taille de Junon, un pied de Diane chasseresse, nu comme l'antique sans souliers, et c’est qui frappa François Tauleron, par une chevelure dorée, un oeil gris à prunelle vive, à cils noirs, par un front d'un modelé fier et superbe, par une coupe de visage auguste et par des seins dignes d'une Cybèle, tout cela mal enveloppé de haillons bleus rapetassés qui laissaient voir une chemise de grosse toile, blanchie deux mille fois, heureusement trop courte, en sorte qu’on voyait la finesse musculeuse des jambes, enfin un vrai trésor pour un jeune Auvergnat. Charlotte entra, tenant sur sa tête et sur un coussinet de paille une énorme cruche que monsieur de Florian eût appelée une amphore, elle la replaça dans un coin, elle regarda dans la huche, tomba sur le pain armée d'un couteau, mais en y coupant une tranche elle l'appuya sur le milieu de son corsage, et Tauleron ne sut laquelle était la plus dure des deux masses, ni le pain ni la chair ne plièrent. II y a un axiome de statique pour expliquer cela, - Quel âge as-tu ?... dit l'artisan en charabia. - A va sur seize ans !... dit le cabaretier; mais ça profite comme de
s orties.
65 - Le Cousin Pons, 1847
Mme Cibot, ancienne belle écaillère, avait quitté son poste au Cadran bleu, par amour pour Cibot, à l'âge de vingt-huit ans, après toutes les aventures qu'une belle écaillère rencontre sans les chercher. La beauté des femmes du peuple dure peu, surtout quand elles restent en espalier à la porte d'un restaurant. Les chauds rayons de la cuisine se projettent sur les traits, qui durcissent; les restes de bouteilles bus en com­pagnie des garçons s'infiltrent dans le teint, et nulle fleur ne mûrit plus vite que celle d'une belle écaillère. Heureusement pour Mme Cibot, le mariage légitime et la vie de concierge arrivèrent à temps pour la conserver; elle demeura comme un modèle de Rubens, en gardant une beauté virile que ses rivales de la rue de Normandie calomniaient en la qualifiant de grosse dondon. Ses tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des mottes de beurre d'Isigny; et, nonobstant son embonpoint, elle déployait une incomparable agilité dans ses fonctio
ns.
66 - Les petits bourgeois 1854, roman posthume
Courte et grosse, d'un teint riche en couleur, la mère Cardinal devait boire son petit coup d'eau-de-vie le matin. Elle avait été belle. La Halle lui reprochait, dans son langage à figures hardies, d'avoir fait plus d’une journée la nuit. Son organe, pour se mettre au diapason d'une conversation honnête, était obligé d'étouffer le son, comme cela se fait dans une chambre de malade; mais alors il sortait épais et gras de ce gosier habitué à lancer jusqu'aux profondeurs des mansardes le nom du poisson de chaque sais
on.
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