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Baya, Sans titre

Baya, Sans titre

Par un froid début du mois de novembre 1998 Baya s’est discrètement éteinte, chez elle, à Blida. Elle avait 68 ans. Un grand peintre s’en est allé. Même si les spécialistes de l’art ne sont pas unanimes sur la portée esthétique de son oeuvre, elle demeurera, dans la jeune histoire de la peinture algérienne, une artiste de grand cœur et, pour moi, de grand talent.

Quelques mots sur sa vie...
Issue d’une famille modeste, orpheline à quatre ans, Baya, élevée à Bordj-El-Kiffan par sa grand-mère, cède rapidement à son désir de dessiner et de peindre. Elle est soutenue dans sa précoce vocation par une voisine française, qui défie de la sorte les préjugés prévalant à l’époque en Algérie. Encore adolescente, elle est repérée par André Breton lors de l’un de ses passages à Alger. Le poète prend un moment la jeune autodidacte sous son parrainage et organise, à la galerie Maeght à Paris, une exposition de ses peintures. Il rédige pour l’occasion une très belle préface qui la consacre dans le milieu surréaliste de la capitale. Nous sommes en 1947. Baya se rend ensuite à Vallauris
où elle s’adonne à l’une de ses passions : la céramique.  Là encore, elle est remarquée. Picasso, car c’est de lui qu’il s’agit, l’invite dans son atelier où, on l’imagine, elle observe avec grand intérêt le travail du maître.
On le voit, les débuts de Baya furent placés sous des auspices plus que bons. De retour à Alger, elle se marie en 1953. Elle a, de ce mariage, six enfants. Elle cesse alors de peindre, au moins pour le public, et se consacre à sa famille.
La période coloniale arrive à son terme et la lutte pour l’indépendance commence. Baya, qui n’est pas à proprement parler une artiste engagée, n’éprouve pas, (ou ne peut pas ?) le besoin de revenir sur la scène artistique, à l’instar d’un Issiakhem ou d’un Khadda.
Après l’indépendance, en 1963, le jeune Etat algérien l’honore par une importante exposition au Musée National des Beaux Arts, qui fait que l’on reparle d’elle. Mais elle a d’autres préoccupations, comme si sa vie d’artiste ne lui appartenait plus. Elle s’installe à Blida, anonyme dans la ville des roses. Son nom est encore cité par la presse, mais elle n’expose plus.
On devine les raisons de cette absence. Etre artiste et femme dans une Algérie déjà travaillée par le conservatisme religieux, pouvait paraître contraire à l’idée qu’une partie de la société se faisait de la femme, en tant qu’épouse et mère. Baya a sans doute été victime de cet état d’esprit, encore souterrain à la fin des années 60. Pourtant, en 1970, l’administration des Postes édite, pour célébrer l’année de la protection de la mère et de l’enfant, un magnifique timbre tiré à partir de l’une de ses gouaches.
A la mort de son mari, Baya renoue avec la pratique de la peinture. Désormais fixée à Blida dans une maison où elle aménage un atelier, renonçant aux facilités d’Alger, elle vit presque en recluse. Ainsi protégée, et en silence, elle fait montre d’une activité créatrice intense. Comme si elle avait accumulé durant tout ce temps une énergie que son veuvage a libérée.

Au début des années 80, le Musée Cantini à Marseille lui organise une rétrospective, suivi par le Musée des Arts décoratifs à Paris et le Musée des Arts bruts à Lausanne. Devant ces sollicitations, qui sont une manière de consécration internationale, elle rattrape, dirait-on, toutes les années sans peinture et réalise une impressionnante quantité de gouaches. Elle accepte dés lors d’exposer régulièrement à la galerie Isma à Alger, puis plus tard à la galerie M. à Oran.

...et sur son œuvre
L’œuvre de Baya incarne le symbole même du mythe de l’éternel retour. Retour sur son enfance et retour sur un monde enfui, difficile à saisir pour une « indigène », de surcroît orpheline, soumise à l’ordre colonial. Retour avant tout sur le souvenir d'une vie à son départ - la sienne - d'où elle efface les blessures familiales et sociales, pour ne garder que la nostalgie d'une douceur dont elle fait sa marque emblématique. Une question, qui n’est pas anodine, vaut d’être posée aujourd’hui. A quoi peut rêver l’enfance algérienne au temps des colonies? A quoi, par exemple, rêve Baya? La réponse se trouve dans ce qu'elle nous dit, nous montre plutôt, à travers l'œuvre considérable qu'elle a bâtie tout au long d’un demi-siècle de travail. A l'évidence, elle rêve d’un monde parfait, sans tensions ni conflits. Un temps sans entraves où n'est  retenu que le déroulé d’une mémoire segmenté en images heureuses. Mais j’ajoute sans perspectives, dans la double acception du terme - politique et technique. En jouant sur le mot, c’est ce que répète Baya dans son œuvre où, justement, manquent l'une et l'autre de ces perspectives. L'univers évoqué semble saisi dans un instant arrêté qui s'apparente, toute mesure gardée, au mode de représentation de la miniature. Tous ses tableaux sont ainsi construits qu’aucune ligne de fuite ne vient indiquer la profondeur du champ : tout est placé sur le même plan, sur une même attente du regard. C’est du faux, dit-elle constamment et sans tricher, mais du faux qui est beau comme un rêve plaqué sur de grandes feuilles blanches. Et du coup, peut être sans le savoir, elle fait se rejoindre, dans leur même étymologie, art et artifice. De là vient, sûrement, la séduction que ses tableaux exercent sur les enfants, tous les enfants, et certains adultes qui le sont restés.
Baya est d'abord un peintre instinctif, un peintre au trait juste qui investit le monde de l’imaginaire d’avant la conscience des choses. Les scènes aux couleurs vives sont somptueuses : les violets, les rouges, les bleus, les jaunes, les noirs, les verts s’y côtoient dans une harmonie idéale. Et dans le figuré, comme des syllabes plastiques, femmes, fleurs, fruits, oiseaux, poissons, instruments de musique se complètent pour organiser le langage d’un monde exempt de toute violence. Ce refus de la violence, ce pari sur la paix, Baya l’a autant manifesté durant la colonisation que pendant l’actuelle crise qui divise l’Algérie.
Souvent aveugles, certains des amateurs de ses peintures n’y ont vu que l’expression d’un art dit naïf. D’un art facile. Or, à l’examen, l’évolution de son travail s’aperçoit imperceptiblement dans le traitement de la couleur - toujours franche - et la précision dans le détail des motifs peints. Sous des formes plus élancées qu’à ses débuts, Baya propose (ose?) un corps féminin qui s’avoue sexué. Le dessin de la poitrine, de la taille, des hanches, de la croupe, de la chevelure maintenant fleurie, plus évocateur en son rôle de blason, annonce, au soir de son œuvre, la naissance au monde de la féminité. Et du désir enfin formulé.
La force de Baya tient, je crois, dans son parti pris poétique qu’elle considère comme la raison d’être de son art, et qu’elle n’a jamais renié. Même aux moments les plus crispés, ou les plus vides, quand les artistes algériens devaient se soumettre - tous heureusement n’y ont pas succombé - aux injonctions d’un discours officiel qui subordonnait le culturel au politique. Ce qui confère à sa peinture la place singulière qu’elle occupe aujourd'hui. En fait, l’œuvre de Baya s’est constituée selon une logique qui lui est propre et qui fait son unité. Il n’y a pas ce que l’on appelle des périodes dans l’itinéraire productif de Baya. Elle revient sans cesse sur les mêmes thèmes qu’elle développe dans des natures mortes (si incroyablement vivantes), des paysages ou des scènes avec personnages, qu’elle réalise essentiellement en utilisant la gouache sur papier.
Elle a en effet peu eu recours à la peinture à l’huile. Cette constance thématique et technique lui permet de fouiller au plus loin l’univers qui l’habite pour le confronter à celui que nous portons.
Ses récentes gouaches où chaque élément est figé à l'intérieur d'un lourd cerne noir, où la femme (image récurrente de la mère jamais rencontrée?) prend corps, attestent du souci, chez Baya, d’introduire dans son paradis (où l’homme - le mâle – n’est jamais représenté), l’angoisse des luttes fratricides. Cette dimension dramatique, nouvelle chez elle, l’artiste l'exprime par le regard, que l’on pourrait croire seulement mélancolique, de ses personnages féminins.
Parlant de Baya, j’écrivais en 1994 dans une étude sur la peinture et la violence en Algérie: «Cette immense artiste, toute de mémoire, persiste à peindre des scènes de légende, mais qu’un présent tragique rattrape avec ses traits sombres, ces épais traits de deuil. Chez elle, la perception naïve du monde recule face aux avancées de la mort».
Baya s’en est allée retrouver le temps rêvé de son enfance, laissant un pays endeuillé de lui-même.

Baya - Femme au dernier sourire 1992 (collection particuilère)

Baya - Femme au dernier sourire 1992 (collection particuilère)

Baya (1930-1998) : La dernière disparition
Baya (1930-1998) : La dernière disparition
Tag(s) : #Peinture
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