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1- Voyage en  Egypte  et en Syrie 1783, 84, 85.

Dans la préface du Voyage de 1786, Volney, membre de l’Institut national des Sciences et des Arts, explique que grâce à un petit héritage, reçu alors qu’il était encore jeune, il décide de le consacrer à voyager pour s’instruire. S’offre à lui, dit-il, la possibilité de parcourir l’Europe, les pays voisins du sien. Cette idée ne l’agrée pas : trop facile, trop connu, ce voyage ne lui apprendrait rien.
Il pense à l’Asie et opte pour l’Egypte, sous domination turque, et la Syrie qu’il veut étudier sous le double point de vue de ce que ces régions représentaient jadis et de ce qu’elles sont devenues.
Pourquoi ces contrées ? Parce que c’est là « que sont nées la plupart des opinions qui nous gouvernent ».
Notamment la religion qui a influé « si puissamment sur notre morale publique et particulière, sur nos lois, sur notre état social. »
Volney veut comprendre, in situ, les usages et les mœurs de ces pays dont l’esprit a fécondé l’esprit de son continent. Il veut voir également en quoi le temps a altéré les idées de ces pays sources et d’en chercher les causes qui se trouvent, pense-t-il, aussi bien dans le climat que dans le gouvernement et « de juger par l’état présent ce qu’avait été le temps passé. »
Volney entame son voyage à la fin de l’année 1782 par l’Egypte. Après une escale à Alexandrie, il se rend au Caire où il demeure 7 mois. Les difficultés de circulation à l’intérieur du pays dues à la sévérité de pouvoir central turc et son impossibilité d’apprendre la langue arabe le contraignent à aller en Syrie, pays qu’il imagine plus hospitalier.
Il séjourne 8 mois chez les Druzes « dans un couvent arabe », ce qui lui permet de se familiariser avec la langue de ses hôtes. La politique plus souple des autorités syriennes à l’égard des étrangers facilitent ensuite ses voyages à travers le pays qu’il parcourt librement, dit-il, « pendant une année entière. »
Il retourne en France, après 3 ans d’absence. Constatant la rareté des relations, souvent imparfaites car difficiles d’approche, consacrées à l’Orient, il décide de publier ses notes de voyage. Pour lui, la plupart des voyageurs, parcourant à la hâte les pays, n’ont été occupés que par les recherches d’antiquités, dédaignant ce qu’il appelle l’art moderne. Volney considère que ces voyageurs ont manqué de deux choses indispensables pour bien saisir les sociétés qu’ils rencontraient : le temps et l’usage de la langue. Sans la langue, dit-il, il n’est pas possible d’apprécier « le génie et le caractère d’une nation. » Une conversation établie par l’intermédiaire d’un interprète ne vaut pas un entretien direct. Et le temps, s’il est trop court, ne permet pas d’apprécier à leur juste valeur, les objets observés.
A propos de l’Egypte, Volney a conscience que ce qu’il apporte ne fait que s’ajouter au corpus déjà existant. Il ne pense pas que son témoignage puisse bouleverser les connaissances sur ce sujet.
Par contre, à propos de la Syrie, qu’il a longuement et sérieusement étudiée, il pense que son ouvrage sera utile à la perception de ce pays beaucoup moins connu que l’Egypte.

Le récit
«J’ai pensé que le genre des voyages appartenait à l’Histoire et non aux Romans.» Volney.
Voyage en Syrie et en Egypte est constitué de courts chapitres qui traitent des sujets qui semblent tenir à cœur à l’auteur et les plus à même de donner l’image la plus exacte de son voyage.
Le premier chapitre décrit les sons, les coloris, les tableaux, les formes du pays où il accoste.
Volney se rend compte que pour décrire, il lui faut des points de comparaison, sinon, dit-il, l’imagination ne se fixe pas et l’idée que l’on se fait de l’objet vu demeure incertaine, floue, nébuleuse.
Ainsi de lui-même, et en général de l’Européen qui arrive pour la première fois en Turquie. Désemparé par la nouveauté, sa pensée se dissout et s’échappe, éblouie par la variété de ce qu’il découvre, l’étrangeté des vêtements, les manières des habitants, l’ordre des villes, l’aspect du terrain.
Débarqué à Alexandrie, il est saisi par le pittoresque du lieu : ces palmiers, ces maisons à terrasse et la flèche grêle des minarets. Tout signale au visiteur qu’il est dans un autre monde.
Une fois à terre, il est assailli par un flot de choses inconnues et tous ses sens sont sollicités : une langue aux sons barbares, à l’accent âcre et guttural qui effraye son oreille ; des habits aux formes bizarres, des figures d’un caractère étrange. Au lieu des visages nus qu’il a l’habitude de voir en Europe, il est confronté à des visages brûlés, armés de barbe et de moustaches, à des têtes rasées enturbannées, à de longs vêtements qui voilent le corps plus qu’ils ne l’habillent, à des « pipes de six pieds » et des mains, qui toutes, égrènent un chapelet. La vue des « hideux chameaux » le heurte et il s’amuse à contempler les « ânes sellés qui transportent des cavaliers en
pantoufles ». les marchés qu’il visite « ne vendent que de pauvres dattes et des petits pains ronds et plats. »
Il est gêné « par la foule immonde de chiens errants » et intrigué par ces fantômes drapés de blanc qui ne montrent d’humain que « deux yeux de femme ».
Ce n’est qu’après, quand au calme du gîte désiré, que l’esprit se remémore les rues étroites sans pavé, ces maisons basses aux fenêtres « masquées de treillages », ce peuple maigre et noirâtre qui marche nus pieds, vêtu d’une simple chemise bleue.
L’air de misère qu’il voit sur les hommes et le mystère qui enveloppe ces maisons lui font pressentir la violence dans laquelle vit ce peuple réduit à un état proche de l’esclavage.
Ce qui frappe l’auteur à Alexandrie, ce sont les nombreuses ruines qui couvrent de vastes terrains. La terre est jonchée de débris de l’ancienne enceinte de la ville. Tout est rongé et défiguré par le salpêtre. L’étranger à cette vue éprouve une émotion teintée de nostalgie alors que le natif, habitué à ce spectacle, passe sans le voir.
Volney remarque que ces ruines embellies par le dessin ou la gravure perdent à leur contact réel toute idée de beauté, hormis, dit-il, la Colonne Pompée qui provoque un « vrai sentiment de respect et d’admiration. »
L’Alexandrie moderne est un port assez considérable qui écoule dans le monde, par la Méditerranée, toutes les denrées qui sortent d’Egypte. Mais ce port est ensablé et reste dangereux pour les navires. Mais pourquoi, se demande l’auteur, ne le répare-t-on pas ? Parce que, dit-il, en Turquie « on détruit sans jamais réparer » et que « dans la barbarie d’un despotisme ignorant, il n’y a point de lendemain. »
Alexandrie, considérée comme une ville de guerre, n’est rien. Même le célèbre phare n’en est pas un. Les janissaires, sensés défendre la place, ne savent « que fumer la pipe » : il y a quatre canons hors d’usage. Une frégate d’un petit pays comme Malte suffirait à la mettre en cendres.
Alexandrie appartient à l’Afrique par son désert, sa campagne est formée de sable – elle est plate, stérile, sans arbres et sans maisons.
Ce n’est qu’à Rosette que l’on pénètre en Egypte, avec sa terre noire, grasse et légère. C’est là que l’on voit l’eau du « Nil si fameux », les orangers, les bananiers, les pêchers… On dirait, dit Volney, voyager entre Auteuil et Passy sur la Seine.
Ensuite, remontant le fleuve en allant vers le Caire, on entre dans une géographie qui ressemble à la basse Loire ou aux plaines de Flandre si l’on supprime ce qu’elle a d’égyptien : palmiers et maisons de terre. Plus on avance et plus se raréfient les palmiers et les maisons délabrées, alors que l’horizon vaporeux ennuie et fatigue les yeux. Au loin, s’aperçoivent les pyramides. Le Nil s’écoule entre deux chaînes « de hauteurs parallèles. » A l’ouest, vers la mer rouge, à l’est vers l’étendue du désert.
En Europe, rappelle Volney, les voyages sont des promenades agréables. Mais en Turquie, ce sont « des travaux pénibles et dangereux » pour les Européens qui sont perçus par un peuple superstitieux comme des sorciers et des pilleurs de trésor. Ces conditions empêchent toute sûreté et s’opposent à toute découverte. Le voyageur, s’il ne veut pas d’ennui, ne peut s’écarter du chemin tracé et connu de tous.
Sans le Nil et ses limons fertilisants, l’Egypte serait, constate Volney, un pays pauvre et sans attrait.
Les Egyptiens éprouvent un respect quasi religieux pour le Nil, car c’est lui qui leur apporte, par ses crues, la richesse de ses terres. Ses eaux fangeuses, charriées depuis l’Ethiopie, ne sont pas comme les eaux claires des fontaines de France et les femmes qui y plongent leur corps hâlé ne ressemblent pas aux Naïades sortant des tableaux des grands peintres.
Pour boire cette eau bourbeuse, il faut la faire déposer longtemps.
Le problème des Egyptiens, le seul qui les occupe continuellement, est celui de l’eau. Partout elle est représentée et les gens délicats la parfument.
Volney nous renseigne sur la formation du Delta et de son accroissement : il s’appuie, pour les réfuter, sur les thèses de Savary qui l’a précédé et qui cite Ptolémée, Hérodote et Homère.
Volney opère de savants calculs pour étayer ses constatations en relativisant le mode d’appréciation des mesures de l’Antiquité qu’il qualifie de trop imprécis pour avoir une valeur irréfutable pour un esprit comme le sien. Il évoque un grand ravin appelé par les Egyptiens Le Fleuve sans eau pour avancer l’idée d’un changement de lit du Nil.
Pour avancer dans son raisonnement, Volney a recours aux historiens arabes qui lui donnent la clé du comportement des Egyptiens à l’égard du fleuve dont les débordements, selon leur intensité, déterminent la qualité et l’abondance des récoltes. La vie des fellahs dépend « du mécanisme du fleuve » écrit-il. Il s’intéresse particulièrement à la pastèque, le fruit si goûté par les Egyptiens, car plein d’eau et de sucre.
Volney évoque ensuite le système des vents et de la périodicité des pluies en Egypte et leur incidence sur la production agricole. Il définit le Khamsin (50) partout décrit par les voyageurs sous le nom de vent empoisonné ou vent chaud du désert. Lorsque ce vent se lève, l’air devient « gris et poudreux » et le soleil prend une teinte violacée. Une chaleur implacable envahit l’atmosphère, aussi forte que celle « qu’on perçoit de la bouche d’un four banal, au moment qu’on retire le pain. » « Le marbre, le fer, l’eau, quoique le soleil soit voilé, sont chauds. »
Les habitants s’enferment dans leurs maisons en attendant la fin de cette sorte de tempête. Au-delà de trois jours, le feu de la chaleur devient insupportable.
Malheur alors au voyageur surpris dans cette tourmente infernale, elle peut le tuer. Ce vent, dit Volney, se rencontre aussi en Syrie, en Arabie, à Bombay, en Inde, en Perse, en Afrique et même en Espagne.
Le climat, très chaud de l’Egypte est dû à l’altitude peu élevée de ce pays où l’on ne distingue que deux saisons : l’été et l’hiver, c'est-à-dire la chaleur et la fraîcheur.
De mars à novembre, c’est la chaleur. Mais en février, à 9 heures du matin, le soleil est à peine supportable pour un Européen.
En Egypte la question à poser, dit Volney, n’est pas « comment allez-vous », mais « comment suez-vous ? » L’air sec de l’Egypte fait que les maladies sont rares.

Etat politique et physique de l’Egypte.
Volney traite des différentes races vivant en Egypte.
Les révolutions du monde et les guerres de conquête et de prestige ont brassé des races et des hommes, transformant, « en mêlant leur sang », la composante sociale des pays conquis.
Certains de ces peuples, pourtant, se sont préservés de ces mélanges et sont devenus un monument « qui peut, en quelque cas, suppléer au silence de l’histoire. »
Ainsi de l’Egypte, enlevée « à ses propriétaires naturels depuis 23 siècles » par une longue liste de conquérants : « des Perses, des Macédoniens, des Romains, des Grecs, des Arabes et des Géorgiens. » Les derniers étant « cette race de Tartare connus sous le nom de Turcs ottomans. »
Volney dénombre les quatre races principales qui peuplent l’Egypte.

Les Arabes, la plus répandue, divisée en trois classes celle des fellahs, robustes, à la peau presque noire mais « au visage qui n’a rien de choquant. »
- des Africains ou occidentaux qui viennent du Maghreb, agriculteurs ou exerçant un métier.
- des Bédouins ou hommes du désert, passant leur vie à des voyages ponctuels.

Les Coptes qui viennent du peuple conquis par les Arabes. Distincts des Arabes par leur religion, ils le sont aussi des chrétiens. Lettrés, mais méprisés par les Turcs, ils sont écrivains ou intendants des gouvernants. Ce sont les véritables descendants des premiers Egyptiens. Leurs peaux ont un ton « jaunâtre et fumeux » qui n’est ni grec ni arabe. Leur visage est bouffi « l’œil gonflé, le nez écrasé, la lèvre grosse : en un mot une vraie figure de mulâtre. » En voyant le sphinx, Volney s’explique cette physionomie en se rappelant le passage d’Hérodote qui décrit l’Egyptien de son temps. C’est un nègre, un vrai africain, dont le sang mêlé aux envahisseurs a abouti à la création de cette espèce nouvelle.
Volney ne peut s’empêcher de méditer sur les leçons du passé : les Ancêtres des Coptes ont bâti une civilisation, leurs descendants sont devenu de serviles fonctionnaires sans aucune grandeur.
Se pose alors la question, saugrenue pour Volney, de savoir si « les hommes noirs ont une intelligence de l’espèce des hommes blancs. » La réponse qu’il propose ne souffre d’aucune ambiguïté.
Volney s’attaque, à ce moment de sa relation, au problème de la langue parlée dans les pays que visitent les voyageurs. Les nombreux contre sens repérés par l’auteur dans les récits relatifs à l’Egypte proviennent de la méconnaissance ou de l’ignorance de la langue arabe. Les noms propres, par exemple, sont mal rendus. Il cite le cas d’un Arabe « qui saurait le français » : il ne reconnaîtrait pas, dit-il, les mots de sa langue dans nos cartes.
Ainsi de la prononciation, capitale ensuite dans l’écriture des récits, qui se matérialise différemment selon les langues utilisées. Les Anglais, les Allemands, les Italiens, les Espagnols transcrivent le même mot arabe en se basant non sur ce qu’ils entendent mais sur leur propre phonétique. Ce qui débouche forcément sur des graphies différentes.
Cette incohérence produit, conclut Volney, un préjudiciable désordre d’orthographe qui brouille la description et l’analyse de ces sociétés. Il préconise la création d’un alphabet général qui permettrait, selon lui, d’être au plus près de la réalité linguistique rencontrée.

La troisième race citée par Volney est celle des Turcs, les maîtres du pays.
Le mot turc, à l’origine, ne désignait pas uniquement les habitants de la Turquie, mais un ensemble de pays de l’Orient, allant du nord de la mer Caspienne jusqu’au lac d’Aral. Guerriers farouches et redoutables, islamisés, ils ne tardèrent pas à supplanter les Arabes. Organisés en tribus, ordou en turc qui donna hordes en français, ils conquirent de nombreux pays pour former l’empire ottoman, du nom du sultan (qui veut dire souverain absolu) Osman.
En Egypte, les Turcs n’occupèrent que les villes, particulièrement Le Caire, dédaignant les villages.

La quatrième race occupant l’Egypte est celle des Mamelouks, nés au pied du Caucase, dont la chevelure blonde se distingue de celle des autres habitants.
Volney éprouve le besoin de rappeler l’histoire de l’Egypte pour expliquer son étrange situation.
La conquête des Arabes se fit rapidement : en 80 années ils envahirent l’ancien empire grec. Fanatisés par leur livre, nous dit Volney, qui leur apprenait à jeûner et à prier, ils ne savaient pas gouverner. Le monde musulman se divisa en royaumes autonomes, comme l’Egypte qui connut les mêmes dissensions que les autres.
Les souverains d’Egypte durent à un moment s’appuyer sur les Turcs pour se maintenir au pouvoir. Les turcs vinrent et restèrent. Ils formèrent une armée avec les jeunes gens délaissés par la guerre : ils les exercèrent à l’art de se battre et cette milice ne tarda pas à prendre le pouvoir. Ils déposèrent le prince et désignèrent parmi eux un sultan, gardant pour eux le nom de Mamelouk, qui signifie esclave militaire.
C’est cette milice d’esclaves qui régit l’Egypte depuis des siècles. Cette caste violente et grossière resta au pouvoir jusqu’en 1517, date à laquelle Selim, le sultan des Ottomans, mit fin à cette dynastie.
Il organisa l’Egypte de telle sorte que Constantinople puisse la gouverner sans crainte de renversement, tout en prélevant un impôt fort conséquent destiné à augmenter le trésor de la Turquie.
Cette forme de gouvernement dura plus de deux siècles. Aucune lignée n’a résulté de cette classe prétorienne : les enfants des Mamelouks périssant « dans le premier ou le second âge. » Les femmes de ces Mamelouks venaient elles aussi de Géorgie et leur descendance n’arrivait pas à survivre sous le climat de l’Egypte. Seuls les enfants issus des couples dont la femme était indigène parvenaient à échapper à la mort. Si les Ottomans épousaient des égyptiennes, mais les Mamelouk refusaient de le faire.
La pérennité des mamelouks se fit non par une adaptation au pays mais par le continuel apport d’esclaves originaires de leur pays qui remplaçaient les disparus.
Ici une note de Volney qui parle de la prétendue beauté des femmes des Mamelouks : « pour eux, pourvu qu’une femme soit blanche, elle est belle ;
si elle est grasse, elle est admirable : son visage est comme la pleine lune, ses hanches sont des coussins disent-ils pour exprimer le superlatif de la beauté. »
Les esclaves des deux sexes, qui passaient par Constantinople, étaient achetés dans tout l’empire par des gens riches. Ces esclaves provenaient, comme ceux d’Afrique, des prises des nombreux conflits que se faisaient les peuplades et par l’extrême misère des familles qui vendaient leurs enfants pour vivre. Après les avoir affranchis, leurs propriétaires les poussaient dans la carrière de la guerre, dans les grades de la milice et du gouvernement.
Ce commerce, admis par la Porte, se retournera contre elle, prophétise Volney.
Il nous dit également que les Turcs établissaient une hiérarchie dans la classe des esclaves :
- Les Circassiens et les Tchercasses
- Les Abazans
- Les Mingrébins
- Les Géorgiens
- Les Russes et les Polonais
- Les Hongrois et les Allemands
- Les Noirs
- Et les derniers de la liste, les Maltais, les Espagnols et autres Francs qu’ils « déprisent car ivrognes, débauchés, mutins et peu de travail. »
Les marchands qui s’adonnaient au commerce des esclaves les transportaient tous les ans au Caire où ils étaient vendus. Les Orientaux ne tenant pas de registre de naissance, on ignorait leur âge. Les plus chers avaient entre 12 et 14 ans.
Achetés par les familles riches, ces esclaves étaient éduqués comme l’étaient les pages en France. Ils apprenaient à monter et manier un cheval, tirer à la carabine et au pistolet, à frapper du sabre et certains savaient même lire et écrire.
Un esclave affranchi se laissait aussitôt pousser la barbe, signe de liberté, car chez les Turcs seuls les femmes et les esclaves ne portaient ni moustache ni barbe. D’où l’étonnement des Turcs lorsqu’ils rencontraient pour la première fois un Européen au visage glabre.
Volney remarque qu’il ne régnait aucune discipline dans l’armée des Mamelouks, qu’elle était peu expérimentée. Il nous dit que 70000 hommes d’une troupe turque ne valaient pas 70000 hommes d’une armée européenne. Dans le premier cas, il dénombre 5000 hommes à cheval et 1500 à pied, le reste étant constituée d’une multitude de valets attachés à leur maître.
En outre l’inexistence d’uniformes et la taille des chevaux mélangés offraient l’image plus d’une foule que celle d’une armée organisée.
En Europe, rappelle Volney, la guerre est devenue une science de calcul et de réflexion. En Orient, aucun semblant de cette conduite de ce que l’on appelle la stratégie dans ces cohues qui se lançaient dans la bataille en désordre « jurant sur le sabre et sur le Coran. »
Volney décrit l’état de guerre en Egypte à la fin du 18ème siècle, l’anarchie, les alliances de circonstances, l’exploitation des petites gens, commerçants et artisans, qui finançaient ces guerres et l’attitude arrogante des Mamelouks de plus en plus ressentis et subis comme des parasites dispendieux, incohérents et inconséquents plutôt que comme des guerriers utiles à la Nation.
Les chefs, dit Volney, qui ne respectaient rien finissaient par ne l’être de personne dans un pays où régnaient les cabales, les intrigues, les trahisons et les meurtres.

L’Egypte en 1785
Volney constate que la Turquie en cette fin de 18ème siècle n’a plus de prise sur l’Egypte. Un pacha, nommé par Constantinople, était installé au Caire, mais il vivait retranché dans son palais. Les vrais maîtres du pays étaient les Mamelouks. Ceux-ci, ne voulant pas entrer en conflit avec le Sultan, toléraient son envoyé et agissaient en Egypte à leur guise, en ne payant presque plus de tribut. La Porte fermait les yeux sur cet état de fait car pour les réprimer il lui aurait fallu des efforts trop coûteux pour elle. De plus ses inquiétudes allaient plus vers le Nord où la Russie menaçait ses frontières.

La prise de pouvoir des Mamelouks
Les mamelouks ont pu désarmer les Janissaires, les soldats au service de la Turquie. Naguère craint, ce corps n’existait presque plus et tremblait devant les Mamelouks. Volney explique cette situation par l’avarice des chefs des Janissaires qui détournaient à leur profit le solde des soldats. Leur corps réduit de moitié, les janissaires sans pouvoir occupaient des postes de gardiens des maisons des riches ou devenaient un ramassis « de vagabonds, d’artisans ou de goujats. »
Les mamelouks, devenus la seule force de l’Egypte, constituaient en 1785 une armée de 8000 ou 8500 cavaliers.
Dans l’esprit des orientaux, dit Volney, le véritable soldat est celui qui monte à cheval. Les fantassins, troupe secondaire, était recrutée dans le petit peuple.
Le cheval, symbole de noblesse, n’était pas accessible Egyptiens même dans la vie civile : ils n’avaient droit d’utiliser comme monture que des mules ou des ânes.

Le costume des Mamelouks
Ils portaient :
- une ample chemise de toile de coton claire. Elle allait du cou aux chevilles.
- sur elle, une autre robe s’ajustait dont les manches évasées atteignaient le bout des doigts. Cette robe était faite de soie.
- une longue ceinture serrait ces deux robes et « partageait le corps en deux paquets. »
- une troisième robe enveloppait les deux autres, mais les manches s’arrêtaient aux coudes. Cette robe était fourrée, devenant une pelisse.
- un manteau couvrait l’ensemble du corps de telle sorte que par décence aucune extrémité du corps n’était visible.
- « de ce long sac » sortait un cou nu et une tête sans cheveux couverte d’un turban en forme de cylindre jaune.
Le pied était chaussé d’un chausson de cuir jaune.
Mais la pièce la plus curieuse de cet habillement était un pantalon considérable dont la hauteur arrivait jusqu’au menton. Volney ne peut s’empêcher d’ironiser en disant qu’ainsi affublés, les Mamelouks ne pouvaient être « de piétons agiles. » Lorsqu’on leur faisait remarquer l’incommodité d’un tel costume, ils répondaient simplement : « c’est l’usage ! »
L’équipage des Mamelouks était constitué d’un cheval, souvent de petite taille, surchargé, alors qu’en Europe on a compris la nécessité d’alléger le poids qu’il supportait. De ce point de vue, les Mamelouks, dit Volney, sont restés techniquement parlant au 12ème siècle. La description de la selle et des étriers montrait la lourdeur inutile de ces objets.
Les Mamelouks s’exerçaient à la guerre tous les matins : aux armes à feu, à la lance et au cimeterre. Comme aux temps d’Henri II, quand les chevaliers s’adonnaient aux tournois, avec tous les risques de blessures qu’ils comportaient.
Volney revient sur l’absence de l’art militaire de cette armée où, insiste-t-il, il n’y avait ni uniformes, ni discipline, ni ordonnance ni même de « subordination », c’est-à-dire un commandement.
Volney se rend compte que les guerres en Egypte ne concernaient pas les peuples : seules des groupes l’étaient – les gens ordinaires n’étaient que des acteurs passifs subissant les effets de ces luttes perpétuelles.
Les Mamelouks se vendaient au maître qui payait le mieux, ce qui faisait que cette milice était instable, peu sûre.
Les beys pressuraient la population, ils « pillent L’Egypte » pour avoir de quoi rétribuer le plus grand nombre de soldats et se protéger des multiples intrigues qui toujours les menaçaient.
Le goût immodéré du luxe chez les puissants était ruineux pour le pays qui devait le payer. Les femmes de cette aristocratie avaient le même goût que leurs époux.
Les Mamelouks dont la plupart provenaient des marchés d’esclaves du Caire étaient circoncis dès qu’ils avaient trouvé acquéreur. Mais ce « baptême » n’en faisaient pas automatiquement des musulmans, aussi étaient-ils regardés par les Turcs comme des renégats, sans foi ni religion. Sans passé, ils n’avaient pas d’avenir.
Ignorants, ils étaient farouches, séditieux, lâches et corrompus, adoptant « le vice honteux » des Grecs et des Tartares que leur avaient enseigné leurs maîtres d’armes. Ce vice d’ailleurs, note Volney, s’est répandu comme une contagion dans les populations du Caire et même chez les chrétiens de Syrie. Jusque dans les bains publics où travaillaient « des masseurs complaisants. »
Ce sont de tels hommes, constate l’auteur, qui gouvernent l’Egypte, ne pensant qu’à leurs plaisirs et à leur fortune, n’ayant aucune vision politique sur la marche de l’Etat.
Au Caire, dit Volney, ni la police ni l’ordre public n’existent (exemple de la femme juive enlevée, au su du Bey, par de jeunes Mamelouks, violée puis rendue à son mari contre rançon.

2 - Observations et commentaires

Le peuple d’Egypte
Le paysan ne travaille que sous la contrainte ce qui explique l’agriculture languissante de l’Egypte. Parce que les Egyptiens ne peuvent jouir en toute sûreté des biens qu’ils produisent, leur industrie demeure embryonnaire et peu développée. Ainsi des connaissances : comme elles ne mènent à rien, on ne fait rien pour les acquérir. Les esprits de la sorte végètent dans la barbarie et les arts ne sortent pas de leur enfance. L’extrême pauvreté des paysans les oblige à ne se nourrir le plus souvent que d’eau, de pain et d’oignons crus. Ils ne mangent pas de viande, ou alors très rarement. Le miel, le fromage, le lait aigre et les dattes sont réservés pour les jours de fête.
Ces campagnards sont vêtus d’une chemise bleue et d’un manteau noir, les bras, les jambes et la poitrine sont nus et la plupart ne portent pas de caleçon.
Ils habitent des huttes de terre étouffantes (chaleur et fumée), mal nourris, sans hygiène, ils « sont assiégés par les maladies. »
Ils sont, de plus, constamment la proie des pilleurs générés par l’état permanent de guerre civile.
Ce sombre tableau de la situation des fellahs dressé par Volney ne se résume pas à la campagne ou aux villages. Il concerne aussi les villes et notamment Le Caire que l’auteur semble avoir bien connu.
On est frappé, dit-il, en arrivant dans la capitale de L’Egypte par son aspect misérable et ruiné. La foule qui s’y presse offre au regard « des haillons hideux et des nudités dégoûtantes. » Et le luxe affiché par certains cavaliers accentue le contraste choquant entre l’opulence des riches et le spectacle horrible de ces misérables.
En pénétrant en ces lieux, on entre, dit Volney, dans le pays de l’esclavage et de la tyrannie. L’arbitraire des puissants y est si grand qu’ils n’hésitent pas à exécuter un homme comme on abat un animal.
A tous ces maux endurés par le peuple, il faut ajouter, apportée de Constantinople, le fléau de la peste qui, comme en 1783, décima une grande partie des habitants du pays. L’année suivante, en 1784, s’ajouta la famine qui emporta autant de monde. Les rues du Caire, dit Volney, se vidèrent. Un sixième de la population de l’Egypte se perdit, soit par la mort, soit par l’exil dans les pays voisins. Volney s’étonne qu’aucun mouvement de révolte n’ait surgi de ces calamités.
L’auteur prévient le lecteur d’un préjugé partagé par les Occidentaux concernant la prétendue prédisposition des hommes des pays chauds à « n’être jamais que des esclaves du despotisme. » Il ne faut pas, dit-il, établir des règles générales à partir de cas particuliers.
Il explique. En Egypte, les vainqueurs ne se sont jamais mêlés aux vaincus (à l’inverse de ce qui s’est passé en Europe), formant des corps séparés aux intérêts opposés. L’Etat, ainsi divisé en deux factions, celle des conquérants qui a toutes les hautes fonctions et celle du peuple conquis qui ne remplit que les fonctions subalternes, se trouve constitué de deux parties étrangères l’une à l’autre. La seconde nourrissant par force la première.
Dans l’Egypte de ce temps, celui où Volney y séjourne, il n’existe pas de classe moyenne (mitoyenne dit Volney) comme en Europe. Là tout est militaire ou homme de loi, c’est à dire faisant partie du gouvernement, ou tout est marchand, artisan ou paysan, c’est à dire le peuple.
Il semble, constate l’auteur, que les tyrans ont comme la science infuse de l’art de demeurer les maîtres.
Le peuple d’Egypte n’attend qu’une occasion, l’aide peut-être d’un pays, pour se révolter car il ne sait comment employer le courage que tout être humain porte en soi.
Le principal frein à cette prise de conscience réside dans le défaut d’instruction de cette société. Son ignorance, aussi bien morale que scientifique, retarde cette explosion. Il n’a pas d’industrie rappelle Volney et son artisanat est défectueux.
Le seul domaine qu’il maîtrise est le commerce, surtout au Caire où toutes les richesses affluent.
La position centrale de la ville en fait un lieu de passage vers l’Arabie et l’Inde par la mer Rouge, vers l’Afrique et l’Abyssinie par le Nil et vers l’Europe par la Méditerranée.
Chaque année, au Caire, arrivent 1000 ou 1200 esclaves noirs et quantité de défenses d’éléphants destinées à l’industrie de l’ivoire installée dans les pays avancés.
Les caravanes de pèlerins se rendant à La Mecque, énormes, contribuent également à la prospérité de la région. Les navires de tous les ports importants y déchargent des flots de marchandises. Mais ces échanges se font au détriment de l’Egypte car ils sont formés de produits finis, manufacturés, alors que les Egyptiens exportent essentiellement de la matière brute, le coton par exemple, transformée ailleurs.
Volney développe ensuite l’idée que le percement de l’isthme de Suez, pour creuser un canal est impossible, malgré les avantages qu’il apporterait à la circulation maritime. Il éviterait en effet le long et coûteux passage des navires par le cap de Bonne Espérance. Il invoque l’ensablement du sol et la nécessité de construire des villes nouvelles, lourdes à supporter financièrement, à chaque extrémité de ce canal.
Le Caire est une grande ville désorganisée, sans aucun plan d’urbanisme. Elle est sillonnée de rues étroites, poussiéreuses et malodorantes, bordées de maisons, fait étrange pour l’auteur, de deux ou trois étages à terrasses « pavées ou glaisées. » Elles n’ont pas d’ouvertures vers l’extérieur : « elles ont l’air de prisons. »
Les quelques fenêtres qu’il a aperçues sont sans verres et dotées d’un « treillage à jour. » Leurs portes d’entrées sont très basses et donnent vers un intérieur mal distribué. Chez les riches, par contre, l’espace est plus aéré et souvent luxueux, mais il n’a rien à voir avec ce que l’on entend par luxe ou confort en Europe.
Le voyageur est surpris, se promenant dans les rues de la ville, par la quantité de « chiens hideux » et des milans qui planent au dessus des terrasses des maisons. A propos des chiens errants, Volney reconnaît leur utilité, ils s’occupent de la voirie, nettoyant les rues des déchets organiques jetés n’importe où par les Cairotes. On pourrait s’attendre, dit-il, a de fréquents cas de rage, mais il semble que cette maladie est complètement absente du pays, même si le mot existe dans la langue arabe et que son origine n’est pas étrangère.
Le chiffre de 700000 âmes qui totaliserait le nombre d’habitants du Caire est réfuté par l’auteur. Volney explique : la ville faisant 3 lieues de circuit, comme Paris pris dans ses boulevards qui est bâti avec des maisons de 5 étages, ne peut avoir le même nombre d’habitants. De plus Le Caire comporte en son centre une multitude de terrains vagues inoccupés. De ce fait, Volney réduit au tiers, 250000, le nombre de Cairotes.
L’Egypte dans son ensemble ne serait habitée que par 2300000 habitants : il justifie ce chiffre en comptant le nombre de villages du pays et en additionnant la moyenne de leurs occupants.
Volney revient sur les maladies qui affectent l’Egypte. Il en dénombre plusieurs et notamment la plus spectaculaire, celle qui s’attaque aux yeux.
Sur cent personnes croisées dans la rue, Volney dit avoir rencontré vingt aveugles, dix borgnes et dix autres avec des yeux atteints. L’ophtalmie touche énormément d’enfants, qu’il n’est pas rare de voir couverts de mouches, ainsi que la petite vérole, une maladie mal traitée et très meurtrière.
Une autre infection est généralisée, constate-t-il, appelée le mal béni ou encore le mal de Naples. La moitié de la population du Caire en est affectée. La plupart des habitats pensent qu’ils l’ont contractée soit par frayeur, soit par maléfice ou simplement par malpropreté. Ceux qui en savent la cause réelle n’en parlent pas par pudeur, le sexe étant un sujet tabou dit Volney, comme tout ce qui a trait à la sphère intime des foyers.
La peste enfin fait d’énormes ravages en Egypte. Mais il est faut de croire qu’elle appartient aux maladie naturelles de L’Egypte. La peste suit le trajet des marchandise venues de Constantinople. Elle s’introduit dans le pays par les ports du pays.
Les autorités turques commencent à s’alarmer de ce fléau qui perturbe le commerce. Elles envisagent, assure Volney, d’instaurer la quarantaine dans des lazarets comme en Europe. Mais la corruption des agents de la douane présage mal du résultat d’une telle mesure. Il donne l’exemple de Tunis où un navire contaminé a pu faire escale après que les douaniers eurent été soudoyés. La peste se déclara dans la ville quelques jours plus tard.
Un passage est réservé aux Pyramides, sur leur fonction et leur présence sur le sol égyptien. Volney recommande au lecteur de ne pas juger selon leurs idées modernes mais selon l’esprit du temps des Pharaons. Les momies, dit-il par exemple, trouvent leur origine dans la croyance que les âmes, après 6000 ans, reviendraient habiter les corps qu’elles avaient quittés.
Volney termine son récit consacré à L’Egypte en nous livrant ses impressions sur les hommes d’Orient.
Il définit ce qu’il entend par :
- les mœurs qui sont des habitudes d’actions et
- le caractère qui est une disposition d’esprit.
Ces traits sont communs, dit-il, à tous les peuples.
Il établit une liste qui distingue de manière visible les Orientaux et les Occidentaux.
- Les Orientaux portent des vêtements longs et amples.
- Les occidentaux des vêtements courts et serrés.
- Les Orientaux sont affublés d’une barbe et leur tête est rasée.
- Les Occidentaux ont des cheveux longs sans barbe.
- Les Orientaux se découvrir la tête est un signe de folie.
- Les Occidentaux se découvrent la tête en signe de respect.
- Les Orientaux saluent droits.
- Les Occidentaux saluent inclinés.
- Les Orientaux s’asseyent et mangent à terre.
- Les Occidentaux se tiennent élevés sur des sièges.
- Les Orientaux ont le visage grave et sérieux.Les Occidentaux sont souriants et gais.
- Les Orientaux écrivent à contre sens des Occidentaux.
- Les mots féminins sont masculins chez les Occidentaux.
- Les Orientaux passent des jours entiers, rêvant et fumant. Ils peuvent rester des jours sans parler. L’art de la discussion leur est totalement étranger au contraire des Occidentaux qui en ont fait un art.
- Les femmes d’Orient ne se montrent pas alors qu’en Europe elles participent à la vie sociale et aux plaisirs de la mixité.
-Enfin, la présence du religieux est ostensiblement présente partout.

Quelques mots sur le voyage en Syrie
Volney quitte l’Egypte et se rend en Syrie, territoire regroupant alors la Palestine, le Liban et l’actuelle Syrie, où il séjourne plus d’un an. Le nom de Syrie, transmis par les Grecs, est une altération de l’Assyrie, précise-t-il.
Fort de son expérience égyptienne, Volney resserre son champ d’observation en dirigeant son regard sur la population. Il se donne comme objet d’analyse aussi bien les Chrétiens que les Musulmans qu’il fréquente indifféremment. La comparaison qu’il est parfois amené à faire des deux communautés se fait le plus souvent au détriment des premiers.
Je retiendrai, en guise de conclusion de ce propos sur le récit de Volney, son appréciation sur certains comportements de la société syrienne, exemplaires selon lui de ce qui caractérise le monde arabo-musulman.
Sont évoqués l’état déplorable des sciences et des arts, l’artisanat exercé de la même façon qu’au temps de l’antiquité, la fabrication grossière des étoffes et des objets domestiques, le traitement des cuirs, l’élaboration des matériaux de construction – ciment ou briques -, l’archaïsme biblique du travail de la terre et l’orge broyée avec « des moulins portatifs. » Aucun surplus dans ce défaut d’industrie car « à quoi servirait-il d’en faire davantage ? » quand on ne peut pas en profiter.
Volney parle ensuite de la musique orientale et des instruments rudimentaires qui la produisent. Il s’aperçoit que pour les Arabes la musique est d’abord vocale et que le chant est extrêmement précis, avec des roulades extraordinaires, supérieures, de son point de vue, aux chants entendus dans les grands opéras italiens.
Les cafés qui n’ont rien à voir avec ceux de France, accueillent des clients à la journée, silencieux et contemplatifs, excellents au jeu d’échec, et seulement à ce jeu, les autres étant prohibés par l’Islam. Friands d’histoires, ils écoutent, quand il s’en présente, des conteurs qui les tiennent en haleine des heures durant. Ces cafés ont l’avantage, dit Volney, de ne pas recevoir les ivrognes, la plaie des auberges françaises.
Du chant, art sacré ou d’agrément, Volney passe à la danse orientale très suggestive qui mime dans ses mouvements les élans amoureux les plus hardis. Cette danse profane n’est plus dansée en Egypte ou en Syrie que par les prostituées. Les hommes ne dansent pas.
Les bains turcs dans lesquels il s’est rendu n’ont pas eu le bonheur de lui plaire : l’attrait du rituel antique de ces ablutions échappe à son esprit éclairé.
Volney aborde enfin le statut de la femme en Orient qui est soumise à une lecture rigoureuse des préceptes du Coran. Dépendante à vie de l’homme, la femme n’a aucun droit. Enfermée dans sa maison ou son voile, elle peut partager dans certains cas la couche de son maître avec d’autres épouses, trois précisément selon la tradition, en dehors des maîtresses choisies parmi les esclaves.
Volney modère cet apparent privilège des hommes. Actifs dès leur plus jeune âge, dit-il, ils deviennent pour la plupart impuissants à trente ans. Ils sont en plus confrontés aux rivalités et à la jalousie des femmes qui empoisonnent l’atmosphère de ces familles « élargies ». A tous ces problèmes, Volney ajoute le prix des cadeaux qu’ils distribuent pour assurer « la paix des ménages. » Les femmes en profitent pour se constituer, dans l’éventualité d’une répudiation toujours envisageable, un capital qui leur demeure acquis par la loi. Elles peuvent ainsi, dit Volney, se trouver un autre mari plus facilement.
Volney précise que si les jeunes filles sont très surveillées par les membres de leurs familles - père, mère ou frère - les femmes mariées ont dans les villes, si elles le décident, beaucoup de facilités pour prendre un amant, paradoxalement grâce à l’anonymat procuré par le voile.
Au bout du compte Volney avoue ne pas envier le sort de ces hommes couverts de femmes mais qui passent leur temps à les surveiller.
Le Voyage de Volney est un compte rendu rédigé par un homme influencé par l’esprit du siècle des Lumières.
Volney, ami de Voltaire et partageant ses idées philosophiques, s’attache dans une narration austère à décrire l’état physique de l’Egypte : le Nil, fleuve mythique, la nature du climat et des points anecdotiques comme l’évocation de ce fameux vent, le Khamsin, que tous les voyageurs rencontreront à un moment ou à un autre de leurs pérégrinations. Il ne suit pas, écrit-il dans sa préface, « la méthode ordinaire des relations, quoique peut-être la plus simple (…) J’ai rejeté, comme trop longs, l’ordre et les détails itinéraires, ainsi que les aventures personnelles ; je n’ai traité que par les tableaux généraux, parce qu’ils rassemblent plus de faits et d’idées, et que dans la foule des livres qui se succèdent, il me paraît important d’économiser le temps des lecteurs. »
L’auteur consacre plusieurs chapitres aux Mamelouks quand il s’attaque à l’analyse de la vie politique du pays et offre des renseignements précieux sur leur organisation. Volney réfrène tout enthousiasme romantique, et il le fait sans trop d’effort, car l’Egypte ne le séduit guère. Il écrit : « Nul pays d’un aspect plus monotone ; une plaine nue à perte de vue ; toujours un horizon plat et uniforme ; des dattiers sur leur tige maigre ou des huttes sur des chaussées… Nul pays n’est moins pittoresque, moins propre aux pinceaux des Peintres et des Poètes. »
Mais il observe aussi, de manière prémonitoire : « Si l’Egypte était possédée par une Nation amie des beaux-arts, on y trouverait, pour la connaissance de l’antiquité, des ressources que désormais le reste de la terre nous refuse ; peut-être y découvrirait-on même des livres (…) C’est à ce temps, moins éloigné peut-être qu’on ne pense, qu’il faut remettre nos souhaits et notre esprit (…) c’est peut-être encore à cette époque qu’il faut remettre la solution des hiéroglyphes, quoique les secours actuels me paraissent insuffisants pour y parvenir. »
Vivant Denon, à la veille de son départ avec l’armée de soldats et de savants de Bonaparte, se souvient de ces remarques. Le futur Empereur aussi qui pensait que Le Voyage… était « à peu près le seul livre qui n’eût pas menti. » sur l’Orient.
On peut croire qu’il s’en est servi dans sa stratégie de conquête de l’Egypte.

Constantin François Volney

Constantin François Volney

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