Guermaz : Je est un autre
Abdelkader Guermaz, le peintre à la double palette et aux centres d’intérêts affirmés (son goût pour la musique et notamment le piano qu’il pratiquait, son attachement à l’écriture), tente de réunir dans sa démarche solitaire - il ne fait partie d'aucune école, d'aucun cercle - le concret du monde et les richesses de la mystique soufie qui le nourrit depuis son enfance algérienne.
A Oran où il travaille au quotidien progressiste Oran Républicain (interdit de parution en 1961) et où il expose régulièrement à partir des années 40 à la Galerie Colline, la guerre d’indépendance débutée en 1954 atteint son paroxysme en 1960 avec l’avènement de l’OAS. Il devient alors dangereux pour un Algérien, artiste de surcroît, de s’aventurer dans les quartiers européens. C’est pourquoi, grâce à l’aide de ses amis de la Galerie qui ont pu lui obtenir une bourse d’étude, Guermaz embarque au printemps 1961 pour Paris qu’il ne quittera plus.
A Paris, Isabelle Rouault (1910-2005), la fille du peintre, met à sa disposition une chambre-atelier située idéalement rue Quai du Louvre où il entreprend d’édifier, toile après toile, une oeuvre majeure aux « fondations solides » sans quoi, dit-il, « rien ne peut se faire, rien ne peut tenir. »
Très vite soutenu à Paris par la Galerie Entremonde qui le parrainera jusqu’à sa fermeture en 1981, Guermaz connait un début de reconnaissance et suscite l’intérêt de critiques et de collectionneurs. Il expose en France et à l’Etranger. Sa production d’alors, régulière et sereine, se partage entre abstraction et figuration, deux pôles parents par leurs traitements mais éloignés dans leurs finalités. On peut dire, pour souligner la stimulante complexité de son travail, qu’il y a un Guermaz faussement abstrait qui se repose sur un alter ego faussement figuratif.
Le soin qu’il met à préparer sa toile au grain choisi, la minutie avec laquelle il l’habille de touches de couleurs, participe du processus créatif de l’artiste et du résultat qui en découle. A l’inverse de certains peintres qui se fient parfois au hasard, à un geste pictural qui leur échappe et qu’ils s’approprient, Guermaz affirme dans une interview que chez lui rien n’est fortuit et que sa peinture est d’abord pensée, longtemps réfléchie et qu’elle reflète l’exacte image mentale qu’il s’est donné pour tâche de réaliser. Ce qui explique, dit-il encore, la rapidité avec laquelle il exécute ses œuvres puisque tout a été décidé en amont lors de ses promenades ou sur un banc du petit parc près de chez lui. Par cette confidence Guermaz semble dire qu’Intention vaut Réalisation - ce qui peut paraître surprenant à entendre de la part d’un tel artiste.
Guermaz avoue que la dépense d’énergie que nécessite sa réflexion - c’est-à-dire son inspiration à l’épreuve du doute - dans la conception de ses toiles exige de lui qu’il s'accorde des moments de pause pour retourner au pur plaisir de peindre. Si ses tableaux abstraits font l’objet de recherches et inspirent de nombreux articles ses toiles figuratives – celles du délassement, du répit - sont injustement ignorées par la critique contemporaine.
Les paysages et les scènes de genre dépouillées de Guermaz, que l’on a rapproché du Réalisme poétique des année 30-50, occupe pourtant une place importante dans son travail et accompagne tout au long de sa vie de peintre, et l’éclairant, l’autre versant de sa production. Les moments de repos qu’il s’octroie ne sont pas des moments creux. Comme l’écrivain, le poète ou le musicien, le peintre ne s’absente jamais de son état d’artiste – le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas.
Si l’on observe l’évolution de sa peinture on s’aperçoit que le style de Guermaz est présent de façon évidente dès ses premières œuvres. Ainsi dans une toile non titrée de 1950 représentant un village labyrinthique aux maisons en forme de cubes ocre clair coiffés d’un ciel uniformément gris/bleu, une silhouette de femme blonde accompagnée d’un enfant occupe, au milieu d’arbustes bruns et verts et des masures au toit plat, le premier plan de la scène d’où le temps semble s’être retiré. Solitude et silence. Le même thème se retrouve dans une suite de tableaux des années suivantes qui nous montre des natures mortes aux fruits ; des vases noirs, roses, blancs à fleurs éclatantes ; des jardins et des chaises matissiennes bleues, noires ou couleur bois usé éternellement inoccupées ; des parasols à larges rayures plantés dans le sable de plages sans soleil ou posés sur les terrasses de cafés, mais aussi des femmes anachroniques au corps longiligne figées dans un halo de silence. Deux nus se démarquent de ce petit peuple sans visage, Femme nue au bouquet (1950) qui, vue de trois quart dans un décor aux couleurs passées, s’affaire à ranger un bouquet sur une commode et La femme de dos (1994), affublée d’un énigmatique article défini, se coiffe dans la lumière du matin devant un miroir ou plus surement une fenêtre grande ouverte sur jour neuf.
De ces morceaux de réalité Guermaz « fabrique » autant de Signes plastiques (1990) qui apparaissent de manière récurrente dans l’ensemble de son œuvre.
La plage et les scènes d’intérieur peintes par Guermaz nous révèlent un peintre ennemi du bruit et de l’agitation et se plaçant à distance de ce qu’il peint. Dans des tonalités neutres aux contours peu marqués le monde qu’il nous soumet frappe par son immobilité, son absence de chaleur et un sentiment d’incommunicabilité. La plage gélifiée (1976), les baigneuses et baigneurs de Plage déchiffrable (1982) assis sur un sable aux divers gris bordant une langue de couleur non mimétique noire figurant la mer que recouvre un ciel gris sombre, évoquent l’idée d’un effacement au monde, une dissolution de l’être dans ce paysage quasi monochrome. Ce sentiment d’absence au monde est repris dans Les fauteuils (1993) où les personnages, un homme et une femme, sont relégués aux bords extrêmes du tableau séparés par le centre vide de ce non lieu blanc que délimitent les fauteuils et la rangée d’arbres suspendus au haut du cadre. A l’incommunicabilité s’ajoute ici la mémoire réifiée - ou amputée comme pouvait l’être le bras de Cendrars ou d’Issiakhem - qui signe la victoire des choses, enjoignant à celui qui semble avoir déserté son histoire de rendre compte de la mise à l’écart de son pays natal dans son œuvre - à l’exception peut-être de Marché (1954) et Terre d’enfantement (1978).
On a parlé d’un Guermaz mystique, en quête d’absolu, d’un Guermaz désincarné à la pensée dense et d’un esprit de haute culture maniant avec finesse la rhétorique plastique, aimant Venise et la musique de Debussy mais on évite d’évoquer la longue traversée de sa vie d’homme né indigène dans un pays colonisé. Cet énorme trou biographique est comblé me semble-il par les allusions picturales de ses tableaux figuratifs qui référent à un univers qui n’est pas sien – ou alors il l’est, il l’est par effraction – et où la figure humaine représentée sur la toile va en s’estompant au fur et à mesure qu’il avance dans son œuvre. Jusqu’à sa disparition. Il y aurait là matière à chercher et à dire sur l’amnésie volontaire ou non de l’un des premiers grands peintres Algériens et interroger le blanc de la panne mémorielle de certaines toiles des années 1980.
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-- Amicale pensée à Pierre Rey Président honoraire de Cercle des Amis de Guermaz qui m’a si bien reçu chez lui à Paris.
-- Merci au Cercle des Amis de Guermaz et à leur patient travail dans l’élaboration du Catalogue Raisonné d’Abdelkader Guermaz.
-- Les illustrations figurant dans ce texte sont tirées du Catalogue Raisonné toujours en chantier.